Chapitre 17 (3/4)
Claire était un otage. Un pion dans un jeu de confiance non réciproque.
Elle ne l’avait pas compris au premier abord. Assise dans son coin, elle laissait ses compagnons se disputer avec de vives gesticulations. Elle ne comprenait pas un traître mot de ce qu’ils racontaient, mais il n’était pas difficile de deviner que Caitlin s’en prenait plein la tronche. Bien fait pour elle. Là encore, elle regretta sa nullité absolue dans les langues. Toutes ces années d’apprentissage théorique pour finalement se noyer dans la pratique. Elle était dans l’impossibilité d’amorcer la discussion sans avoir recours à un vocabulaire aussi ras des pâquerettes que « Where is Brian ? Brian is in the kitchen ».
Caitlin se faisait encore sermonner par Stephen. Kiernan s’installa à côté d’elle. Prudemment. Il s’éclaircit la voix, confus.
— Hem. I’m Kiernan. Sorry about that. Caitlin has trust issues. Problems, expliqua-t-il, désireux de se faire comprendre.
Le visage de Claire devait révéler son état d’esprit : ce n’est pas tant le terme de « problems » qui échappait à sa compréhension. Plutôt « trust ». Quèsaco ? Manque de chance, c’était l’élément clef. Elle décida d’interroger Caitlin elle-même ?
— Why did you do this?
Caitlin la jaugea, elle et son pathétique accent.
— We are in the same team, insista Claire.
— Same team? Sure, ricana Caitlin. You’re not in ours. The guy who attacked me there, was. Funny, right?
Ils avaient raté l’occasion d’une présentation normalisée en douceur. À cause de Bastien, pour ne pas changer. Mais tellement plus originale comme entrée en matière.
— My brother did a mistake. He thought you were…
— I know what he was thinking. I thought the same at first. Still, I’d have run him over and tear his heart apart if I had the chance. And he would have done the same. What kind of team is this to you?
— Caitlin! Shut the fuck up!
— So… why did you take me?
— She wants to make sure they come for us while trying to get you back. She has no trust in any team. Right, Cate?
Si ces propos la touchaient, Cate ne le montra pas.
— Not even Garance? I thought she was your friend. No? She never leave… left you here.
Caitlin eut une moue réprobatrice avec un tout autre avis.
— She had no choice back then. Lucas was the one who could take her back home. And I trusted him, since he owed us. A lot. Now there are two more of you like him, so she doesn’t need him anymore, does she? And she doesn’t care for us either.
We don’t have someone like her on our side. But they can’t return home without you. They need you and they care for you.
Kiernan croisa ses mains derrière la tête.
— Here we go again. Don’t mind her, kid; she’s just insane, marmonna-t-il, acerbe.
Claire avait enfin saisi le sens du mot « Trust ». Caitlin avait de sérieux problèmes dans la confiance qu’elle accordait à ses partenaires. À ses yeux, Claire était la seule garantie de leur retour. C’était ridicule. Kiernan avait raison, elle ne tournait franchement pas rond.
— We don’t want to leave you behind. Don’t… Don’t you trust me?
— Don’t you trust me? lui renvoya Caitlin.
« Non mais t’es pas bien ? Tu as failli arracher le cœur de mon frangin. Pourquoi je te ferais confiance ? ».
Caitlin dut lire sa réponse dans sa physionomie puisqu’elle libéra un petit gloussement désabusé.
— See? That’s how trust really works. It can’t be unilateral. I’ll trust you when you’ll prove to me you can be trusted. That’s how we survive in this world.
— That’s also how we kill each other in this world, murmura Kiernan à Claire. Claire sourit. Cate haussa les épaules et alla s’asseoir à l’opposé, le plus loin possible d’eux. Stephen la suivit des yeux d’un air féroce.
— So… Why did you follow this guy?
— He was the only one who could see us without Cate. That pissed her of, she wanted to know the reason so badly.
— Cate hates when she doesn’t get it, remarqua Stephen comme si l’intéressée n’était pas là. She decided we had to talk to him but he wouldn’t, we tried, countless times. He was afraid of us. And I have to say… Our French sucks.
Qu’ils se rassurent, son anglais aussi.
— Thought we were some kind of ghosts. Therefore she needed Garance – prononciation à l’anglaise, comme de bien entendu : un veritable massacre – or one of you to talk to him for us.
— Someone just like you. You’re skilled.
— Euh… If you say so.
Claire se rengorgea. Elle n’avait pas englobe tout le compliment, sans doute à double tranchant, mais il lui remontait le moral à l’instant présent.
