Chapitre 21 : Je voulais avoir le choix moi aussi
« J’ai peur de ce que je ne deviens pas. »
Auteur inconnu
Il erre au hasard, sans but. Sans compagnon maintenant. Il s’en était débarrassé entre deux méandres, non sans difficultés. Il refuse de se voir suivre à la trace par un simulacre qui le hante sur ses pas. Il ne supporte plus cette confrontation en face-à-face.
« Tu n’es pas réel, avait-il assené avec conviction. Tu n’existes pas, c’est dans ma tête.
« Je suis bien plus réel que toi. C’est toi qui fais partie de moi. Ce n’est pas à toi d’en décider ».
Plus aucune morgue dans ses intonations. Juste une douce renonciation.
« C’est faux, s’était-il entêté. Disparais, avait-il sifflé inlassablement.
« Tu vas le regretter. Tu aurais pu avoir besoin de moi pour affronter le reste ».
Il a raison. Sans lui, il n’arrête pas de buter en aveugle, s’empêtre dans les souvenirs qui s’enchevêtrent pêle-mêle sur lui à la manière d’une toile. Tapis dans les encoignures, ils le fouettent au dépourvu, l’attendent aux tournants. Quand il en refoule un, d’autres le submergent sans queue ni cohérence. Trop d’images, trop de sensations qui l’emberlificotent dans l’abîme en lui. Il n’arrive pas à retrouver le fil conducteur.
Deux enfants couraient dans l’herbe à sa rencontre. Leurs traits, flous et indistincts, se confondaient avec les couleurs vives qui les entouraient : le ciel rougeoyant d’un crépuscule d’été, la forte lumière qu’il propageait encore malgré l’heure tardive, et qui surlignait le dernier coup d’éclat des fleurs des champs. La fille, d’une dizaine d’années, était en tête avec ses nattes brunes ébouriffées volant dans tous les sens. Derrière elle, la petite silhouette plus potelée, déjà essoufflée du fait de son jeune âge, peinait à la suivre, sans s’avouer vaincue pour autant. Les joues rouges provoquées par l’excitation et la course leur donnaient l’air de véritables campagnards, bien loin des agitations de la vie citadine, et leur bonne mine faisait plaisir à voir. L’aînée se jeta en riant à son cou, et lui tendit des fleurs cueillies en hâte à l’annonce de son arrivée.
— Pour toi !
Florian… Florian ? geigne Emma, perdue. À moins qu’elle ne l’ait perdu, lui. Pourtant, il reste là, coincé dans cet amas de souvenirs dont il ne parvient pas à se défaire. Il lutte un instant mais peine perdue. Les liens sont trop solides. Plus il bataille, plus ils se referment sur lui, rendant impossible l’évasion hors du présent.
Haletant, il glissa à terre, aux côtés de la fille qui le regarde faire, immobile depuis le début. Une jolie poupée de glace. Prostrée sur elle-même, elle ne bouge pas. Depuis longtemps.
je ne peux pas je suis engluée attachée ici je ne peux pas m’échapper je ne peux plus revenir en arrière je ne veux pas avancer c’est bien trop dur
Tu ne peux pas rester ici indéfiniment. Il faut continuer, l’exhorte-t-il.
je ne peux pas lâcher prise et je refuse d’affronter la suite j’aimerais partir mais je suis incapable de trouver le chemin contrairement à toi
Il regarde les fils qui le maintiennent, cette vie dont il ne peut se détacher, et sait qu’il ne peut faire autrement. Ces ficelles en ont déjà décidé pour lui.
Tu vois bien, on m’attend.
moi aussi mais moi je n’attends plus rien de personne je ne peux pas choisir j’ai trop à perdre et cela fait tellement mal je voudrais juste disparaître
Ne dis pas ça, ce n’est pas vrai. Sinon, tu y serais déjà retournée. Lève-toi, je vais t’aider.
Elle refuse en bloc.
faire un choix c’est impossible mon cœur n’a plus la force de décider je suis usée je préfère rester là indifféremment à les voir s’éloigner de moi encore et encore j’attends le changement
C’est faire un choix que de rester ici à attendre. Cela risque de durer encore longtemps. Viens avec moi plutôt.
