Chapitre 22 : Noir progressif
« It’s getting late and I cannot seem to find my way home tonight; feels like I’m falling down through a rabbit hole, falling for forever, wonderfully wandering alone. »
C’mon, Panic! at the Disco (2011)
— Un peu plus sur la droite. Non, c’est trop. Encore un peu à gauche… L’autre gauche, j’ai dit. Ne bouge pas, c’est parfait !
— Il faudrait redresser un peu le cadre, il est de travers.
— De base, elle a déjà planté le crochet de traviole donc le redresser ne règlera pas la question.
— Tu ne veux pas le replanter ?
— Il est très bien comme cela, déclara Mel’, mal lunée. Le premier qui critique mes travaux se prend un clou dans l’œil. Pour faire bonne mesure, elle donna un autre coup dans l’attache.
— Bon, au moins, on ne risque pas d’avoir la nostalgie des vacances à la mer, c’est pas plus mal.
— Ben oui, regarde. Si on penche la tête pour voir la photo correctement, on se chope le mal de mer. Ou un sacré torticolis.
Mélissa administra une bourrade vindicative à Mathieu.
— Gaffe, tu vas tomber ! Descends de l’escabeau si tu veux lui filer une raclée.
— Elle est parfaite cette photo ! s’exclama Léane, admirative. Beau travail Clem’.
— Pas vraiment. J’ai une sale tête dessus.
— Et moi je ferme les yeux, c’est pire.
— Vous soûlez, c’est trop tard pour pinailler. On s’était entendus pour le tirage. Si vous n’étiez pas d’accord, il fallait le faire savoir avant. Tiens, voilà la tienne.
Claire s’empara de la photographie en modèle réduit de celle qui ornait maintenant la cheminée du petit salon. Elle rendait vraiment bien. Bien sûr, le soleil leur tombait dans les yeux, mais illuminait leurs traits d’un halo doré qui s’accrochait dans leurs cheveux, ricochait sur leurs armes de camelote et leurs sourires étincelants, réjouis. Ils étaient si heureux cet après-midi-là. Son doigt se promena sur les visages et effleura la silhouette de Florian, troublée. Au troisième rang, il semblait si sérieux en contraste. Distrait ou absent. Comme souvent maintenant. Claire venait à peine de s’octroyer un frère supplémentaire qu’il paraissait déjà se soustraire, lunatique un peu, sur la réserve surtout. Analogue à Bastien dans ses heures sombres, plus taciturne qu’à son ordinaire, Florian était aux antipodes de Florian.
— Lucas a déjà reçu la sienne, Cate et les garçons ont la version numérique et celle-ci je l’envoie à Garance, annonça Léane en bout de paquet. Il faudrait en donner une à Rémi.
— Je m’en charge, je la déposerai en sortant, lui promit Clément.
— Et à Florian, termina-t-elle, moins assurée. Mathieu, tu voudrais la lui remettre ? Vu que tu es son coloc.
Son coloc’, il ne l’était plus que dans les termes mais Mathieu hocha la tête et accepta la photographie sans commentaire. Personne ne se précipitait pour se porter volontaire à sa place. Arthur voulut ajouter quelque chose mais se défila lorsque Mathieu croisa son regard. Mathieu se dandina, conscient d’être le point de mire alors qu’il palpait le cliché du bout des ongles, comme une patate chaude à refourguer le plus vite possible.
— Je vais la poser sur son bureau, se décida-t-il enfin. Je reviens.
On le suivit des yeux tandis qu’il se dirigeait vers les escaliers, disparaissait un bref instant, que sa silhouette tergiversait ensuite sur le palier transversal, juste sous la trouée.
Pour se redonner du courage, il s’arrêta pour glaner des avis pour le moins contradictoires. « Vas-y », paraissait l’encourager Bastien d’un signe de la main. « Reviens », le bridait Cécile en retour. Mathieu n’était pas plus avancé pour autant. Il opta pour la première option. C’est quand il ne fut plus visible que tout le monde retint son souffle.
