Chapitre (2/4)
On put très vite distinguer les diverses catégories qui se démarquèrent au cours du jeu :
Il y avait ceux qui se planquaient dans leur tanière, peinards, se contentant d’abattre les malheureux qui se précipitaient à portée. Les victimes ne voyaient rien venir et s’enfuyaient à l’aveuglette sans saisir la provenance des tirs. Parce que cette catégorie maîtrisait parfaitement l’art du camouflage. Autant dire que Claire n’était pas du nombre.
Il y avait ceux qui tentaient de faire de même mais qui s’y prenaient comme des manches. D’abord parce qu’ils avaient très mal choisi leur planque. Leur cache était très stratégique. Un peu trop, vu que personne ne s’aventurait dans leur secteur perdu. À leur grand dam. Résultat, ils s’ennuyaient ferme une bonne partie du jeu jusqu’à se faire débusquer bêtement par un joueur de la troisième catégorie.
Les membres de ce groupe jouaient réellement le jeu, comme s’ils étaient nés pour cela. Rapides et silencieux, ils rôdaient à l’affût, en meute, encerclaient leur proie avant d’entamer un repli stratégique, à la recherche d’une nouvelle prise.
Et enfin, il y avait la catégorie de ceux qui ne comprenaient rien au jeu. Mais alors strictement rien. Ils couraient dans tous les sens sans aucune logique et se faisaient tirer dessus comme des lapins. Cécile était de ceux-là. Elle fut même la première à se faire éliminer. Elle déboucha dans la clairière, frustrée. Rémi la récompensa d’un œil vide par la fenêtre ouverte. Il n’avait pas bougé.
— Alors, tu as perdu.
— Alors j’ai perdu. Je n’ai rien suivi au jeu. Je ne sais même pas comment j’ai atterri ici !
— Moi non plus.
Cécile se demandait s’ils parlaient tous deux de la même chose. Contrairement à Caitlin, Rémi avait beau être présent, il était décidément ailleurs.
— Tu n’es pas venu pour jouer ? interrogea-t-elle timidement.
— Je garde le camion.
— Oh…
Il pouvait se garder tout seul. Ce n’est pas comme s’il y avait des brigands embusqués derrière un tronc d’arbre.
— J’en ai rien à faire du laser green de toute manière.
— Alors pourquoi…
— C’est simple, Lucas m’a pris à part pour me menacer de me virer de la résidence si je n’y mettais pas les formes.
— Il a vraiment dit ça ?
— Pas dans les termes exacts, mais on va dire qu’ils n’y sont pas allés par quatre chemins.
Autant pour l’esprit d’équipe.
— Je croyais qu’il ne voulait forcer personne, s’étonna Cécile à voix haute avant de se rendre compte à quel point sa remarque n’était pas pertinente.
— Ben, cela dépend de la personne. En quoi cela le regarde que je sorte ou pas, sérieux !
Si c’était la seule excuse valable pour lui faire prendre l’air, Cécile comprenait mieux pourquoi Lucas en était arrivé à un tel chantage.
— Tu es sûr que tu ne veux pas jouer ? Ce n’est pas très grave si on est en nombre impair, au fond. Tu pourrais même équilibrer, ce n’est pas comme si j’étais d’une grande utilité.
Rémi posa la tête sur le volant, abattu.
— Il est du devoir de….mmmh, mmmh, déclara-t-il d’une voix étouffée.
— Je n’ai rien compris.
Rémi releva sa tête.
— J’ai dit : « Il est du devoir de chaque être humain de penser qu’il est exceptionnel tant qu’il n’a pas trouvé la bonne personne pour le penser à sa place ». C’est un conseil gratuit que je te donne, je ne supporte plus de t’entendre dénigrer à tout bout de champ. Et si tu dois passer ta vie entière à attendre la bonne personne, t’auras pas d’autre choix que de te considérer exceptionnelle tout le long. Ok ? Fais-moi plaisir, cesse de parler si tu n’as rien à dire.
— C’est joli comme citation. Merci.
Cécile se détourna, troublée, et s’adossa contre la portière.
Une légère brise secouait l’espace. L’herbe frissonnait sous la caresse.
Ce moment pouvait bien durer indéfiniment que ça ne la dérangerait pas. Un de ces instants d’éternité qu’elle avait pris à reconnaître et à savourer. Cette beauté éphémère dans les petits riens, elle était à elle. C’était… indescriptible.
— Putain de saloperie !
Rémi tambourina de la paume comme un malade sur le volant. Hors de lui. Ponctuant chaque coup de rebonds meurtriers qui l’entraînaient toujours plus violemment. Il cherchait à se faire mal qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Cécile trembla.
— Si tu veux me parler d’Alix, je peux t’écouter, tu sais. Si cela te fait mal à ce point…
Rémi s’arrêta de s’esquinter sur le cuir, en suspens. Ses yeux scintillants de larmes se posèrent sur Cécile, puis au-delà. Il se rencogna dans le siège.