Elle semble s’animer.
C’est un des pires choix que tu puisses faire
Je sais. Mais je ne suis pas prêt à tout abandonner maintenant, je n’en ai pas terminé
Tu n’as pas peur ?
Je suis terrorisé. Mais je ne vois pas d’autre option possible. Ils ont encore besoin de moi
C’est toi qui a besoin d’eux
Il le faut bien si je veux rester ce que je suis. Tu n’as besoin de personne, toi ?
Elle se rétracte davantage.
Tu n’as pas l’intention de venir, alors ?
je ne veux pas m’accrocher alors que j’ai tout perdu ce n’est qu’illusion que de croire que tu peux tout avoir tout ne sera que mensonges ils ne te laisseront pas faire.
Je ne le saurais pas tant que je n’aurais pas essayé.
fais attention à toi
Accroche-toi. Ne te laisse pas engloutir par la boucle. Voilà tout ce qu’il peut lui répondre. Elle cligne ses grands yeux vides et se laisse choir sans un bruit. Elle ne bougera pas. Il sait que malgré tout, elle ne veut pas retourner s’abîmer dans les abysses de l’oubli donc elle patiente, et que tourne le cycle. Bordée, portée à regarder les choses se faire sans elle. Ensevelie dans sa propre image qu’elle ne peut quitter, en attente d’une prochaine fois qui ne viendra sûrement pas.
Florian ne s’attarde pas. Il n’a plus le temps de s’apitoyer. Il se lève et s’apprête à remonter. Il sait que son spectre est à nouveau là. Il ne le chasse pas cette fois.
« J’y retourne.
« C’est stupide et dangereux.
« Je sais. Je ferais avec.
« Tu ne te débarrasseras pas de moi ».
Il en avait conscience à présent. Il ne le quittera pas. Il serait toujours là. Mais à ses côtés seulement. Il ne sera jamais lui. Voilà ce qu’il pouvait décider, et cela, c’était son choix à lui seul. Facile à dire. Il savait qu’il disparaîtrait un peu plus chaque jour en empruntant cette voie. Mais il ne se laisserait pas dévorer sans se battre, pour conserver le peu qu’il lui restait.
« Lâcher prise est la chose la plus difficile à faire mais tu en es capable ».
Je ne sais pas le faire et je ne le veux pas à ce stade.
« Tu veux vraiment t’embarrasser de cela ? Tu risques de te faire prendre. Cela n’apportera que la souffrance.
Je ne peux pas tout oublier maintenant. J’ai besoin de temps.
« C’est justement ton problème
On m’a donné la possibilité de décider.
« C’est justement le problème de Fanny
Tu vois que ce n’est pas donné à tout le monde de lâcher prise, railla Florian.
« Plus grande est la chute. Nous finirons par tomber
Probablement. Je tomberai tout seul dans ce cas.
Seul le silence lui répondit.
*
Le matin les trouva exténués.
Les roulements s’étaient succédé toute la nuit puis tout s’était apaisé vers les 5 heures.
Cécile s’était réveillée en sursaut, désorientée. Il lui avait fallu un moment pour retrouver ses repères, ainsi que les souvenirs de la veille. Elle s’était tortillée hors de son sac de couchage, en vitesse, avant de filer tout droit vers la chambre de Florian, en grande panique. Ses pieds nus caressaient les dalles froides du couloir qui résonnait. Les garçons qui s’étaient installés dans le passage devaient être réveillés eux aussi. C’était manifestement le cas de Lucas.
— Comment a-t-il pu partir sans que vous vous en rendiez compte ? Vous étiez avec lui !
Désemparée, Garance se tordait les mains devant la porte, n’ayant pas de réponse constructive à apporter.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé.
— Stop pissing us off!
Caitlin regardait Lucas de haut.
— I didn’t fall asleep. Not even once. I didn’t see him leave. I would have heard it. So do you. It’s not our fault.
— So where is he now?! Huh? Could you tell me?
Caitlin haussa les épaules. On pouvait lui demander tout ce qu’on veut, ça, ce n’était pas vraiment son business.
— He is allowed to walk around if he wants to. I don’t know, maybe he was hungry. It’s rather great news that he’s left the room by himself, don’t you think so? Stop complaining a little.
