Chapitre 14 - À chaque jour, suffit sa peine
21 novembre 2014 -
Quinze minutes plus tard, sur la pointe des pieds et veste sur le dos, le professeur avait rejoint Caroline. Elle dormait. Tout doucement, il avait pris un bloc et un crayon dans sa sacoche et s'était renversé dans le fauteuil. Les mots qu'il griffonnait sur le papier se rapportaient aux confidences de la patiente. Et bien que la discussion soit enregistrée, il notait les détails importants repérés et générateurs d'idées.
Le professeur jeta un œil sur sa montre. L'heure était avancée. Devrait-il attendre que la patiente se réveille ? Non, évidemment. Il se racla la gorge pour interpeller l'endormie, mais à son action pas de réaction. Il réitéra. Cette fois-ci, Caroline sursauta.
— Mmm... avait-elle grommelé. J'ai plongé dans le sommeil, dirait-on...
— Comment vous sentez-vous ? Voulez-vous dormir ? Voulez-vous que je vous laisse et que nous reportions l'entrevue à plus tard ?
— Non... Pas question... Je veux terminer ce soir...
— Comme vous le voudrez. Un peu d'eau ?
— S'il vous plaît...
Caroline avait à peine mouillé ses lèvres sur le bord de la timbale.
— Où en étions-nous ? demanda-t-elle.
— Eh bien... voyons voir, avait murmuré le professeur. Ah oui, voilà. J'avais stoppé à "J'étais encore loin de comprendre que sans ma participation et mon assentiment passif ; sans son jouet docile à portée de mains, le jeu cesserait faute d'intérêt... "
— Ah oui, c'est ça... Allez-y, je vous écoute...
— Chaque jour, j'avais mon lot de peines et ma moisson de galères. Chaque jour, celui qui m'avait promis de prendre soin de moi, de m'aimer jusqu'à la mort, de me rester fidèle et de me respecter, m’insultait copieusement et me maltraitait sans vergogne. Les promesses n'engagent que ceux qui y croient et concernant les aventures extraconjugales de mon immoral et narcissique époux, je n'avais pas de preuves formelles, mais de plus en plus de doutes. Chaque jour, il s'énervait sur moi pour un rien, mais conciliante et bonne poire, je mettais ça sur le compte de sa fatigue du boulot. Ce soir-là, il y avait de l'électricité dans l'air. Il était particulièrement tendu et je pressentais l'imminence d'une crise. Toute la soirée, Pierre avait cherché la confrontation avec moi. Énervé, il trépignait. Il m'envoyait des piques, soupirait bruyamment et n’arrêtait pas de m'interpeller avec un ton hargneux. Par sûreté, je m'étais tenue à l'écart. Malheureusement, ma prémonition se vérifia. Une réponse tardive de ma part lui fit perdre les pédales. Furieux, il souleva le dessous de plat en inox posé sur la table de la salle à manger et le lança sur moi. Je l'esquivais in extremis. Mécontent de m'avoir loupée, Pierre s'était placé devant moi. Son regard dans le mien était méprisant, haineux. Torse en avant, il m'avait poussée contre la porte à proximité, et le bas de mon dos s'était encastré dans la poignée. La douleur était intense. J'en avais le souffle coupé. Je devais ressembler à un poisson s'asphyxiant hors de l'eau, parce qu'il avait éclaté de rire et rétorqué méchamment " Ben alors ma grande ? " " Il serait temps d'apprendre à marcher, au lieu de te prendre des portes... "... Pas de trace, pas de sang, pas de preuves ! Pierre était passé maître dans l'art de me détruire en sourdine. D'ordinaire, il s'arrangeait pour ne pas me laisser de traces, mais cette fois-ci, j'étais certaine d'avoir un bleu à hauteur des reins. Tout de suite, j'avais pensé que l'ecchymose serait une preuve suffisante de maltraitance et me permettrait de le dénoncer. Puis j'avais songé aux représailles. Finalement, j'avais décidé de me taire. J'étais retournée à ma vaisselle en ravalant mes pleurs et en boitant. Et il y eut ce jour, où sa main me giflant avait ripé et sa chevalière avait fendu ma lèvre supérieure. Manque de bol pour lui ! Face à ma bouche ensanglantée, il