Chapitre 19 : Ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas toujours

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« Bien sûr, des inconnus peuvent vous faire du mal. Mais les gens que vous aimez font ça tellement mieux. »

Famille parfaite, Lisa Gardner

— C’est terminé. Nous deux.

Florian avait mal entendu. C’était trop irréel.

— On devrait s’arrêter là, recommença Chloé, toujours dans le même univers.

— Pourquoi tu me parles de rupture d’un coup ?

Chloé eut un petit rire blasé, en porte-à-faux.

— D’un coup ? On ne fait qu’officialiser une situation qui végète depuis des mois. Il y a longtemps qu’il n’y a plus rien entre nous. Ce n’est pas plus mal de finir sur une note positive.

Florian combattait vaillamment pour ne pas céder à l’affolement généralisé. Une immense bannière clignotait en arrière-plan. « Erreur échec système ». Il avait beau s’accrocher à la table, le message se frayait un chemin, torpillant tout son organisme sur son passage.

Les yeux de jais contemplaient son émoi sans rien dire. Chloé examinait les dégâts qu’elle causait sur son nouvel ex-petit ami. Et cette musique suave, derrière. Insupportable.

Elle inclina la tête, les joues en feu, et lissa le tissu rugueux de la nappe.

— Ce n’est pas ta faute. Tu as fait énormément de progrès ces derniers temps et je t’en suis vraiment reconnaissante. Les fleurs, ce dîner, cette ambiance, on ne peut pas faire plus romantique. Et c’est pour cette raison que cela sonne faux.

— Mais je t’aime ! jura Florian avec conviction.

Comment le lui prouver autrement avec toutes ces attentions et ces mots qui sonnaient creux pour elle ?

— Je sais que tu es sincère. Mais moi, je ne suis pas sûre de ressentir la même chose. Et je pense que toi non plus, mais tu ne le sais pas encore.

Florian se passa la main sur la figure, interdit. Chloé eut la complaisance de se défiler derrière sa serviette pour ne pas affronter sa noyade.

— Tu ne vas quand-même pas te mettre à pleurer !

En réponse, elle s’éventa d’un coup sec pour chasser ses larmes. On aurait dit qu’elle était la plaquée dans l’affaire.

— Tu te souviens, quand tu as commencé à prendre tes distances ? J’étais jalouse que tu ailles voir ailleurs. Eh bien, je me suis aperçue que j’étais plus contrariée par le fait que tu traînes avec d’autres amis que réellement blessée. Je n’avais pas peur que tu m’abandonnes, j’avais peur de me retrouver seule. Ça m’a fait l’effet d’une claque monumentale. Ça ne m’avait pas mis la puce à l’oreille, pourtant, mais j’aurais dû m’en douter plus tôt : l’idée d’entamer une relation longue distance après le lycée ne me faisait ni chaud ni froid.

— Des tas de couples entretiennent une relation longue distance pour leurs études ou leur boulot. Je ne vois pas pourquoi tu nous remets en question à cause d’un détail pareil.

— Ce n’est pas seulement ça. Dès le départ, on n’était pas faits pour sortir ensemble. Avoue-le, si l’on ne nous avait pas poussé l’un vers l’autre sous prétexte qu’on ferait un couple parfait, il n’y aurait rien eu entre toi et moi. Tu as toujours été d’accord là-dessus, c’était un coup tordu.

« On avait fini par trouver cela mignon. On se disait qu’on était destiné à vivre ensemble mais c’est du vent. On ne parle de destin que lorsqu’il n’y a pas de choix, parce que cela ne nous arrange pas de nous avouer vaincus ou de reconnaître qu’on nous a forcés la main. Nous deux, c’était forcé dès le départ.

Tu es un mec gentil et génial. Tu es formidable. Mais je pense que je t’ai trouvé formidable uniquement parce que tu es apparu au bon moment dans ma vie. Quand j’étais complètement paumée. Et tu ne peux pas savoir à quel point je t’ai utilisé en me cachant derrière notre couple.

— Ne t’avise pas de me dire que c’est toi qui es en cause, que tu étais en miettes ou que tu recherchais en moi la figure de ton père. Tu ne peux pas t’abaisser à un cliché aussi grotesque. Tu ne peux pas nous réduire à ça.

Chloé s’appuya sur le dossier de sa chaise, vidée.

— Si ces clichés ont la vie dure, c’est que quelque part ils sont en partie vrais, Florian.

— Tais-toi.

— Regarde-toi, même quand je te parle de rupture, tu veux tout contrôler de manière rationnelle. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne, on ne peut pas planifier l’amour sur la durée. Décider combien de temps on peut aimer.