Cécile se renfonça dans sa chaise, catastrophée. C’était elle la première qui avait remarqué l’étrange comportement de Florian, alarmée de ce brusque changement. Retour à la case départ : elle ne savait plus comment l’aborder. Alors même qu’elle commençait tout juste à se sentir plus confortable en sa présence, elle se heurtait à la même carapace qu’elle érigeait souvent pour tenir le monde à distance. Florian était devenu distant. Elle venait presque à comprendre ce que ressentaient ceux qu’elle affrontait dans cette armure, c’est-dire ! Décontenancée, embarrassée, tourmentée, elle passait par toutes les couleurs à son sujet. Le cas de Rémi ne l’avait pas affectée à ce point, ce serait hypocrite d’affirmer le contraire. Mais elle ne pouvait qu’attendre. Comme les autres, elle attendait.
Mathieu piétina un bref instant le pas de la porte avant de se décider à franchir le seuil. Florian n’était pas là, comme à l’accoutumée. Le lit tiré à quatre épingles ne trahissait aucune trace de son passage cette nuit, tout comme les nuits précédentes. Mathieu n’accorda pas un regard au verrou qui obstruait la porte communicante, à l’image de leur relation. On ne pouvait penser à cette porte se souvenir des nombreuses discussions nocturnes qui avaient eu lieu à travers cette même ouverture. Échanges ou débats s’étaient enchaînés depuis le soir où Florian s’était fait larguer. Et puis, plus rien. L’évocation des recettes qu’ils avaient expérimentées ensemble avec beaucoup – beaucoup – de gâchis à la clef ne pourrait que le rendre nostalgique.
Le bureau n’avait même pas eu le temps d’être vraiment étrenné. Il était tout aussi immaculé que le reste. Mathieu y déposa la photo puis resta là, un peu dépassé. Cette photo de groupe faisait peut-être tache à la réflexion. Il la reprit, la tritura à nouveau puis la reposa. La décala à gauche. À droite, indécis. C’en était ridicule et ingénu. Mignon comme tout.
Florian n’y tint plus.
— Si tu la disposes au milieu, c’est pas mal aussi.
Mathieu frissonna. Un rien narquois, ce timbre familier.
Florian observait son manège, le sourire tranquille.
— Ça fait combien de temps que tu es là ? a bégayé Mathieu.
— Suffisamment longtemps. J’attendais que tu la poses mais j’ai préféré te souffler la réponse, parce que sinon on y serait encore.
Mathieu piqua un fard.
— Je ne voulais pas te déranger, désolé. C’était juste pour la photo.
— Je ne t’accuse de rien.
— C’est une très belle photo, a balbutié encore Mathieu.
— C’est vrai, reconnut Florian sans même la regarder. Très réussie.
— Oui.
Ambiance…
— Tu ne dors pas ici.
— Non. Tu es très perspicace, éluda Florian.
Il changea subitement d’humeur et de couleur.
— Trêve de plaisanteries. C’est ton excuse pour rentrer chez quelqu’un sans sa permission et violer son intimité ?
— Ce n’est pas ça. Je… Je ne cherche pas à t’espionner ni quoi. Je m’inquiétais… euh… On s’inquiétait de ne pas te croiser plus souvent.
— Billevesées, cracha Florian avec dégoût.
Ses yeux étincelaient d’une fureur difficilement contenue. Il se radoucit aussi vite qu’il s’était déchainé et remua la tête pour éteindre le feu qui dansait la sarabande au fond de ses iris.
— Tu ferais mieux de déguerpir avant que je ne te découpe en pièces, Mathieu, énonça-t-il d’une voix étonnamment détachée comme s’il lui présentait un bulletin météo. Avec l’air chiffonné du type qui se demande s’il va vraiment passer à l’acte parce que ça serait franchement dommage quand-même.
