Chapitre 22 (3/4)
Une petite ruelle sinueuse et venteuse qui s’excusait d’exister. On pouvait facilement la rater. Elle se perdait sous une arcade habilement dissimulée par le renfoncement, pour ressortir à l’air libre un peu plus loin. Enfin, c’est ce que Bastien supposait. Il ne visualisait pas au-delà. Peu importait l’habitation qui s’y trouvait en fin de course, elle n’aurait rien à voir avec la villa Carpentier, même avec un sérieux coup de pouce.
— C’est vraiment là ?
Clément n’était pas bégueule et ne faisait pas de jugement à l’emporte-pièce. Toutefois, il semblait prêt à accorder à Natacha le bénéfice du doute.
— Oui. Je n’allais pas plus loin, alors je ne sais pas ce qu’il y a, mais si vous voulez vos réponses, c’est le chemin que vous devez prendre.
Bastien n’attendait que cela. Il voulut s’engager mais Natacha lui barra une dernière fois le passage.
— Tu peux encore faire demi-tour. Après, il n’y a plus de retour en arrière possible.
Elle était sincère. Et inquiète. Face à cette sollicitude, il sentait l’agacement poindre à nouveau.
— Si tu avais la possibilité de voir ce qui se trouve à l’autre bout, tu franchirais cette porte.
— Je l’ai déjà fait, en quelque sorte. Il n’y a pas un jour où je ne l’ai pas regretté.
— Bastien, s’agita Clément, on n’est pas pressés à la minute. On devrait prendre un peu de recul avant de se décider.
Bastien poussa Natacha et s’engouffra sans chavirer, vite avalé par le clair-obscur.
Clément était tendu. Il regarda Natacha. Natacha le regarda. Ils regardèrent Bastien s’enfoncer plus loin encore dans le conduit. Peu emballés.
— Sans moi, ce crétin va se perdre, marmonna finalement Clément.
Il ne temporisa pas plus avant et menaça Natacha d’une dague.
— Passe devant, lui ordonna-t-il sèchement.
Nat ne frémit pas d’un cil, guère impressionnée par ce déjà-vu : elle avait connu couteau plus effilé et plus résistant sur sa gorge. Clément parut déçu de voir que son intimidation ne lui faisait pas plus d’effet.
— Ne crois pas que je ne sais pas m’en servir, retenta-t-il.
— Je ne crois rien, soupira-t-elle. Je serais venue aussi, avec ou sans couteau.
— Sans déconner ?
— Faut voir. Fifty-fifty.
Clément se raidit et rengaina son joujou pour lui en coller un autre pas loin de la tempe. Elle ravala sa salive et ne bougea plus, nettement plus convaincue.
— C’est un de mes préférés, celui-ci. Le Luger Parabellum, ou P08, un des tous premiers pistolets semi-automatiques. J’ai eu du mal à le collecter, mais il en vaut la peine, non ?
— Effectivement. Et… il est chargé ? Tu sais t’en servir au moins ?
Il eut un sourire légèrement carnassier et écarta le canon dans une invite assez claire.
— Les dames d’abord. Grouille, il faut le rattraper.
— J’ai du mal à réaliser que je suis en train de te suivre, râla Clément. Ils cheminaient depuis pas mal de minutes et ils ne discernaient toujours pas la sortie. Natacha trottinait en silence entre les deux garçons. Le superbe Luger de Clément avait vite fondu comme neige au soleil et il avait fini par s’en délester. Elle n’avait pas besoin d’être menée à la baguette pour avancer. Et elle, elle ne se plaignait pas. Bastien marchait d’un bon pas, avec pour seul horizon droit devant et au-delà. Elle aurait aimé avoir son audace.
Le sentier progressait toujours, et ils continuaient. Clément commençait à trouver le temps anormalement long, ainsi que des similitudes troublantes aux souterrains des catacombes. Les autres aussi, mais n’en faisaient pas la remarque. Il ne servait rien d’ajouter au phénomène pour ne pas attirer le malheur.
