Chapitre 23 (4/5)
— Tu t’entends parler ? Même venant de toi, c’est du n’importe quoi. J’espère que tu le sais. Je suis censé croire à tout ce que tu dis ?
Le pire, c’est qu’il semblait y croire, lui, à ce qu’il racontait. Comment pourrait-il en douter, ses potes avaient eu le temps de creuser la question et de mener l’enquête. Plus d’un siècle. On aurait pu penser qu’un tel délai suffirait amplement pour remonter aux origines. Même pas. Évidemment, les miroirs en étaient le point central. Mais même, c’était… ridicule. Des miroirs hantés ? Une conspiration de groupe ? Bien sûr, tout cela tombait sous le sens.
Un conte sino-espagnol tiendrait bien mieux la route. On nageait en pleine fantasy, putain de merde ! De telles superstitions de grand-mères n’existent pas. Et quand bien même, ils existaient. Quand bien même c’était le cas.
Pour arriver à une conclusion aussi stupide, il fallait avoir l’esprit tordu. Elle savait qu’ils étaient dérangés, mais à ce point, c’était grave. Peupler les miroirs devait sacrément détraquer le cerveau à force.
Non. Non, non. Elle refusait de s’attacher un seul instant à la pensée que Christian aurait pu être mêlé à ces magouilles. C’était impossible.
— Excuse-moi d’être aussi direct, mais tu as une vision trop étriquée, c’est comme cela que tu es tombée dans le panneau aussi facilement. Tu as vraiment gobé les mensonges qu’ils te racontaient ? Que leur combat qu’ils menaient comme par hasard sous la bonne bannière, c’était celui du bien contre le mal ?
Le ton était tellement acerbe.
— Un tel manichéisme n’a pas lieu d’exister. Dès l’instant où nous posons un pied sur terre, nous sommes irrémédiablement destinés à nous habiller de gris. S’ils tendent à se comporter en êtres supérieurs, ils nous restent semblables avant tout. Capables du meilleur comme du pire. Sauf que leur côté humain est compté et se dégrade bien plus rapidement que le nôtre sous l’influence du miroir. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne deviennent sans nuances. Ils sont bien plus misérables que les humains. Ils n’ont pas voix au chapitre, eux.
Natacha s’échauffait presque toute seule. Presque. Elle ne savait pas s’il le faisait exprès, mais il la poussait à bout.
— Je trouve que tu en es un bon cas de figure. Regarde-toi en parler comme si tu n’étais pas concerné, comme si tu étais différent ! Tu sais quoi, le pire dans toute cette histoire, c’est ton attitude ! Tu ne te considères pas un seul instant comme eux. Tu te poses en juge impartial, bien meilleur que tous ceux de ton espèce, sous prétexte de ta petite rébellion ! Parce que, quoi, toi, tu pensais réellement avoir le choix ?! Môssieur a voulu jouer avec le feu, s’accrocher égoïstement à sa place comme si de rien n’était alors que tu savais pertinemment que ça ne ferait que foirer. Alors ne me sors pas ton numéro. Tu es en tout point pareil. Toi aussi tu t’es servi d’eux, tu t’es servi de moi pour en arriver à tes fins !
À présent qu’elle y mettait les mots, elle comprenait enfin, et toute sa naïveté ingénue éclatait dans ses veines et gonflait sa colère comme une baudruche. Elle aurait voulu qu’il lui affirme qu’elle s’égarait totalement, qu’elle faisait fausse route, mais il ne disait rien. Et cela la rendait encore plus furieuse. Sa poitrine lui faisait un mal de chien, son sang brûlait lentement. Pouvait-on mourir de désillusion ? Elle ne l’aurait jamais cru possible, avant.
— Toi… Tu voulais te faire prendre, n’est-ce pas ? Tu savais qu’ils seraient suspicieux, que Bastien entraînerait Clément avec lui pour me pousser à tout avouer. Tu connaissais ma décision à l’avance, avant même que je la prenne. Tu voulais qu’ils découvrent la vérité. Et tout s’est exactement déroulé selon ton plan. Tu es... tu es satisfait du résultat au moins ?
Elle s’entendait trembler et elle n’aimait pas. Comment pouvait-elle se montrer aussi faible ?
Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Défends-toi, bordel ! Dis quelque chose !
— Tu m’as menti. Et tu m’as sorti toute une comédie. Dire que j’ai eu pitié de toi.