— It’s all about these mirrors, you see. Apparently.
— We know, soupira Stephen. This guy didn’t ask for anything. Neither we. But Caitlin is…well, Caitlin. Determined. Nothing can stop her if she decides so.
— My brother is the same. And he brings a lot of troubles.
— Tell me about it. Maybe that’s why he’s on our team.
— Maybe he’s not. He might not depend on a single mirror just like the rest of us. You heard Garance, no?
Kiernan jeta à Claire un regard inquisiteur et se lança dans un laïus exalté. Beaucoup trop rapide pour que Claire puisse suivre. « Family », « Mirror », « Him » furent les seuls mots qu’elle distingua dans la mêlée. Stephen parut contrarié de sa théorie et le renvoya dans ses buts. « Her brother », ce fut tout ce qu’elle comprit.
— What did you say?
— Nothing, répondirent-ils en chœur.
Ce qui signifiait tout le contraire. Claire n’insista pas. Elle ne voulait pas jouer la carte de l’insolence avec eux. Et un solide mal de tête s’installait tel un étau oppressant. Le brouillard s’y intensifiait. Alors, dès qu’elle entrevit une percée, elle s’y jeta la première, en parfaite imbécile. Elle se sentit chuter. Elle roula sur l’herbe, toute étourdie.
— Aïe ! piailla-t-elle.
Une main se tendit.
— Décidément, même tomber tu ne sais pas faire, nota Florian en la relevant.
— Où… où on est ?
— C’est marrant, j’espérais que tu me le dises. Tu vas bien ? Ils ne t’ont pas martyrisé ? lui demanda-t-il en l’inspectant de long en large.
— N’exagère pas non plus, tu vois bien que je n’ai rien !
— Et Caitlin ? Elle ne t’a rien fait non plus ?
— J’étais sa monnaie d’échange, alors non.
— Sa quoi ? gronda Florian qui espérait que Garance ait mal compris les intentions de Caitlin.
Claire se mordit les lèvres. Sa monnaie d’échange qui venait de se tirer sous ses yeux, en l’abandonnant sur place. Autant pour la confiance. Mince.
— Il faut que j’y retourne. Ah, je suis vraiment une idiote ! Je suis désolée, c’est encore ma faute. J’ai suivi ce parcours sans savoir de quoi il s’agissait, j’avais trop mal, mais après le chemin s’est interrompu et je n’ai pas eu d’autre choix que de lâcher prise et bien évidemment je t’ai enlevé ici, sans ta permission, à cause de cette fichue insolence. Pourquoi m’as-tu parlé de cela, aussi ? Je suis une crétine, quelle idée j’ai eue de t’impliquer dedans ! Et Caitlin qui est restée derrière avec son groupe… Et les autres, que vont-ils devenir, les autres ? Je ne sais pas où on est, ni comment faire demi-tour et encore moins comment joindre Arthur, et si…
— Stop, ralentis ! Ce n’est pas avec des allers-retours que tu règleras le problème. Je t’interdis de t’excuser… ou de pleurer, tu entends ? Tu me fais peur quand tu fais cela, ce n’est pas ton genre.
Maladroitement, Florian l’attira à lui pour la frictionner vigoureusement.
— On va dénicher la solution vite fait, comme d’habitude. Et puis, la bonne nouvelle, c’est qu’on est revenus dans le monde réel toi et moi. Mathieu n’est pas là, et pourtant on a un superbe paysage coloré et des êtres vivants. Je te garantis qu’il y a un troupeau dans le coin, j’entends les cloches d’ici.
— On est revenus sur le plancher des vaches, perdus en pleine campagne, chouette.
— Là, je te retrouve. On n’a qu’à marcher dans cette direction, on finira par trouver quelque chose.
— Et les autres ? reprit-elle. Comment vont-ils sans sortir ?
— Exactement comme nous ! Garance peut très bien se débrouiller sans nous et faire appel à Lucas ou à Thomas, t’en fais pas pour cela. Pour eux, ce n’est pas la première fois.
— Vous avez retrouvé Arthur ?
Florian trébucha, mal à l’aise.
— Pas encore. Mais c’est peut-être déjà fait à l’heure qu’il est. Clément est avec lui, il ne risque rien.
— Il y a quelque chose qui ne va pas avec lui, ce n’est pas normal, gémit Claire. Il a un problème, c’est certain. Cette trajectoire… Je crois qu’elle venait de lui, mais elle était tellement… tellement fouillis, comme s’il ne contrôlait rien. Ou comme s’il s’était perdu dans la bilocation. C’est impossible, il ne peut pas se perdre, hein ? Ça ne va pas s’il se perd.