— Amie galérienne, je te salue !
Claire vint s’appuyer aux côtés de Cécile.
— J’ai pas mis longtemps à me faire jeter. Tiens, toujours là, toi ?
— Dégage, lui répondit Rémi d’un ton morne sans même la regarder.
Claire ne s’y arrêta pas, déjà sur une autre étape.
— Je vais réclamer une revanche. J’ai promis que j’abattrai Mathieu et je tiens toujours mes promesses. Houhou, par ici !
Clément se dirigeait vers eux, son fusil en bandoulière.
— Claire, je te vois de très loin, ce n’est pas la peine de t’embarrasser de tous ces signaux.
— Laisse-la tranquille avec sa tenue !
Clément eut l’air surpris que Rémi prenne sa défense, mais ce dernier ne se justifia pas.
— On aura le droit à une autre partie, dis ?
— J’espère bien. Ces gosses m’énervent. Tu veux participer, Rém’ ?
— Non.
— Ou tu participes à la deuxième manche, ou tu devras poser sur la photo de groupe pour donner l’illusion de ta participation ce jour-là, intervint Lucas.
— Deal.
— Pour la deuxième manche ?
— Pour la photo.
Clément eut l’air découragé. Lucas lui adressa une moue désabusée. « Laisse courir ». Cécile décida d’en faire son mot d’ordre à elle aussi.
Ils revinrent au compte-goutte. Ne restèrent que les meilleurs. Aucun groupe ne voulait lâcher l’affaire, de sorte que la fin se prolongea un bon moment. Enfin, le dernier peloton remonta le sentier. Essoufflé mais ravi.
— On en refait une autre ?
À la demande générale, on en refit donc une autre, brassant les deux équipes. Cécile s’était jurée de ne pas se faire éliminer la première cette fois. Elle réussit à battre son propre record, ce qui était déjà un record en lui-même. Couchée sur un tronc, la respiration lourde, elle se concentrait pour ne pas perdre une miette de la bataille. Quelqu’un arrivait en courant. Elle roula à terre et pointa le pistolet dans sa direction.
« Vise la tête. Pas de quartier ».
— Eh, doucement ! Tu as failli me tirer dessus !
Florian se coucha sur le sol et lui montra le brassard rouge, ostensiblement.
— Je suis dans ton équipe, cette fois !
— Dommage. Pour une fois que j’allais réussir à tirer sur quelqu’un. Je me demande l’effet que ça fait.
Florian parut décontenancé.
— Si jamais on gagne, je te laisserais me tirer dessus pour voir, si ça peut te faire plaisir.
— C’est gentil. Et qu’est-ce qui m’empêche de le faire maintenant ?
— Tais-toi un peu, tu vas nous faire repérer.
Un flottement. Un oiseau siffla dans les branches. Caitlin passa en courant dans les taillis, l’air de rien. Une vraie Lara Croft. Cécile rajusta son bandeau.
— On est tous rassemblés dans cette zone, on dirait. C’est quoi le plan ?
— Rester en vie et mourir en dernier.
— Merci, j’avais compris. On n’a pas de tactique plus technique ?
— Non. Pas que je sache.
— Je n’aime pas attendre, cela me stresse. Qu’est-ce qu’on attend pour bouger ?
— Un rien te stresse. Tu l’as dit toi-même, on est trop nombreux dans cette zone. Il faut attendre qu’elle se vide un peu et après, on pourra changer de coin. Sinon, on constituera une cible trop facile et on va perdre.
— Si tu le dis…
Elle ne tint pas plus d’une minute. Elle s’accroupit et vérifia sa recharge. Deux vies. C’était plus que suffisant.
— Qu’est-ce que tu fais ? Reste tranquille enfin !
Cécile pivota vers Florian, farouche.
— Désolée, je ne peux pas. Je n’ai plus rien à perdre de toute manière.
C’est vrai. Elle avait tenu son pari, elle était toujours dans la course. Mais à triompher sans péril…
— Il faut vraiment que j’essaie de tirer sur quelqu’un avant la fin de la partie. C’est le but du jeu après tout. J’aurais l’air de quoi dans un laser green sans un seul tir ?
— Tu te prends trop au sérieux, là.
— C’est toi qui dis ça ? Rester en vie, c’est ça ?
Elle rit à pleines dents. Elle s’éclairait de l’intérieur quand elle riait ainsi. Son rire se propageait en ondes sur ses dents, sa bouche, ses yeux ; contrastait son visage terne de teintes vives en relief ; s’irisait sur ses cheveux en accord avec la lumière dansante dans les feuillages. Elle était ridicule. Elle était magnifique.
Son cœur rata une marche et se gamela dans l’herbe. Soudain, son arme pesait lourd dans ses bras ankylosés. Il devait se ressaisir. Ces fichues émotions avaient raison de lui au beau milieu du combat. Que ce soit de l’intérêt, de la jalousie ou un coup de foudre, peu importe. Ce n’était pas le moment ! Il n’y avait pas de moment tout court !