— S’il y en a une qui pourrait me comprendre à ce niveau-là, c’est bien toi. Ai-je eu tort de ne pas vouloir me plier à leurs règles moi aussi ? Il fallait que j’en invente d’autres. Je ne pouvais pas les abandonner ni les laisser dans cet état d’aveuglement.
— Me raconte pas d’histoires ! La seule chose que tu ne voulais pas abandonner, c’était ta vie. Tu ne voulais pas rester coincé à végéter et tu as essayé de te créer ton petit monde perso sans avoir à te salir les mains. Tu n’as pas pensé une seule seconde aux autres !
— Je n’ai fait que penser à eux ! s’insurgea Florian.
— Mais bien sûr ! Tu voulais leur révéler la vérité sans même t’intéresser à leurs sentiments ou le choc qu’ils pourraient éprouver. Tu n’y es pas allé de main morte, hein. As-tu la moindre idée de ce que Claire et Bastien peuvent endurer en ce moment, pour ne te donner qu’un seul exemple ? Bien sûr que non. C’est la moindre des choses et pourtant tu es déjà incapable de te mettre à leur place. Et c’est toi qui les as précipités dans ce gouffre ! hurla Natacha.
Florian était décidemment sur une autre rive. Il la regardait se déchaîner sans se mouiller. Vraiment méconnaissable. Il n’avait plus rien de commun avec le garçon qui lui avait accordé sa confiance d’office au détour d’une entrée.
— C’était la seule solution. Il n’est pas question de sacrifier ce cycle. Maintenant qu’ils le savent, ils ne fonceront pas tête baissée dans leur piège. Ils ont la possibilité de fuir et d’échapper à ce massacre s’ils le veulent.
Encore cette histoire de choix. Ma parole, cela tournait à l’obsession pour lui.
— C’est le moins que je puisse faire pour eux. Tant que je serai là, personne ne les touchera.
— Réveille-toi, tu es mort, tu n’appartiens plus à ce monde !!! Florian est mort et tu deviendras Louis ou je ne sais quel monstre sanguinaire en un rien de temps. Tu me l’as fait clairement comprendre, c’est ce qui t’arrive au prochain stade ! Tes amis ne sont qu’en sursis en attendant de devenir comme toi ! Même moi, cela, je le savais. Alors comment peux-tu parler de les protéger !
— Parce que j’y crois encore.
La colère de Natacha retomba.
— Quoi ?
— Je ne suis pas aveugle. Je sais que je deviendrais comme eux quoique je fasse. Les créateurs, ceux qui ont élaboré tout le début, n’ont plus rien d’humain, même pas d’apparence concrète. Mais ces démons sont toujours là. Et Antoine ne va pas tarder à les rejoindre, je pense. Mais si je dois devenir comme eux, moi, je ne veux pas m’évaporer sans avoir lutté. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de ralentir la donne. Ce sont nos actions qui doivent la déterminer, non ? Je veux croire qu’ils peuvent encore la changer, maintenant qu’ils sont au courant. Est-ce mal de m’accrocher comme un abruti à cet espoir ? Si cela peut me faire rester comme je suis plus longtemps que prévu, je m’y accrocherais jusqu’au bout. Alors oui, c’est stupide de ma part mais je préfère m’attendre à un miracle qu’à une déception.
Elle hoqueta. La douleur, encore. Mais cette fois, c’est l’émotion qui lui bloquait la gorge. Elle retirait toutes les méchancetés qu’elle avait pu lui dire. Florian se sentait concerné. L’humanité faible dans toute sa complexité qui veut y croire encore.
Le voilà, son miracle à elle.
Elle faillit tomber à genoux. Au lieu de quoi, elle tenta de se ressaisir. Florian allait croire qu’elle venait de se dégotter un nouveau dieu en sa personne et elle n’avait pas l’intention de lui faire ce plaisir.
— Tu as sûrement raison au fond. Tu veux éviter qu’il leur arrive la même chose qu’à moi. Qu’ils se fassent manipuler comme je l’ai été. Si j’avais été au courant de votre… je veux dire de leur projet d’ensemble, jamais je n’aurais réagi ainsi et rien… Peut-être que rien ne se serait déroulé de cette manière.
Si seulement elle ne s’en était pas mêlée, le résultat aurait-il été autre ?
Elle était sûre que cela n’aurait rien changé mais elle aurait préféré se convaincre du contraire. C’est donc ainsi que cela marche le destin. On croit agir librement en tout état de cause sans s’apercevoir qu’on est manipulé tout du long par des forces extérieures qui te traitent en pantin. Et dans ce jeu de dupes, Natacha tenait un des rôles principaux, entrant en scène au moment opportun choisi pour elle. À ses dépens.