— On n’a toujours pas fini de creuser cette histoire de familles, et on se retrouve face à un mystère supplémentaire. Déjà que toi, tu es un mystère à toi seul. Je veux dire, si tu es lié au même miroir que moi, pourquoi auraient-ils demandé à cette fille de s’occuper de ton cas aussi ?
— J’en ai assez des mystères, répondit Bastien avec insolence, comme pour narguer ces conjonctures.
— Et moi donc. Alors pourquoi je te suis ?
— Tu es tout aussi curieux que moi de voir où cela mène.
— Pas vraiment. On ne t’a jamais dit que la curiosité était un vilain défaut ?
— Si. Mon frère me le disait tout le temps.
Natacha écoutait d’une oreille distraite, absorbée par ce que venait d’énoncer Clément. Encore un truc dont elle n’était pas au courant – la liste ne faisait que s’allonger. Tout comme Clément, Bastien n’avait donc pas sa place dans ce tunnel. Il avait beau être un cas particulier et un de leurs protégés, ce n’était pas le bouclier idéal.
Cela s’annonçait mal. Elle tremblait en anticipant la réaction d’Antoine, de Christian et de ses acolytes quand ils les verraient faire irruption. Déjà que sa présence n’était pas souhaitée, elle qui bravait toutes les règles, si en plus elle se retrouvait en compagnie de deux autres intrus… Non vraiment, cela sentait le roussi. Elle trébucha dans le noir.
— Eh bien, heureusement qu’il y a ton frère, parce que sans lui, on se demande ce que tu serais devenu, se gaussa Clément. Comment peux-tu manquer autant de jugeote ?
— Peut-être parce qu’il n’y a plus mon frère depuis longtemps.
— Oh. Désolé. Je… Je ne savais pas.
Clément ne savait plus où poser les pieds. Il piétinait presque sur place. Puis on n’entendit plus ses pieds racler le sol. On ne l’entendait plus tout court.
— Qu’est-ce que tu fais ? Avance si tu ne veux pas te perdre ! brama Bastien en se retournant. On ne va pas…
Le sol se déroba sous ses pieds et il plongea tête la première. Dérapant, roulant sur une pente pierreuse sans pouvoir se retenir, il finit par s’étaler. À demi-assommé, il voulut se redresser. Il se frotta les yeux, désarçonné.
De toute évidence, il s’était cogné le crâne plus fort qu’il ne le croyait. Beaucoup plus fort. Natacha glissa sur les fesses comme sur un toboggan et atterrit sur ses pieds dans une drôle de grimace. Il lui aurait bien demandé de lui confirmer qu’il avait des visions mais Natacha ne le calcula pas. Elle s’empressa de dégager le terrain en quatrième vitesse et de se blottir dans un coin, prudemment sur la défensive. Comme si elle attendait à tâter du bâton.
Bastien avait une nausée qui allait s’amplifiant, une lente paralysie s’emparait de son corps à partir du tronc. Clément déboula sur ces entrefaites. Bastien devait savoir si ce qu’il voyait était bien la conséquence d’un mauvais délire associé au coup sur le crâne et au contexte précédent. Clément serait bien obligé de lui répondre. Mais Clément se contracta d’un coup, comme s’il avait égaré la faculté de respirer en cours de route. Peu importe ce qu’il voyait à son tour, cela ne passait pas sa gorge. La preuve.
— A…A…A…A… Clément s’évertuait à fredonner Staying Alive en bloquant sur la première syllabe en continu tel un disque rouillé. A... Alec ?
Bastien se prit un uppercut au ventre. Sa poitrine se bloqua, sa tête se chargeait d’un froid glaciaire gelant son cerveau. Il rêvait. C’était une hallucination, de part et d’autre. Les hallucinations collectives des suites d’une conversation, ça existe. Mais l’hallucination n’avait pas prononcé son nom. Et jamais il n’aurait imaginé ce prénom tout mâchouillé sortir de la bouche de Clément.