— Une chose à la fois, ajourna Florian pour ne pas céder à l’affolement. On va d’abord avancer, on avisera ensuite. Allez, viens.
Claire se laissa entraîner. Enfin, non, il dut plutôt la traîner sur plusieurs mètres avant qu’elle ne consente enfin à marcher d’elle-même.
— J’ai l’impression qu’on tourne ne rond.
— Raconte pas de bêtises, il n’y a pas plus droit comme sentier.
— Je te parle de notre situation en général. On tombe toujours dans les embrouilles et ça n’en finit jamais. On tourne en rond sans en voir le bout. Connerie, baston, attaque. Attaque, embrouille, connerie, baston. On répète le schéma et on enchaîne à nouveau pour un autre tour. Voilà ce qu’est devenue notre vie. Et dans quel but ? Tu ne te l’es jamais demandé ?
— Là, tout de suite, je me demande si tu n’es pas mûre pour aider Cécile à finaliser son projet artistique. Vous avez le même concept dépressif toutes les deux.
— On dirait que tout était lié, programmé même. Il y a un malade derrière tout cela, un fou aux commandes. C’est exactement comme un mécanisme. Un mécanisme infernal dont on serait les jouets, continua Claire. On ne serait que des automates sans aucune liberté, manipulés par des ficelles tirées par des monstres. Comme des boîtes à musique.
Florian, qui ne l’écoutait que d’une oreille distraite, pila.
— Répète ce que tu viens de dire ?
— Quelle partie ? Comme des boîtes à musique ? Les automates ? Ou le mécanisme ?
« Car les automates
Ne sont que des boîtes
Des roues des fils des poulies
Clic, clac ! ».
Un engourdissement lui traversa le corps de haut en bas.
Une de ses petites sœurs courait vers lui, précédée du halo du soleil couchant, quelques marguerites à la main. Au milieu de ces couleurs chatoyantes, il ne parvenait pas à distinguer ses traits. Laquelle était-ce ? Si les contours voulaient se préciser un peu…
Non ! s’écria la Voix, le repoussant avec violence en lui-même.
— Florian ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Claire le soutenait, inquiète. Florian étouffait. Et il ne savait pas pourquoi.
— Oho. C’est à cause du lac, c’est ça ?
Quel lac ? Il ouvrit les yeux et déglutit. Le chemin formait un coude audacieux qui offrait une vue dégagée et imprenable sur un vaste lac en contrebas.
— Ce n’est pas grave, on va juste continuer par-là, décréta Claire en se plaçant entre Florian et le superbe panorama. Fais juste attention où tu mets les pieds. Ne regarde pas en bas !
Florian se força à s’arracher au spectacle… pour se retrouver dans le collimateur d’Elena. Posée au milieu de la voie, elle le bravait de son joli visage candide. Florian flancha.
— Qu’est-ce que je te disais ? C’est un coup monté, couina Claire dans son dos.
Florian était d’accord. Il était piégé entre Charybde et Scylla, le marteau et l’enclume.
— Florian. Ferme les yeux. Ne la regarde surtout pas.
— Et pourquoi pas ? Ça ne lui rappelle pas des souvenirs ?
Le sourire d’Elena s’élargit.
Florian était tétanisé par la peur. Claire propulsa son désespoir sur un cri qui déchira le voile de sa conscience.
Oh, qu’est-ce que… ? Elle perdait la boule. Mais elle n’avait rien à perdre.
« La confiance est réciproque. C’est comme cela qu’elle fonctionne ». Là, sur le moment, elle choisit d’accorder sa confiance à Garance.
Claire tira sur le bras de Florian à l’en déboîter. Florian s’ébranla sous le choc.
— Dis, tu as confiance en moi ?
— Quoi ?
— Regarde-moi. Ici ! lui imposa-t-elle. Tu me fais confiance ?
Florian posa ses yeux sur Claire et considéra les faits. S’il lui faisait confiance ?
Oui.
Bien sûr que oui. Une part de lui-même donnerait sa vie pour Claire. Et l’autre la suivrait sans trop d’états d’âme. Sans l’avoir prémédité, Claire était devenue une autre petite sœur à protéger, une sœur avec laquelle il se disputait, philosophait ou plaisantait. Une sœur pour qui se battre. Florian inspira profondément, carra ses épaules, faisant enfin abstraction d’Elena.
— Sans hésiter.
— Alors quand je te le dirais, tu sautes dans le lac.