Tout avait été prémédité. Ses actes comme ses décisions. Elle qui voulait échapper à leur tracé imposé avait réalisé leurs attentes en faisant exactement le contraire de ce qui lui avait été demandé. Et elle s’était fait avoir en reine des connes, la pièce maîtresse de l’échiquier. Était-elle si prévisible ?
— C’est pour cela que vous étiez les seuls à voir les monstres. Ce sont les âmes détruites par les miroirs. Et ils les ont utilisées pour vous rassembler. Quel meilleur moyen pour créer des liens que de combattre les uns à côté des autres et d’affronter ensemble ces monstres surgis de nulle part ? Et rien de tel pour corser l’affaire que de prévoir quelques tentatives d’étranglement par-ci par-là. Les attaques de ceux qu’on me dépeignait en méchants, juste une commune mise en scène pour accélérer la cohésion. On parsème le tout d’une mort ou deux, histoire de le rendre plus réaliste. Après tout, ça rapproche d’avoir perdu quelqu’un.
Réfléchir à voix haute lui faisait du bien. Même si ça n’améliorait clairement pas son moral, quelque part, le fait de cibler la méthode avec laquelle ils s’étaient fait berner la rassurait.
— Et c’est là que j’interviens. Voilà la véritable raison pour laquelle ils m’ont approchée l’été dernier. Ils me confient une mission bidon en sachant pertinemment que je ne supporterais pas de regarder ces jeunes s’enfoncer dans ce foutoir sans rien faire. Faire fuir les monstres qu’ils convoquaient eux-mêmes ? Un total baratin. Et l’argument parfait à vous sortir pour que vous me fassiez confiance même si je ne pouvais rien vous raconter. Ce n’était pas suffisant pour tous vous convaincre de ma bonne foi et c’était le but : mon intrusion a semé le trouble dans votre groupe et vous a poussé à vous rapprocher des autres dont vous vous méfiez auparavant.
J’ai été le déclencheur parfait pour renforcer cette unité, je vous ai même invités tous ensemble chez moi.
Sa voix se serra. Elle devait continuer. Elle n’en avait pas fini.
— Et les liens se tissent entre vous, de plus en plus forts dans toutes ces épreuves. En parfaite contradiction avec l’antagonisme des miroirs et malgré les voix dans vos têtes qui insufflent en vous une méfiance instinctive à l’encontre des autres. Plus vous vous attachez et plus le contraste devient violent. C’est là qu’est l’astuce. Il ne restait plus qu’à attendre la venue décisive de celui qui contient l’âme du… du deuxième garçon, là, pour réactiver les dispositifs des miroirs. J’ai raison, pas vrai ? Une fois concentrés tous les trois dans le même cycle, à l’instant précis où le dernier fragment se serait réveillé pour libérer son pouvoir, votre dévouement se serait porté envers votre miroir respectif et ses représentants. Les liens d’amitié se seraient mués en haine d’autant plus vorace et vous auriez été lâchés dans l’arène. Vous deviez vous trahir pour en finir. C’était leur plan d’origine. Et j’en ai fait partie.
Natacha s’en voulait tellement d’avoir été aussi crédule. Elle qui ne souhaiter qu’une chose, les aider à s’échapper à leur sort, n’avait fait que précipiter leur guerre à venir.
Vu comme cela, elle comprenait le point de vue de Florian. Vraiment. Même si la méthode n’était pas très catholique. Il avait souhaité les prévenir d’un tel danger, pour leur laisser le temps de se séparer et de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Mais la fuite était-elle une solution efficace ? Désolée, mais non. Il avait beau y croire encore, pour elle, c’était clair, on ne pouvait contrer le destin.
— J’étais bien loin du compte. Au final, je me demande si c’était bien que nous apprenions la vérité. Comment veux-tu que nous… qu’ils continuent d’avancer à présent ? Certaines vérités sont mieux dissimulées.
— Je suis d’accord, murmura Florian. Je suis désolé.
Elle le zieuta, interloquée. Plus elle en apprenait, moins elle arrivait à suivre. Quoi encore ? Il y a encore quelque chose que je ne sais pas ? Certainement, oui. Des brouettes. Pour l’exemple, jamais elle ne comprendrait pourquoi…
Un vertige s’empara d’elle à l’improviste. Une vague ébauche d’explication, juste une, l’effleura pour faire son petit bonhomme de chemin. Florian voulut lui prendre la main, elle se retira, complètement transie.