— Eh, mais non, pas du tout… Qu’est-ce que tu racontes ? Je vais sortir, euh, ne bouge pas…
Mathieu trébucha sur ses talons. Florian leva les sourcils, mi-figue mi-raisin. À la fois amusé et profondément agacé par sa réaction.
— On n’a qu’à… On n’a qu’à…
— Plaît-il ? Je ne comprends pas un traitre mot de ce que tu baragouines.
Mathieu ouvrit de grands yeux déboussolés.
— Détends-toi Mat’. Je plaisante.
— Hein ?
Un nuage noir passa en trombe sur le visage de Florian.
— Je plaisante. Mais tu ferais mieux de t’en aller.
— Tu te fous de moi ?
— Va-t’en, répéta Florian, plus doucement, au prix d’un effort conséquent.
Il l’implorait presque.
Mathieu dévala les escaliers et se précipita dans le salon.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Pantelant, Mathieu écorcha un drôle de « Florian » étranglé du fond de sa gorge.
— La photo… Je la lui ai donnée.
— Il est là ? Ah ben sympa. La moindre des politesses, ce serait de nous prévenir, lâcha Mélissa, rêche.
— C’est un vrai courant d’air ! Comment fait-il pour aller et venir sans qu’on le remarque ?
Mathieu fit signe qu’il n’en savait rien. Arthur courut lui chercher un verre d’eau : il était en sueur, lui fit-on remarquer.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu reviennes dans cet état ?
Mathieu engloutit l’eau d’un trait pour se reprendre.
— Je crois… Je crois qu’il est devenu fou, dit-il enfin.
Clément n’était pas enclin à avaler ce genre de couleuvres.
— Il se comporte bizarrement, tout comme Rémi, on sait. Mais de là à le traiter de fou, c’est un peu exagéré.
— À t’entendre, on croirait que c’est contagieux, pesta Léane.
— Qu’est-ce qui te fait dire une chose pareille ? Développe un peu. Il a pris la photo et l’a découpée en confettis avant de te la balancer à la gueule ?
Mathieu pivota vers Claire, épaté de constater qu’elle s’y connaissait en fous.
— Non pas vraiment…
— Ah, ben tu vois ! triompha-r-elle.
— … mais c’était quelque chose dans ce goût-là, termina Mathieu. C’est moi qu’il a menacé de découper en morceaux si je ne sortais pas de sa chambre.
Arthur fixait Mathieu, qui regardait Claire, qui avait le sifflet coupé. Sa couverture avait glissé sur ses pieds.
— Il a ensuite ajouté que c’était une blague, mais je n’en suis pas si sûr.
Claire ne dit rien. Elle ne digérait pas.
— C’est impossible, argua Cécile. Il ne le pensait pas. C’est le principe d’une blague.
— Je crois surtout que lui-même ne sait pas ce qu’il dit ou ce qu’il fait par moments. C’est ça qui est problématique.
« Sérieusement ? » affichait la tronche de Cécile. Elle se désolidarisa de la conversation et quitta la pièce sans plus attendre. Elle devait en avoir le cœur net. Dans tous les sens du terme.
— Si c’est à ce point, alors il est devenu fou furieux. Il a pris un pet au casque.
Bastien regardait le plafond, l’œil inquiet, comme si Florian allait surgir par l’embrasure avec une hache brandie par-dessus de sa tête de fou furieux.
— Florian n’est pas normal, statua-t-il.
Il avait librement exprimé son sentiment sans laisser à Florian la possibilité de se défendre. Les absents ont toujours tort.
— T’es vachement négatif. On ne peut pas se considérer comme normal quand on se prend plus de 2000 volts dans le corps et qu’on se porte comme un charme sans trop de séquelles, notifia Léane, sarcastique. Il est possible qu’il y ait des conséquences sur sa personnalité, mais je trouve qu’il s’en sort plutôt bien compte tenu des circonstances. Ce n’est pas comme s’il avait tenté de nous égorger pendant notre sommeil.
— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui, vous le voyez bien, insista Bastien qui ne voulait pas en démordre. Aucun d’entre vous ne se demande ce qu’il trafique une fois dehors ? Sa rentrée n’est que le mois prochain et il est constamment en cavale !
— Tant qu’il paie et qu’il s’acquitte de ses tâches, j’estime qu’il a le droit de faire ce qu’il veut, de dormir où il veut et de manger avec qui il veut. Ses passe-temps ne regardent personne. Je ne peux quand même pas l’enfermer dans sa chambre et le forcer avec Rémi à participer aux repas ! s’agaça Mélissa, bien remontée contre Bastien qui venait lui donner des leçons sur la manière de gérer une maison. Ici, ce n’est pas un centre pénitentiaire mais une colocation. Donc laisse-lui de l’espace.
« Laissez-leur de l’espace. Laissons faire le temps » était devenu le mot d’ordre en ce qui concerne Rémi et Florian. Même Arthur avait fini par lâcher l’affaire. De sorte que seul Bastien s’entêtait à considérer l’attitude de Florian comme bien trop suspecte. On marchait donc sur des œufs, par peur de les brusquer. À couteaux tirés, l’atmosphère était difficilement respirable, même à l’égard de Bastien qui n’était même pas un résident honoraire. Lucas et Clément avaient bien tenté de remettre les points sur les « i », parce qu’il était intenable de devoir soumettre toute une maisonnée au rythme des caprices de quelques-uns, mais n’étaient pas parvenus au moindre changement notoire chez l’un comme chez l’autre. Pour l’autorité, on repassera.
— J’suis d’accord avec lui. Maintenant Florian, il fait grave flipper.
Thomas, jamais bon dernier pour battre le fer quand il est encore chaud.
— Ben quoi, c’est vrai !
— Écrase et retourne chez toi, c’est terminé les vacances ! beugla Clément en postillonnant à sa figure. Et toi, j’ai une idée : si tu lui demandais directement ce qui cloche chez lui au lieu de nous gonfler en continu ?
Bastien regarda à la ronde. Globalement, cela reflétait l’opinion générale. Sauf celle de Thomas.
« Z’êtes tous nuls », semblait brailler Thomas intérieurement. « Même que c’est vrai en plus ».
Même que ce n’était pas faux : Florian faisait grave flipper. Ce n’était pas pour rien que Bastien n’osait pas s’adresser à Florian en personne pour l’interroger sur le fond du problème. C’est bien simple, personne n’osait lui parler. Traverser la mort aussi facilement, ça en jette pour commencer. Et soudainement, il traînait avec lui cette aura ténébreuse et mélancolique qui les réduisait au silence. Et soudainement, de par sa présence, Florian en imposait. Même auprès de Claire, qui avait perdu de sa superbe, ou de Lucas, qu’il avait réussi à déstabiliser. De là, on avait décrété qu’il valait bien mieux le laisser tranquille, on ne sait jamais, c’est plus prudent.
Le résultat qui en découlait, ben, c’était que la plupart des questions demeureraient sans réponses et puis c’est comme cela un point c’est tout. On ne saura pas non plus ce qui se cache dans la lumière blanche au bout du tunnel vu que Florian avait fait demi-tour à mi-parcours. Il n’en était peut-être pas tout à fait sorti pour autant. Florian obscur. Florian limite effrayant. Ça aussi, c’était nouveau.
Cécile se présenta à l’entrée du salon, en pétard.
— Il a encore filé !
Arthur était dépité. Claire était déconfite. Mathieu dégoûté. Et Bastien de broder sur sa théorie du complot.
— Je vous l’avais dit. Un véritable courant d’air. On arrive jamais à rattraper les anguilles.
Clément avait clairement sa claque de Bastien qui cherchait la petite bête.
— Que ceux qui n’ont rien à faire ici retournent chez eux. Les autres feraient mieux de se trouver une occupation dans l’instant.
Ils s’égaillèrent comme une nuée d’oiseaux sauvages à l’approche de l’orage. Sauf Bastien.
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