Ou pas. Oubliez tout ce qu’il vient de dire, ça ne compte pas. Il n’était pas trop tard pour faire machine arrière, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas que je ne te fais pas confiance…
— Saute ! cria Claire en joignant le geste à la parole. Et en les précipitant tous les deux dans le vide. Florian s’affola et sous l’impulsion, lâcha la main de Claire. L’eau froide qui se refermait sur lui le frappa. Épouvanté, il battit des jambes et des mains sans parvenir à retrouver les mouvements familiers qu’on avait réussi à lui inculquer tant bien que mal, après beaucoup d’acharnement.
Il se noyait. Pour de vrai. Alors que la terre n’était qu’à quelques brasses, il allait couler. Claire s’était enfuie. Il ouvrit la bouche pour crier et de l’eau infiltra ses poumons.
Florian se figea et se laissa tomber comme une pierre. Son pied racla la vase et toucha le fond. Qu’importe. Il se maintenait entre deux eaux, flottant dans l’espace infini du lac. Il était enfin à sa place, il allait enfin connaître le dénouement.
Il fut donc un peu dépourvu et un rien frustré quand il se retrouva à tout expulser, chacune de ses expectorations lui arrachant une douleur lancinante encore plus profonde que la précédente.
— On dirait bien qu’il va survivre ! constata joyeusement Mathieu pour dédramatiser en lui administrant de grandes claques dans le dos.
— Pourquoi as-tu lâché ? J’ai dû rebrousser chemin à mi-parcours, j’ai cru que je ne te retrouverais jamais !
Claire était trempée. Ses vêtements plaqués contre son corps frêle, ses cheveux dégoulinants en algues lui donnaient une apparence de noyée.
— J’ai… j’ai paniqué.
— Crétin. Tu trouves cela drôle, de faire pleurer les filles ?
Elle était en larmes.
— On dirait bien, oui. Aïe !
Claire le bourra de coups de poings douloureux dans l’estomac et s’enfuit. Pour de bon, cette fois.
— C’est sa façon de s’assurer que tu resteras en vie, clarifia Mathieu en lui tendant une serviette. L’eau était bonne ?
— Vaseuse. Minute. On est…
— Dans ton futur appart, oui.
Florian en laissa retomber sa serviette.
— Qu’est-ce que tu me chantes ?
— Ça te dirait d’emménager avec moi dans la villa Carpentier cet été ?
Florian analysa son visage et pâlit.
— Tu es sérieux.
— Et pourquoi je ne le serais pas ? Franchement, la maison a beau être grande, le loyer n’est pas énorme en comparaison. C’est plus une participation symbolique en vrai, vu que cela arrange la famille de Lucas qu’on occupe les lieux.
— Pourquoi tu me proposerais d’emménager avec toi ? Je suis le petit ami de Chloé !
— Je suis au courant, merci, et je m’en fous totalement. Je ne t’ai jamais tenu responsable de quoi que ce soit si tu veux savoir, c’est nous qui nous sommes éloignés de Chloé et non l’inverse. Même si, pour être honnête, elle a peut-être perdu au change, lui signala-t-il en toute dérision. Mais à part ça, je n’ai pas d’a priori sur toi et je te connais assez pour savoir que tu es réglo en tant que futur coloc. Plus, tu as gagné pas mal de points dernièrement avec Claire et Bastien. Assez pour qu’ils te fassent enfin confiance. On peut donc en conclure que je peux t’utiliser à mes fins.
Florian était pantois. Il ne pigeait pas.
— C’est pour moi que je te fais cette proposition. Je me voyais mal intégrer cette grande suite à moi tout seul. On n’aurait que la salle de bains à se partager, et tu aurais quand-même de la place pour t’étaler. Bon, cela dit, il faudrait que tu acceptes de venir t’installer chez les fous et de supporter l’humeur de Léane. Et de Rémi. Ce qui n’est pas gagné. Mais c’est aussi pour cela que la maison est grande.
[…] De quoi parlait-il ?
— Je crois que je vais te laisser réfléchir, le temps que tu imprimes, rigola Mathieu. Je vais te chercher un change, tu peux attendre ici une seconde ?
— Je… Bien, d’accord. Et Arthur ? Clément ? Ils sont rentrés ?
— Non, grimaça Mathieu. Garance écume encore. Elle va finir par les récupérer. Elle y parvient toujours. Mais ce serait bien qu’ils la contactent de la même façon que Claire l’a contactée pour obtenir le plan. Ça nous avancerait beaucoup. Connaissant Clément, c’est assez inquiétant cette absence de réponse.
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