Il y avait pas mal de baffes perdues qui flottaient dans l’air. Lucas s’était levé du pied gauche et Caitlin n’aimait pas qu’on vienne lui chercher des poux dès l’aurore.
— Qu’est ce qui passe, ici ? vint se renseigner Mathieu en bâillant amplement. Vous êtes obligé de faire un tel raffut à une heure pareille ? Même Florian, vous allez finir par le réveiller.
— Trop tard, ton colocataire s’est déjà barré. Et toi tu n’as rien vu, rien entendu non plus, j’imagine ?
La mâchoire de Mathieu se referma dans un claquement ahuri.
— Comment ça, barré ? Il est parti ?
— Comme quelqu’un qui fait son lit au carré et qui se tire en traversant les murs, s’agaça Lucas. Et toi, comment as-tu pu le manquer ?
Mathieu devint blafard.
— Le verrou était mis de l’extérieur, j’ai pensé que c’étaient les filles qui voulaient être tranquilles.
— Par où a-t-il pu passer alors ? On était juste devant cette porte, nous !
— Tu crois que c’est ça le plus important ? éclata Cécile, bouleversée. Il faut le retrouver ! Il ne peut être que dans la maison ! Pas vrai ? Hein ? Il ne serait pas parti comme cela, sans nous laisser un mot. Pas dans son état !
— La dernière fois que j’ai vérifiée, il allait déjà beaucoup mieux, affirma Garance. Il respirait normalement en tout cas. C’était, quoi, il y a moins d’une demi-heure ?
— Même, Cécile a raison, il ne peut pas aller bien loin. On va le retrouver, pas de panique, la rassura Mathieu.
Lucas acquiesça.
— On va organiser des recherches, on le trouvera en moins de deux. la maison n’est pas si grande. Espérons juste qu’il ne s’est pas évanoui dans un coin.
— C’est leur truc, justement.
Clément se recoiffait vaguement, les yeux gonflés d’une petite nuit.
— Il y a un problème avec Florian ?
— On va vite le savoir.
Il ne fut pas bien difficile de tirer les autres du sommeil. La nouvelle de Florian disparu provoqua un grand émoi et bientôt tout ne fût qu’effervescence. Mais Florian demeurait introuvable et ne répondait pas non plus au téléphone.
*
Il lui tomba dessus dans la remise. Natacha avait justement choisi ce coin improbable parce qu’elle se doutait que Florian s’aviserait de se camoufler dans ce genre de fouillis délabré. Son instinct ne l’avait pas trompée.
Donc, Florian se jeta sur elle et l’enserra à la gorge. Il serra et serra. Natacha n’essaya même pas de se défendre. Elle se contenta d’observer Florian, stupéfaite, jusqu’à ce que sa vision se brouille. Il la lâcha, écœuré. Elle s’affaissa mais ne fuit pas.
Il devait lire dans ses yeux troubles non pas de la peur mais la véritable pitié qu’il lui inspirait. Ses craintes étaient véritablement fondées. Florian avait basculé de l’autre côté. Elle avait échoué.
— Comment as-tu pu entrer dans leur jeu ?
— Ce n’est… pas comme si j’avais eu le choix, ahana-t-elle. Quand ils te tiennent, ils ne te lâchent pas. Tu dois en savoir quelque chose.
Florian l’évaluait comme un chasseur évalue un merle attrapé dans ses filets, à défaut d’avoir capturé une grive. Désenchanté. C’était bien le mot. Il semblait chagriné de son implication. Comme si c’était de son fait.
— Ils t’ont eu au chantage, pas vrai ?
Nat était ravie de voir qu’il comprenait comment les choses marchaient ici-bas.
— Qu’est-ce qu’ils ont en tête ? murmura Florian, consterné. En quoi peux-tu leur être utile, tu n’as rien voir avec toute cette...
— Cousine.
Florian la regarda, effaré.
— Répète ça ?
— Cousine. Petite cousine. C’est comme cela qu’Antoine m’appelle.
— Qui ?
— Antoine. Ou peu importe le nom qu’il portait dernièrement pour toi. Si on se base sur leurs critères, c’est un peu leur grand manitou. Enfin, le vôtre. Je crois que ça fait longtemps qu’il est, euh, là.