— J’y vais. On y croit, on y croit. Cécile souffla un bon coup puis tendit le pistolet devant elle. À plus dans le bus !
Elle s’élança sans même attendre de permission. Florian resta sur la touche. Défoncé. Il manquait de souffle. Du calme. Ce n’était qu’une émotion passagère, incontrôlée. Cécile ne riait pas souvent, il avait été surpris. C‘est tout.
Tu parles, tu t’es entiché d’elle ! Pourquoi tomber amoureux de Cécile, tu as perdu l’esprit ?
Peut-être bien. Ou peut-être que non, justement. L’esprit n’avait aucune part à jouer là-dedans, cette attirance n’avait rien de voulu, rien de construit. Il tombait peut-être amoureux à nouveau, mais il n’aimait pas. Grosse, grosse différence. Il recherchait le réconfort dans cette nuance, il était encore temps de faire machine arrière. Rien n’est perdu.
L’amour c’est un mélange de confiance, d’amitié, d’attentions, d’écoute et… C’est la relation que j’ai tissé avec Chloé et personne d’autre. Ce n’est pas intense, ce n’est pas brutal, se répéta-t-il. Et la relation qu’il avait construit avec Cécile ? Sur quoi se basait-elle au juste ? Entre tensions et cohabitation tendue, jusqu’à l’acceptation, où en étaient-ils à présent ? Avaient-ils bâti une relation durable par les efforts et par la communication ? Oh, non…
Un signal sonore brouilla ses pensées diffuses et son fusil clignota bruyamment.
— Je suis fichu, bredouilla Florian.
— Tu peux le dire, approuva Thomas, goguenard en se plantant devant lui. Combien de vies il te reste ? Deux ? Une ?
Il était fichu.
— Je t’ai tiré dessus. Hou Hou. T’attends quoi pour décamper ?
Florian leva la tête, complètement décalé. Thomas haussa les épaules.
— C’est comme tu veux, mec, remarqua-t-il en tirant une autre salve.
— S’il-vous-plaît, si personne ne se concentre, on ne va jamais la boucler, cette photo. Ce serait trop vous demander de vous placer correctement ? Thomas, rapproche-toi, tu sors du cadre. Mélissa, tu n’as qu’à t’agenouiller au premier rang, avec les trois filles. Voilà, ici, parfait. Rémi, tu pourrais sourire un peu. Faire semblant au moins… Je dis ça, je dis rien, marmonna Clément en réglant l’objectif.
L’atmosphère était électrique, à la fête. Ça se bousculait, ça se chamaillait. Ce n’était rien d’ordonné.
C’était naturel.
Florian n’entrait pas dans le cadre lui non plus. Il avait profité de l’agitation ambiante pour frôler sa main par inadvertance, juste pour voir. Cécile n’aimait pas les contacts. Elle s’était retirée dans l’instant, gênée. Florian aussi. Il ne comprenait pas. Un frisson, un léger picotement, les papillons dans le ventre. Il n’avait rien ressenti de tout ça. Alors pourquoi ?
Que ressentait-il vraiment pour elle ? La considérait-il comme une petite sœur elle aussi ? Il ne pouvait pas. Florian n’était même plus certain de pouvoir défendre Claire face au danger, malgré la promesse faite à Bastien. Il avait déjà failli. Rien que la probabilité de lui être réellement affilié, tout comme Arthur, l’épouvantait. Rien qu’à ce niveau, Cécile était plus susceptible de l’être : ils n’avaient toujours pas tiré au clair leurs noms aux sonorités si semblables.
Cécile lui ressemblait, elle était son pendant. Comme lui, elle s’était dévolue à protéger Arthur et Claire. Comme lui, elle craignait d’échouer. Était-ce la raison de cette attirance ? Une simple reconnaissance tacite dictée par un miroir ? C’était absurde. C’était une pagaille sans nom.
« Ne joue pas avec Cécile tant que tu n’es pas sûr de tes sentiments. Ou des siens ». Pas avant d’avoir démêlé ce sac de nœuds.
— On ne bouge plus. J’arrive !
Clément lança le retardateur et se précipita aux côtés de Léane.
— Souriez !
Un flash. Un crépitement. Un autre flash. Un autre crépitement. Le tout dix fois de suite. C’était très crispant de se composer un sourire détendu tout du long. Faire la grimace, encore. Cécile n’avait jamais réussi à se rôder au système. Elle détestait les photographies.
— C’est dans la boîte les gars.
Tout le monde d’applaudir. De s’auto-congratuler. L’instant est parfait. Aucune photo ne parviendra jamais à le fixer. La mémoire seule en est capable. Les souvenirs permettent de rester ensemble. Pour toujours peut-être.
C’est après que ça commence à se gâter. Juste après. Pendant qu’ils remballaient.
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