Chapitre 18 (5/5)
— Je l’ai trouvé sur le site en ligne des Archives départementales. C’est un acte de mariage.
Cécile déposa la photocopie de l’acte sur la table et tous s’y penchèrent avec avidité.
— Alors ?
—Alors on a de la chance, c’est beaucoup plus lisible que sur d’autres actes. L’écriture est plus soignée.
— Je confirme, j’ai vu pire en cours de paléographie. Encore heureux qu’il date de 1920, celui-là !
— Tu as pris Paléographie ? Sans blague ?
— Une option en licence, témoigna Mélissa en étudiant l’acte. C’est bien ce que je pensais, la confusion entre les deux est parfaitement possible en effet : vous voyez, même la signature n’est pas nette.
— C’est un « u » là, je crois, tenta Thomas.
— Mais non, justement c’est un « n » ! s’énerva Cécile, sur les nerfs. Il est à mon nom cet acte, « Mansel » ! Pas « Maurel » !
— Perso, je comprendrais que la confusion soit possible avec ce genre de calligraphie. Les « u » ressemblent à des « n » et un « s » mal fermé peut facilement passer pour un « r ». Il y aurait pu avoir une interversion des lettres à un moment donné au fil des ans. Surtout si c’était encore plus difficile à déchiffrer auparavant.
— Vous partez en plein délire, chevrota Cécile. Nos noms sont similaires, et après. C’est le cas de beaucoup d’autres noms de famille. Ça ne veut rien dire du tout. Ce n’est qu’une coïncidence, argua-t-elle, peu convaincue de ce qu’elle avançait.
— On en a déjà parlé. Les coïncidences, ça n’existe pas !
Après l’évènement du mariage, le qui-vive, telle une fourmilière en effervescence. On avait décrété la chasse aux « coïncidences » qui s’amassaient à la chaîne, afin de résoudre le fin mot d’une sordide enquête familiale. À la lumière de cette découverte, on repassait tout au crible de ce filtre. Même les détails les plus anodins étaient susceptibles de constituer des preuves abondant dans ce sens. C’est pourquoi la comparaison entre deux noms semblables était loin d’être anodine. Surtout quand leurs porteurs se rattachaient au même miroir, comme par hasard.
— Je vous l’avais bien dit que tout était lié aux miroirs, c’était mon opinion depuis le début ! Par contre, cette histoire de familles, c’était l’hypothèse de Kiernan, reconnut Mélissa dans une moue. On n’a plus qu’à lui dire qu’il avait raison sur toute la ligne. Trois miroirs, trois familles. Ça tiendrait la route.
— C’est un jeu pour toi ? Tu sais de quoi tu parles ? C’est du n’importe quoi !
— Holà, on se calme ! intervint Mathieu. Cela dit, je rejoins Bastien là-dessus, on ne peut pas tous appartenir à une même famille selon ces miroirs. Qu’Arthur et Florian le soient, d’accord. Mais de là à tout mettre dans le même sac à cause de cela, c’est exagérer. Si c’était vraiment le cas, on aurait fini par le découvrir bien avant. Surtout à sept. On est tous pratiquement de la même génération, enfin !
— Je comprends que tu paniques, je ressentirais la même chose à ta place, sourit Garance en plaquant un petit sourire sur son visage pour donner au change. Appartenir à la même famille que Léane ? La cata assurée.
— Te supporter n’est pas non plus une sinécure ! répliqua Léane. Non, mais c’est vrai, la théorie de Kiernan ne tient pas debout, excuse-moi Mel’. Ce ne serait pas logique, pour ne citer que Bastien et Claire en exemple.
— Oui, enfin, s’il y en avait une, de logique, on ne serait pas là à en discuter, de base.
— Ça suffit ! tonna Lucas.
Lui qui les écoutait gravement sans participer au débat, toujours sur la réserve pour ne pas s’immiscer, s’animait enfin, violemment.
— On tourne en rond avec vos idées stupides ! Ça ne s’arrêtera jamais ! On doit se débarrasser de ces miroirs, un point c’est tout ! Ils attirent le mauvais œil, cette histoire est un véritable traquenard depuis qu’on les a découverts !
— S’en débarrasser ne règlera pas forcément le problème. Ce n’est pas parce qu’on enterre le problème qu’il n’existe pas. C’est inutile de se voiler la face.
— J’en suis tout à fait capable, tu vas voir ! Je n’ai jamais été superstitieux mais il y a des limites à ce que je peux endurer. Surtout dans ma propre maison.
— Qui n’est pas vraiment la tienne, rappela Léane, perfide.
Bastien se leva, l’acte entre ses mains.
— En tout cas, je connais quelqu’un qui pourrait creuser un peu cette similitude au niveau des noms. Et effectuer quelques recherches généalogiques à notre place si nécessaire, dit-il à contrecœur.
— Ah, voilà enfin une remarque constructive qui mène à quelque chose, se réjouit Clément. Et c’est qui ?
Bastien froissait la photocopie, l’air sinistre. Il tâta le terrain du côté de Claire, ennuyé. Claire, qui le voyait venir, enfouit son visage dans ses mains, dépitée.
— Mon père.
C’était évident, la rancune était un des points faibles des Bral, et pas des moindres. Bastien et Claire s’étaient laissés persuadés que leur père n’existait que pour leur pourrir la vie. La distance qu’ils avaient soigneusement entretenue au fil des ans était toujours aussi profonde. Bastien l’admettait, peut-être qu’au fond le jugeaient-ils en unique coupable de cette affaire. À leurs yeux, il était responsable du naufrage familial. On ne pouvait en rejeter la faute sur Alec, Alain Bral endossait donc ce rôle de bouc émissaire. C’était immérité cette rancœur, mais ils n’y pouvaient rien, encore malmenés par leurs émotions d’enfance qu’ils trainaient derrière eux comme un boulet.