« On pourrait rester ensemble par habitude, par confort, exactement pour la même raison qu’on traîne toujours avec la même bande ou qu’on porte le même pull fétiche, mais je ne peux pas te faire un tel coup.

Je me serais détestée de me réveiller un jour à tes côtés, des années plus tard, pour m’apercevoir que je ne t’aimais plus depuis longtemps. Grâce à toi, j’ai pu ouvrir les yeux plus tôt avant que l’on ne s’engage réellement. Je ne t’accuse de rien. Je te le redis, je n’ai jamais été aussi reconnaissante.

— Si je te suis, je dois moi aussi te montrer de la reconnaissance sur le principe que tu me largue pour mon propre bien. Cool, j’apprécie ton honnêteté. Et excuse-moi de te poser la question, mais m’as-tu aimé, ou cela aussi je dois le mettre sur le compte de ton sentiment d’insécurité ?

Chloé cligna des yeux. Une fois. Deux fois. Déplia lentement un sourire froissé.

— Bien entendu que je t’ai aimé. Beaucoup. Et je te remercie pour le bonheur que l’on s’est donnés. On était heureux ensemble. J’aimerais qu’on le reste en tant qu’amis. Comme autrefois.

— Amis…

Le mot égratignait sa gorge en rocailles.

— Connais-tu beaucoup de couples qui ont commencé en amis pour rester amis quand ils se séparent ?

— Ce serait une première, reconnut Chloé. Mais ce ne serait pas un cliché. N’est-ce pas ?

Florian était sidéré. C’était Chloé tout craché, à vouloir le beurre et l’argent du beurre.

— Tu comptes m’utiliser en tant qu’ami maintenant.

— Non. Je compte redevenir ton amie.

— C’est trop me demander.

— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi facile. Mais je m’accrocherais, même si mériter ton amitié me prendra du temps.

— Je n’ai pas forcément le temps pour cela. C’est facile pour toi, c’est toi qui as le beau rôle.

— Le beau rôle ? La mégère qui brise les cœurs ? Tu devrais revoir tes classiques, Flo.

— Ah oui ? Je vais te dire une chose : si je devais faire de ma vie un classique, ce n’est clairement pas cette orientation que j’aurais prise. Ne serait-ce que pour cette scène.

— Oh, Florian.

Chloé secoua la tête comme pour gronder un enfant turbulent.

— Si tu étais un classique, tu devrais t’estimer heureux, tu serais lu. Si tu savais le nombre « d’histoires » qui attendent d’être publiées.


*

— Tu dors ?

Sa voix résonnait étrangement, sous cloche. Lorsque les accès étaient ouverts, comme en cette nuit, le moindre chuchotement se répercutait sur les murs de la salle de bains carrelée et ricochait à l’aveuglette jusqu’à l’autre chambre.

— Non. Je ne m’endors jamais facilement.

— Moi non plus. J’ai appris pour Chloé et toi. Je suis désolé. Ça va ?

— Pas vraiment, non. C’est pas ma veine, je ne suis pas non plus du genre à m’en remettre facilement. Je peux savoir comment t’es au courant ?

— Bastien me l’a dit. Et puis, ce n’est pas très difficile à deviner.

Super. On jasait dans son dos à présent.

— Vous devez être contents, tous les deux. Depuis le début, vous attendiez cette rupture avec impatience.

— Pas du tout.

Comme l’indiquait le froissement des draps, Mathieu dut se retourner dans son lit. Florian l’imaginait maintenant sur le ventre, le menton posé sur ses bras croisés en direction de la porte. Pour pouvoir énoncer sa défense plus clairement.

— Au contraire. Si je souhaitais votre rupture, je ne t’aurais pas demandé comment tu allais. Et Bastien s’inquiète pour toi. Mais il ne sait pas comment t’en parler. Le tact, c’est pas trop son domaine d’expertise. Alors c’est moi qui m’y colle à sa place.

— Chapeau, un vrai travail de groupe.

— Sérieux, si tu veux en parler… Enfin, si tu voulais rester seul, tu n’aurais pas laissé les portes grandes ouvertes. Je dis ça, je dis rien.

— C’est gentil, mais je vais bien. Je m’en sortirai.

Nouveau froissement. Mathieu batailla un court instant pour trouver une position plus agréable.


Oui, il s’en sortirait. La scène le tarabustait en boucle, ravivant à chaque prise la peine encore vivace. Et ce sentiment affreux d’abandon revenait le narguer. C’était la nuit que c’était le plus dur, dans ces moments de lutte pour le sommeil. Mais il irait bien. Pourquoi en serait-il autrement ? Il était un warrior, un véritable guerrier. Il s’en remettrait. Il n’avait besoin de personne.