était dérouté. Il avait cru que j'irais porter plainte à la Police et j'avais eu droit à une longue litanie " Je te demande pardon ma chérie " " Je ne voulais pas ça " " Je t’aime plus que tout " et " Sans toi, je ne peux pas vivre ". Écœurée par son chantage affectif, j'avais été m'enfermer dans la salle de bains pour me soigner et pour pleurer. Derrière la porte, il avait continué son numéro " Je ne recommencerais plus, je te le promets " et patati et patata. À tous les coups, on gagne ! Bêtement, j'ai adhéré à sa pseudo repentance et lui ai promis de ne rien dire à personne. En sortant, il m'avait tendu les bras. Geste rare de tendresse. Naïvement, je m'étais blottie contre lui et il m'avait serré les os en me susurrant au creux de l'oreille : " Si tu reviens sur ta parole, tu en subiras les conséquences... " Je vivais dans une terreur permanente. Par crainte de ses réactions, je soupesais tous mes mots et je mesurais mes gestes. C'était l'enfer ! Pour éviter les conflits, j'ai accepté l'inacceptable. Par commodité, je me suis oubliée et par honte, je suis entrée dans une bulle de silence. Quand il voulait me faire du mal, Pierre procédait toujours de la même façon. Il démarrait par une série de provocations avant de m'injurier copieusement. Puis, après l'agression verbale et selon l'humeur du jour, il choisissait de me pincer ou de me bousculer, de me gifler ou encore de me frapper avec les poings et les pieds. Toujours à cause des marques susceptibles de le confondre, Pierre ne m'a jamais brûlée, bien qu'il ait souvent menacée de le faire. Non. En réalité, ce savant calculateur, ce gangster aux mains propres et au cerveau bien huilé, ce commanditaire averti, ce virtuose du délit, cet Arsène Lupin de la torture ne laissait aucun indice sur mon corps. Après son habituel forfait, il arrivait que ce joaillier du crime prenne son air de cocker, et me dise ne pas comprendre ses réactions avant d'implorer mon pardon. Le fourbe savait y faire ! L'habile sournois s'y connaissait pour m'entourlouper et pour me faire céder. Combien de fois me suis-je laissée prendre à son jeu de fausses repentances. Bécasse que j'étais ! Malgré les vexations et la violence subie, je continuais de l'aimer. Et quand on aime, on fait confiance... et on pardonne... On pardonne à celui nous manipule et fait mumuse avec notre âme... On pardonne au diable... Pour rappel, j'étais jeune, amoureuse, idéaliste..., et en bon acteur, Pierre avait fignolé son scénario. Escroc de l'amour, il m'a abusée et j'ai fermé les écoutilles de ma conscience pour continuer de l'aimer. Dans cet amour sacrificiel, j'avais le projet de le sauver de sa haine. Grand leurre ! Dans cet amour à sens unique, je me suis égarée. Plus j'usais de bienveillance, plus il me rabaissait. Plus j'étais indulgente, plus il me brutalisait. De guerre lasse, à force d'être humiliée et de batailler contre des moulins à vents, j'ai compris qu'il ne changerait pas. Autant réveiller un mort.
Caroline était intervenue :
— Il minimisait ses actes en prétendant que j'étais responsable de ses sautes d'humeur... Pfft... Il se faisait passer pour l'innocent. Il se plaçait en victime avant de déverser sa haine sur moi. Aujourd'hui, je sais que ce déchaînement de haine n'était pas de mon fait.... C'était lui et uniquement lui le monstre...Pfft... Lui qui m'accusait de malfaisances pour mieux se dédouaner... Lui qui ne pouvait se contenir... Pfft... Lui qui piquait des crises de colère sans raisons valables. Lui qui me tombait dessus et passait ses nerfs sur moi à la moindre occasion. Lui, le lunatique cyclothymique aux réactions imprévisibles... Lui qui soufflait le chaud et le froid... disait tout et son contraire... qui me repoussait pour mieux me reprendre... qui pouvait dire tout et son contraire... Pfft...
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