Troisième reprise
En effet, si Martin n'est pas habilité à négocier les tarifs, que lui reste-t-il ? La ligne téléphonique est bonne, j'entends presque les explosions de synapses dans son esprit en surchauffe. Pauvre Martin.
– Heu... il y a la question de la cession des droits.
– Bonne question : la réponse est non !
– Je vous demande pardon ?
– Pas de cession des droits. Ou, pour le dire plus clairement, je reste propriétaire de tous mes droits, moraux et patrimoniaux.
– Mais, nous sommes censés... enfin, la maison Gallimard est censée exploiter les droits patrimoniaux de votre œuvre, c'est le principe du contrat d'édition qui...
– Qui vous permet de faire n'importe quoi ou de ne rien faire du tout, ce qui a été longtemps la norme chez nombre d'éditeurs dont vous. Non, ne vous récriez pas, Martin, vous savez sans doute – ou alors vous ne savez pas, mais apprenez-le – qu'en gérant des centaines de sorties chaque année vous ne pouvez matériellement pas donner à chaque livre la place dont il a besoin pour exister, c'est impossible. Vous allez juste attendre de voir si l'appât que représente mon roman attire assez de lecteurs, et là seulement vous déclencherez l'opération de chalutage en grand, avec trompettes, majorettes et plumes partout. Et si ça ne mord pas à la petite ligne, tout restera en sommeil pour laisser de l'espace à ce qui marche déjà et peut rapporter encore plus. C'est normal, je ne vous en veux pas, mais ne faites pas comme si ce n'était pas le cas. Autre chose ?
– Heu... la diffusion et la distribution ?
– Mais, ce n'est pas de votre ressort, mon petit. Vous représentez un éditeur, et non un grossiste, n'est-ce pas ? Ce qui compte pour vous, c'est la littérature, la qualité du texte, le plaisir de lecture, pas le démarchage, le stockage, le transport et l'approvisionnement. Nous parlons bien d'un contrat d'édition, pas de choisir dans quels camions partiront les cartons.
– C'est que, justement, Gallimard dispose de sa propre entreprise de diffusion et distribution, ce qui permettrait...
– Ce qui vous permettrait de vous en mettre encore plein les poches à travers un autre pourcentage que vous me présenterez comme un coût alors que c'est tout bénef pour vous, on est bien d'accord. Enfin, non, pas d'accord ! Le moment venu, si je vous choisis et quand nous aurons défini le périmètre de votre prestation et le montant de vos émoluments, il sera temps de me mettre en contact avec votre équipe de VRP et de transporteurs. Je respecte leur travail, mais ne mélangeons pas tout, voulez-vous ? Rien d'autre ?
Il y a un silence au bout de la ligne. Martin me semble à sec alors qu'il lui reste quelques cartouches. Heureusement, il les trouve et les tire toutes d'un coup.
– Et les droits audiovisuels ? Le numérique ? Les ventes à l'étranger ?
– Ah, merci Martin, je vois que vous êtes bien formé et professionnel jusqu'au bout. Pour l'audiovisuel, rien ne vous interdit de démarcher de votre côté et nous signerons un contrat d'apporteur d'affaires, comme dans tous les autres domaines de cette économie de marché dont nous sommes, vous comme moi, les exploiteurs autant que les exploités. Et, quitte à parler d'exploitation, pour le numérique pas besoin de contrat annexe, je me débrouille avec une plateforme et vous n'aurez qu'à ajouter une ligne « promotion des supports dématérialisés » à votre devis global. Quant à l'étranger, que diriez-vous d'une rémunération au nombre de contrats apportés ?
– Cela doit pouvoir s'envisager, je vérifie avec ma hiérarchie. Mais, une question personnelle : si votre roman est un échec ?
J'aime cette attention à la problématique de l'autre. J'ai eu tort de le rudoyer, ce jeune homme a du cœur, voire de l'empathie. Je fonds...
– Merci de me poser la question, Martin. Disons que je prends un risque en faisant appel à vos services. Mais de toute façon j'en ai pris un voilà plus d'un an : celui de consacrer tout ce temps à l'écriture de mon roman. Ce risque je l'assume, jusqu'au bout.
– Mais, ce que vous demandez, c'est du compte d'auteur, c'est mal vu, pire que l'autoédition.
Aïe...
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