Ou pas.

— C’est elle qui m’a quitté. Et ce qu’elle m’a dit était vraiment surréaliste. Comme quoi elle m’avait utilisé toutes ces années, qu’elle refusait de jouer la comédie de la petite amie pour ne pas me faire souffrir, parce qu’elle ne ressentait plus rien pour moi-même si elle ne voulait pas l’admettre. Que j’étais trop bien pour elle et que tout était de sa faute… alors que c’est moi qui la délaissais ! Et après, elle a le toupet de me dire qu’elle veut qu’on reste amis ! Non mais tu y comprends quelque chose ?

Petit silence éberlué.

— Eh ben, t’en avais gros sur la patate… Chloé n’a pas tellement changé, gloussa Mathieu doucement. Elle a toujours misé sur la carte de la franchise.

— Il y a une légère différence entre miser cette carte et l’abattre au vitriol. Surtout pour rompre avec quelqu’un.

— Je ne suis pas de son côté, note bien. Mais je trouve que c’est courageux de sa part de t’avoir tout avoué.

— Courageux ?

— Personne n’aime dévoiler ses faiblesses, Florian. Et elle l’a fait pour toi, pour t’éviter de te faire souffrir dans une relation à sens unique. Alors oui, à mon sens, c’est courageux. Cela démontre à quel point elle tient à toi. Même en tant qu’amie.

— Pour ce qui est de me réconforter, t’es vraiment nul. J’ai l’air d’un imbécile à présent. Pourquoi je n’ai pas vu ça, moi ?

— Tu n’as pas encore le recul ou l’objectivité nécessaire.

— Ou alors, tu es un pro en psychologie féminine.

— Non. Je ne m’y connais rien du tout. J’ai juste appris à connaître les filles avec lesquelles j’ai grandi.

— Claire et Chloé ?

— Hmm. Tu sais, je suis fils unique. Mais je traînais souvent chez les voisins, chez les Bral. C’étaient nos voisins, avant qu’on ne déménage, euh, un peu précipitamment.

— Je sais.

— Mouais. Bref, Bastien était mon meilleur ami, et le seul pendant un certain temps. Alec était comme un grand frère épatant et Claire faisait l’office de la petite sœur collante mais attachante que je n’aurais jamais. Quant à Chloé, je la voyais plus comme la petite grande sœur décidée et autoritaire. J’ai vécu sept ans comme un de ses amis les plus proches. On apprend à connaître les gens, à force. Ou du moins, on pense pouvoir les connaître, nuança-t-il comme à regret, une octave plus basse.

Florian s’interrogea sur la personne qui se rapportait à cette assertion taciturne : à Chloé ou à Bastien ?

— En tout cas, je suis vraiment désolé que cela s’est terminé pour vous deux. Ce ne sera pas simple de la voir en tant qu’amie, mais elle en vaut la peine.

— Ça me paraît impossible, à moi.

— Mais si, cela viendra. C’est une amie super, crois-moi.

— À toi aussi, elle te manque, pas vrai ? Tu sais, ce qu’elle m’a dit sur vous, je l’ai déjà dit à Bastien, mais…

— J’espère que tu ne vas pas t’acharner à la reconquérir, le coupa Mathieu.

En fait, si, il y avait songé. Et plus d’une fois. Et tant pis s’il ne savait comment recoller les morceaux, il avait vraiment envie de se battre pour elle. Mais au ton de Mathieu, il serait plus prudent de ne rien laisser paraître de ses ébauches de projets. Avant tout, tâter le terrain.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle se sentirait coupable de te savoir aussi malheureux et qu’elle finirait par céder. Et ça la ferait souffrir.

— Je ne veux pas la faire souffrir.

— Tant mieux. Si tu fais mal à Claire ou si tu la fais pleurer, Bastien te défonce. Et je serai là pour l’aider. Mais tu fais souffrir Chloé, c’est moi qui te tombe dessus en premier. C’est clair ?

— Limpide. Tu es sûr qu’elle ne t’a jamais intéressé ? Après tout, il paraît que ton style, c’est les blondes.

— Ferme-la, Maurel.

— C’est vrai, elle est trop autoritaire pour toi. Ton style, ce serait plus les brunes timides qui ne restent pas insensibles à tes charmes j’imagine, grogna-t-il.


Blanc. Encore un blanc.