— Il est même là depuis belle lurette, murmura Florian en s’assombrissant, parvenu à situer le coupable dans le lot.
— Euh… Sûrement, ouais. En tout cas, c’est une simple erreur que j’avais faite étant gamine. Je l’avais confondu avec un cousin que je n’avais jamais vu à une réunion de famille et j’ai attiré bêtement leur attention. Depuis, il en fait tout un jeu là-dessus. Pour lui, cela a une signification particulière mais je ne sais pas laquelle. Et l’été dernier, ils m’ont tendu un piège et j’y suis tombée la tête la première comme une abrutie.
Florian ne l’écoutait pas. Il la regardait, et il s’assombrissait de plus en plus.
— Ce petit imbécile… À quoi joue-t-il, nom d’un chien ?
Natacha s’emballa. Elle devait contrer cette angoisse qu’elle sentait sourdre en elle.
— Tu sais quelque chose. Et ça me concerne.
— J’espère juste que j’ai tort.
— Dis-le-moi. Est-ce que cela a un lien avec les miroirs ?
— Je ne peux pas m’avancer, je n’en sais rien encore. Je dois tirer cela au clair.
— Tu mens.
Florian fuyait son regard. Il n’était pas encore capable de feindre comme eux. La duplicité, ce n’était sans doute pas la première chose qu’ils acquéraient. Même si c’était leur arme de prédilection.
— Estime-toi heureuse que je le fasse. Tu le sais toi-même. Parfois il est préférable de ne rien dire pour protéger les autres. Mais ce que tu as fait, aller à l’encontre de leurs règles, c’est impardonnable. Tu ne sais pas à quel point c’est dangereux.
— Tu devrais me comprendre. Tu sais pourquoi j’ai fait cela.
Florian trembla, parasité, et son contour clignota dangereusement, comme une lampe en pleine tempête.
— Je ne peux pas rester.
En effet. Il n’avait pas le poignard en sa possession. Elle imaginait l’énergie qui lui coûtait de se tenir devant elle sans s’éparpiller. Il lui parlait, mais une simple bourrasque suffirait à le disséminer.
« Que fais-tu encore là alors, à rôder aux alentours ? », aurait-elle voulu lui demander. Pourquoi ne fais-tu pas comme les autres ? S’agripper ainsi était illusoire et complètement égoïste de surcroît. Pourquoi vouloir s’entêter à se cramponner à une vie qui ne lui appartenait déjà plus ?
— Je voulais… Je veux avoir le choix moi aussi, bredouilla Florian.
Lui, avoir le choix ? C’était une vaste blague et ils le savaient tous deux.
— Si tu n’as pas l’intention de disparaître, tu ne peux pas partir comme cela ! Tout le monde te cherche, tu le sais !
Cela devait sans doute constituer le cadet de ses soucis mais elle savait que Florian s’en souciait bien plus qu’il ne le devrait. Et c’était là l’ennui.
— Envoie-leur au moins un message ! Pour leur faire savoir que tu es bien… que tu vas bien, se reprit-elle à temps.
— Ça, c’est aller bien pour toi ?
Non, du tout.
— Et arrête de me fixer comme cela !
— Je suis désolée, souffla Natacha.
Et elle ne l’avait jamais été plus qu’en ce moment.
— Je croyais que je faisais ce qu’il fallait pour l’en empêcher mais…
— C’est moi qui suis désolé pour toi, Nat. Fais attention à toi. Ils ont clairement un plan te concernant et ils n’auront aucune pitié. Ils iront jusqu’au bout.
— Merci de l’info, je suis au courant.
— Ne leur fais pas confiance. Pas même à mo
— Je n’allais pas le faire. J’ai appris à vous connaître. J’espère sincèrement que toi au moins, tu parviendras à rester toi-même plus longtemps que les autres, Florian. Si c’est ton choix
Il lui aurait volontiers souri, mais ça non plus, il ne le pouvait pas. Il se volatilisa, brisé en mille éclats. Natacha s’adossa contre la porte, sonnée. Eh, ben. On n’était pas sortis de l’auberge.
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