La réalité coulait, aussi claire que de l’eau, en perspective si nette et si tranchée que l’évidence lui sautait aux yeux. Et au nez. À la gorge, à l’estomac. Lui paralysait les jambes. Partout.
— C’est ce que tu ne pouvais me dire dans la grange. Tu avais des soupçons, mais tu ne m’en as même pas parlé.
— Nat… Laisse-moi t’expliquer
À quoi bon ? Il allait encore mentir. C’est ce qu’ils faisaient le mieux. Tout n’était que mensonge.
Pourquoi moi ? Pourquoi ces cinq-là en particulier ? L’imbécile. Pourquoi ne s’était-elle pas posé ces questions plus tôt ?
— Voilà pourquoi tu t’intéressais autant à mon sort. Ce n’était pas juste de la pitié.
— Je voulais éviter cela. J’aurais voulu que tu sois tenue à l’écart.
— Ferme-la. Ne t’avise pas de me toucher ! beugla-t-elle en projetant ses bras en l’air alors qu’il faisait probablement une autre tentative. Enfin c’est ce qu’elle supposait. Elle commençait à voir flou.
Une fois encore, elle avait eu tout faux. Elle avait été choisie entre tous parce qu’il leur fallait quelqu’un qui détienne en lui l’éclat de la vérité, ne serait-ce qu’une infime parcelle, même altérée. Une étincelle que le miroir terré en eux pourrait reconnaître en ricochet pour leur renvoyer, à son tour, le reflet inversé de sa vérité. Car quand on s’y attend le moins, les miroirs ont tendance à vous dévoiler la vérité en face, face à laquelle on ne peut rien cacher, pas mêmes nos peurs affleurant à la surface. Le miroir est impénétrable, il reflète ce qu’il voit, non pas ce que vous voulez montrer. Et c’est elle qui en était devenue otage à part entière, réfléchissant l’image obscure et secrète que ses amis tenaient à garder enfouis au plus profond d’eux-mêmes. Ses amis ? Perdu. Elle ne pouvait les qualifier ainsi et ne le pourrait jamais à l’avenir. Maintenant elle avait peur. Dieu, qu’elle avait peur.
Connaître l’envers du décor ne suffisait pas, il fallait quelqu’un de compatible. C’est pour cette raison qu’ils avaient fait en sorte de lui révéler leur véritable nature, à elle. Une descendante directe du miroir central et qui connaît la vérité. La candidate idéale. Parce que le miroir reconnaîtrait ce double statut pour la transformer en miroir aux alouettes.
C’était la subtilité du pacte dans toute sa perversion. Quoi de plus ironique qu’une héritière qui révèle la vérité en contribuant à l’hécatombe en juste retour des choses ?
Elle était la seule capable de faire surgir leurs peurs du miroir. Elle n’avait jamais été convoquée pour faire disparaître les fantômes. C’était même tout le contraire.
Et Antoine qui s’amusait à l’appeler « cousine ». Cousine… ça n’avait rien à voir avec l’erreur qu’elle avait réalisé gamine à la suite d’une confusion. Ce n’était pas une blague.
Ça y est. Elle allait vomir.
— Et… maintenant ? pantela-t-elle, toute ruisselante. Je suis la prochaine sur votre liste d’attente, comment tu as dit déjà, ah oui, la réserve interchangeable ? Maintenant qu’ils n’ont plus besoin de moi, ce n’est qu’une question de jours, non ? C’est toi qui dois t’en charger ?
— Natacha, écoute-moi, tu n’y es pas du tout. Je ne permettrai rien de la sorte.
— Menteur. Dégage. Ne m’approche pas.
— Je sais combien tu souffres. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Ils ont reproduit des tas de situations similaires en nous manipulant comme des jouets. Elena…
— Comment oses-tu me comparer avec toi ! Tu es comme eux !!!
Elle bondit le plus loin possible hors de sa portée en se tortillant sous tous les angles, frénétique. Si seulement elle pouvait s’arracher de sa peau… La sensation était insupportable. Comme un feu qui la dévorait de l’intérieur.
— Ne m’approchez pas. Tous. Tous autant que vous êtes. Je ne veux plus vous voir. Vous… Vous me dégoûtez.
— Natacha…
Elle se dégoûtait.
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