Mathieu poussa une exclamation étouffée. Frou-frou des couvertures qu’on rejette, grincement du lit à ressort. Comme si Mathieu se dressait sur son séant.

— Alors c’est vrai ! Tu as vraiment cru que je draguais Cécile ?! J’y crois pas, tu es jaloux !

— Hein ?

— Je pensais, comme Bastien, que c’était à cause de moi. Mais Thomas était certain que c’était à cause de Cécile…

— Arrête de dire n’importe quoi ! Moi, jaloux ! C’est Chloé que j’aime, t’as rien dans le citron ou quoi ?

— Mais… Ne le prends pas comme ça. Je n’ai jamais dit que tu aimais Cécile.

— Parce que j’aime Chloé ! protesta Florian, scandalisé.

— Je sais, je sais. Mais ce n’est pas parce qu’on aime quelqu’un qu’on n’est jamais attiré par une autre personne, c’est humain. Même toi, tu peux le ressentir.

— Merci de me classer dans cette catégorie. C’est un réel soulagement !

— Ça n’a rien à voir avec de l’amour, reprit patiemment Mathieu. Et quand je disais que tu étais jaloux, je ne parlais pas forcément de Cécile, mais de moi en premier lieu. C’est toi qui as pris la mouche. Tu vois, ta réaction est un bel exemple pour illustrer ce que je dis : c’est la réelle différence entre les émotions et les sentiments.

— Je ne pige que dalle à ce que tu racontes. Pourquoi me sors-tu une analyse des émotions et sentiments ? Tu es certain de ne pas avoir raté ta vocation ?

— J’ai eu un cours complet sur ce thème en littérature. Et je vais rentrer en prépa pour consacrer mes heures à l’étude des rapports amoureux chez Flaubert, Maupassant ou en encore Gide, ricana Mathieu. On s’y prépare comme on peut.

— T’es un grand malade, toi. Tant qu’on y est, donne-moi un cours. Développe cette différence.

— C’est simple. Prends le cas d’une attirance pour quelqu’un. Cela traduit par des sensations physiques et des troubles classiques qui varient du simple intérêt au grand coup de foudre. Les émotions, ce sont ces troubles intenses, bruts, et surtout passagers, souligna Mathieu. La jalousie en fait partie également, tout comme la colère : ce n’est pas réfléchi et cela ne dépend pas de toi, tu ne peux maîtriser une émotion. Elle n’a parfois même pas d’objet défini, tu peux avoir été jaloux de moi ou de personne en particulier et on s’en fiche. Cécile n’a peut rien à voir d’ailleurs. Il est vrai que j’énerve facilement les mecs parce que je sais parler aux filles.

— Très drôle, répondit Florian qui n’avait pas de répartie plus appropriée.

Parce qu’il ignorait en effet d’où était provenue cette jalousie à l’égard de Mathieu. Quant à savoir si l’enjeu était Chloé ou Cécile, comme le sous-entendait Thomas, il en savait encore moins. Un malaise le captura à l’improviste. Cette jalousie lui avait-il été imposée pour le monter sciemment contre Mathieu qu’elle voyait se rapprocher dangereusement des protagonistes de son miroir ?

Il n’est pas du même bord lui non plus, alors on s’en moque.

Espèce de…

Pourquoi le miroir lui aurait-il légué une telle conscience ? Quant à imaginer qu’un type quelconque coincé dans un passé se mêlait de sa vie privée, il n’arrivait même pas à l’envisager.

— Continue. La suite, c’est quoi ? questionna-t-il pour masquer le chaos qui régnait dans son esprit.

— Les émotions ne durent donc pas. Quand la passion (ou l’attirance) finit par s’éteindre, certains couples se persuadent qu’ils ne s’aiment plus et vont voir ailleurs sans creuser plus loin. Mais ils n’ont pas encore connu l’amour. L’amour n’est pas une émotion mais un sentiment, c’est-à-dire une construction consciente de notre part, composée d’une large palette d’émotions différentes. C’est un mélange qui dépend de la relation : il peut se constituer de tendresse, d’attachement, de désir, de confiance, d’amitié, d’attentions, etc. L’amour se construit dans une relation durable qui s’instaure par des efforts, de la communication, ça n’a rien d’intense, d’éphémère ou de brutal. Ni de facile. C’est cette relation que tu avais tissée avec Chloé.

— Et maintenant il n’en reste plus rien.

— Ça ne veut pas dire que cela n’a pas existé.

— Et on apprend tout cela dans les romans ?

— Tu n’as pas idée de ce qu’on peut voir dans les romans. Faut dire aussi qu’on y lit ce qu’on a envie d’y voir.