— C’est quoi ce bordel ?
Natacha était abasourdie. Clément pointait à nouveau le Luger dans sa direction, le cran de sûreté désarmé. Il la fixait avec dégoût, comme si elle venait de lui présenter une très mauvaise blague qu’elle devait cesser sur le champ. Natacha ne saisissait pas ce genre d’humour. Mais Clément n’avait pas l’air de plaisanter. Il était prêt à tirer à vue.
— Arrête ça tout de suite !
— Non mais t’es pas bien ! Arrêter quoi ? C’est toi qui braques une arme sur moi !
Le visage cendreux, Clément ne semblait plus savoir ce qu’il faisait. Ce qui est très embêtant quand on a une arme chargée entre les mains. Il tremblait tellement que le pistolet pouvait très bien lui échapper d’une seconde à l’autre. Il baissa les yeux sur Bastien, effondré. Si Clément avait tout l’air du type désespéré qui va se jeter du haut d’un pont, Bastien était un cran au-dessus, déjà en pleine chute libre. À sa vue, Clément reprit son courage, se posta devant lui et recentra le canon sur Natacha.
— Tes petites manipulations ont assez duré. Et à lui, tu lui montres quoi ?
— Je ne montre rien du tout !
— À d’autres ! Et ça, c’est quoi ?!
— Ce n’est pas une manipulation ça, c’est Christian ! Dis-leur, toi !
Ou pas. Christian semblait sous l’eau, totalement pris au dépourvu, ce qui ne devait pas arriver souvent. À bien y réfléchir, c’est en tombant sur lui que Bastien et Clément avaient déraillé. Elle fit l’aller-retour, de plus en plus éberluée. Il y avait anguille sous roche. Oui, il se tramait une tragédie dont elle n’avait même pas conscience.
— Vous vous connaissez ?
Clément ne la lâchait pas du regard. Affligé. De plus en plus. Il devait se rendre compte qu’elle était en effet la moins concernée du lot et cette pensée paraissait l’accabler davantage. Au ralenti, il dirigea alors le Luger vers sa cible en s’efforçant de ne pas la regarder. Comme si cela suffisait à le faire disparaître.
— C’est dans ma tête se répéta-t-il en mantra. Ce n’est qu’un produit de mon imagination. Les fantômes et les monstres, je les élimine.
Christian n’en avait strictement rien à faire. Il reluquait Bastien sans concession, une détresse authentique affichée sur la figure.
Bastien s’enfonçait lentement. C’était une bonne chose que Clément lui bouche la vue : il n’avait pas à voir. Et dans le même temps, ça ne changeait pas grand-chose : il ne voyait déjà plus rien, errant en aveugle.
Il agrippa avec peine la chemise de Clément pour attirer son attention.
— Comment connais-tu mon frère ?
Il bafouillait, tout pâteux mais sa voix sonnait claire. Désaccordée.
De gris terreux, Clément vira aubergine sans trop d’ajustements. On aurait dit qu’il n’avait pas encore appris à respirer correctement dans l’intervalle.
— Ton… Ton frère ?!
Toujours pas. Ses mots qui auraient pu lui apporter une bouffée d’air ne paraissaient que l’étouffer de plus belle. Il s’y noyait dedans.
Natacha leva son visage vers Christian.
— Que raconte-t-il ?
— Mon frère, exigea Bastien, larmoyant. Comment tu le connais ? Il est mort. Alec est mort. Il n’existe pas.
Comme si son fantôme ne se tenait pas face à eux alors qu’ils traitaient de son cas.
— Dis-moi que ce n’est pas vrai. Explique-toi.
Aussi puissant soit-il, Christian n’en demeurait pas moins complètement apathique dans l’état actuel.
— Dis quelque chose ! somma Natacha en hurlant presque. Comment peux-tu me mentir à ce point ?!
Clément détaillait Bastien sous un jour nouveau, épouvanté.
— Dans le parc… Le gamin à la casquette… Oh mon Dieu.
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