Il résidait en banlieue, ni trop près, ni trop loin, gravitant en orbite, au cas où ses enfants auraient un jour besoin de son aide et de son soutien. Ses enfants n’avaient jamais réclamé de sa part ni aide, ni soutien. Leur indifférence insensible suffisait à alimenter leur colère. Renouer une relation étroite avec leur père revenait à admettre qu’ils s’étaient enferrés dans une terrible erreur judiciaire et ils ne pouvaient s’y résoudre. Alors ils préféraient faire l’autruche et maintenir le statu quo.
Au bas de l’immeuble, ils n’osaient pas sonner. Leur père leur avait pourtant assuré qu’il avait du temps libre à leur consacrer et qu’il était prêt à les recevoir. Comme s’il n’attendait que cela. Ils se tenaient là, intimidés. Incommodes ensuite dans le salon encombré. Manifestement, le père non plus ne savait pas où se mettre ni par où commencer. Être gêné devant ses propres enfants… Pour sauver la face, il entama une conversation à bâtons rompus avec Mathieu, sur ce qu’il devenait depuis le temps, sur l’état de santé de ses parents qu’il avait toujours appréciés, de charmants voisins vraiment. Il lorgna furtivement les statues de sel censées représenter ses enfants. Embarrassé.
— Et que devient cette petite qui s’invitait toujours chez nous, elle aussi ?
— Ah, Chloé ? Elle va bien. On la voit encore. De temps en temps…
Voilà. Mathieu avait fini par épuiser tous les sujets possibles. Coincé entre le marteau et l’enclume, il n’avait pas la position la plus confortable, lui non plus. Il avait beau leur faire les gros yeux, ses amis ne bougeaient pas. Claire se morfondait dans la contemplation des platanes, Bastien dans celle des cadres photos. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre.
— En fait Monsieur, si nous sommes venus vous voir, c’est pour vous demander votre aide sur un projet. Nous aimerions retracer l’historique de la modification d’un nom dans le temps. Et Bastien a pensé à vous.
— Je vois. Vous vous intéressez à moi en tant que généalogiste chevronné, constata l’homme d’un air chagriné. « Et en tant que père ? », semblait-il s’interroger.
— Tu peux le faire, oui ou non ? s’impatienta abruptement Bastien.
Mathieu ferma les yeux. Brièvement.
— Eh bien, oui, ce serait possible, mais il me faudrait plus de détails avant tout. Quel est le nom concerné, par exemple, déclara Monsieur Bral, décontenancé.
— Il y en a deux en fait. « Maurel » et « Mansel ». Ce sont les noms de famille de deux de nos amis. Comme vous le voyez, ils sont assez semblables et on voudrait creuser la question. Par simple curiosité. Parce que cela nous intrigue.
— Aha… Le généalogiste chevronné était piqué au vif, dans son terrain de jeu. « Mancel », avec un « c » ? C’est un nom à la signification bien particulière, celui-ci. Il pourrait se rapporter à l’origine de son propriétaire, en provenance du Mans, un « Manceau » donc. Ou alors…
— Non, « Mansel » avec un « s », l’interrompit Mathieu, navré de devoir le freiner. Nous avons trouvé cet acte de 1920 mais la calligraphie laisse à penser que, peut-être, le nom se soit modifié pour se transformer en « Maurel » au fil du temps. Ou l’inverse. Pensez-vous qu’il serait possible que les deux noms proviennent d’une même branche familiale à l’origine ?
— C’est possible, en effet. L’orthographe des noms de famille évolue souvent au cours des siècles, mais je ne saurais te dire si c’est le cas pour ces noms, là tout de suite. Tu sais, c’est parfois un vrai casse-tête pour s’y retrouver dans toutes ces variantes mais c’est indispensable pour construire un arbre généalogique. Mais si j’en ai fait mon métier, c’est justement parce que j’aime les défis, moi. Par chance.
Il lança un regard appuyé vers Claire et Bastien.
— Je vais vous la faire cette recherche. Mais ne vous attendez pas à un résultat rapide. Je prendrai le temps qu’il faut pour la mener à bien. Pour une fois que vous réclamez mes services… Comment va votre mère ?
— Je croyais que tu l’avais régulièrement au téléphone, riposta Bastien. Et que vous parlez beaucoup de nous. « À notre insu d’ailleurs », rajouta-t-il, in petto.
— Je reste votre père.
— Oui. Et Maman reste Maman.
Ce rapport objectif sembla confirmer les craintes d’Alain Bral. Ses épaules s’affaissèrent sous leurs poids.
— Ce n’est pas facile tous les jours j’imagine. Et vos examens ? C’était comment ?
— Maman a dû te le dire.
— Oui, effectivement. Mais j’aurais préféré l’entendre de votre bouche. Félicitations, au fait.
— Merci.
Le silence retomba. Empêtrée dans cette quiétude malsaine, Claire se tortillait les cheveux, gauche. Son père la regarda, surpris.
— Tu n’aurais pas encore grandi toi ? C’était quand la dernière fois, Noël ?
— La Toussaint, corrigea-t-elle.
— Ah oui, aux vacances de la Toussaint, c’est vrai… Tu ressembles à une jeune fille maintenant.
« Je ne ressemble plus à un petit lutin farceur ?
Réponds-moi. Suis-je encore ton petit lutin irlandais à tes yeux, Papa ? ».
Voilà sur quoi elle aurait aimé le questionner. À la place, elle se tortilla les cheveux et les lèvres de plus belle.
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