— Tu m’étonnes… Comme un miroir.

— Exact, soupira Mathieu. Bon, maintenant que tu as compris la différence, tu comprends aussi pourquoi ce n’est pas la peine de me tomber dessus en me parlant d’aimer ou non Cécile quand je te parle de jalousie. Tu n’en es pas encore là avec elle, se marra-t-il.

— Arrête, c’est bon !

— Je dis juste que ce n’est pas moi qui ai placé Cécile dans la discussion.

— Te fais pas d’idées, je n’ai aucune vue sur Cécile, ronchonna Florian. Toi par contre, tu n’arrêtes pas de la complimenter.

— Je suis un des gentils de l’équipe, moi. Mais c’est vrai que Cécile m’intéresse. Pas dans ce sens, attention ! C’est juste qu’elle est jolie et super sympa mais qu’elle n’a aucune confiance en elle. J’essaie donc de l’encourager et de la complimenter un maximum.

Il s’interrompit, hésita. Le lit grinça à nouveau.

— Elle me rappelle ma cousine, confessa-t-il. Anaé. Elle se comportait un peu comme elle, tu vois. Mal à l’aise en société, le regard toujours au sol. Mais avec elle, c’était bien pire.

« Anaé se sentait jugée en permanence et coupable quoiqu’elle fasse. Seule, elle se sentait seule dans sa tête ; en compagnie de ceux dont elle ne connaissait pas l’opinion sur elle, elle se sentait vide et inexistante. Elle a commencé à tricher parce qu’elle ne pouvait vivre qu’à travers le regard des autres. Mais ce regard lui faisait mal. Il y a des jours où tout allait bien, et d’autres où cela devenait intenable. Dans la rue, surtout. Sous le regard des gens qu’elle imaginait pesant, dans le jugement, même si c’était dans sa tête. Elle disait qu’elle s’anesthésiait alors pour se protéger, elle se sentait s’évaporer, flottante. Comme si elle n’était plus aux commandes.

"Cette douleur était devenue insupportable. Elle a préféré se couper du monde plutôt que de se sentir différente ou rejetée. Elle s’est détachée de la plupart de ses amis, elle n’osait plus sortir seule de peur de dérailler ou de se noyer dans le vide. Elle se dégoûtait mais ne pouvait rien y faire. Et à force de fuir pour exister, elle a fini par se détacher de sa propre famille. On a dû l’interner en clinique pour un temps. Durant ses crises, elle se tamponnait la poitrine avec violence, en criant qu’elle ne ressentait rien, rien que du vide et que c’était une torture.

"Tu comprends, je ne veux pas que la même chose arrive à Cécile. Je ne souhaite ça à personne.

— Cécile… Cécile n’est pas comme cela, attesta Florian d’une voix faible.

— Non, pas encore. Elle est plus forte qu’Anaé, c’est certain. Elle sait se défendre. Grâce à vous surtout. Elle a l’air de se sentir intégrée dans votre groupe, même si avec nous, elle a encore un peu de mal. Tout ça pour dire, vous devez veiller sur elle. Je ne sais pas ce que tu ressens pour Cécile, rien, sûrement. Mais si un jour cela doit évoluer, ne joue pas avec elle tant que tu n’es pas sûr de tes sentiments. Sinon elle pourrait tomber de très haut. Si elle ressemble un tant soit peu à Anaé, il est possible qu’elle ne connaisse pas les siens ou alors elle les nie pour se cuirasser.

— Je ne la laisserai pas tomber. Jamais. Elle est dans mon équipe, peu importe ce que cela signifie !

Silence.

— Elle s’en est sortie ? Ta cousine… Elle va mieux ?

Mathieu remua.

— J’imagine, oui. J’espère qu’elle en paix là où elle est. Qu’elle a finalement trouvé sa place. C’était il y a plus de dix ans, j’étais encore petit.

— […]

— Elle était aimée et elle le savait, dit-il, gorge nouée. Elle les… elle nous aimait en retour, bien qu’elle se pensait incapable de l’éprouver. Elle s’était persuadée que c’était un amour purement égoïste, pour la seule raison qu’on lui accordait l’attention qu’elle recherchait désespérément. Elle a passé sa vie à essayer d’apprivoiser son vide à travers l’amour des autres. Mais cela ne suffisait pas à le combler, puisqu’elle ne pouvait s’aimer elle-même.

On peut avoir tout l’amour du monde, chuchota Mathieu dans le silence, parfois ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas toujours.

Et de sonner comme une interrogation qui se refermait sur eux en plaie suppurée à suturer.

*

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