Chapitre 6
Les yeux ronds, je contemplais l'immense bâtisse qui s'opposait à moi. Son Altesse Royale et moi avions finalement réussi à l'atteindre juste avant que la nuit tombât, et je n'étais pas déçue de la récompense qu'allait offrir le confort du château après cette interminable marche. Le colonel s'était montré fort silencieux après l'attaque des Lombards, intensifiant ma gêne qui m'avait pesée tout au long de notre trajet. Bien-sûr, je lui étais infiniment reconnaissante de m'avoir sauvé la vie ; mais il avait caché sa bravoure avec une telle humilité que j'en avais été doublement stupéfaite. Cet homme était difficile à cerner, et je ne savais jamais si ce qu'il cherchait à m'apporter était son aide ou s'il ressentait simplement de la pitié à mon égard. Il refoulait ses émotions avec force, comme s’il souhaitait prouver à tout le monde que c’était naturel et que rien ne l’atteignait. Mais moi, j'étais persuadée que la grave cause qu'était la guerre avait détruit son âme. Dans le fond de son cœur de combattant se cachait sûrement une personne admirable ; pour le moment, tout ce que j'avais pu observer n'était qu'une personnalité glaciale et désagréable.
- Il faut que vous travailliez avec le personnel, déclara soudainement le colonel en tirant sur la cloche qui était à la porte.
Il leva le nez vers la marquise qui s'élevait au-dessus de nous.
- Avec eux, vous aurez une autre identité pendant un certain temps.
- Je vous demande pardon? m'étonnai-je en me tournant vers lui.
J'étais dans un accoutrement honteux, blessée à cause de l'accident de train et ne possédais plus aucune dignité. S'il fallait en plus que je perdasse mon statut, mes nerfs allaient lâcher, cela était certain.
- Vous ne serez pas en sécurité dans le château, marmonna-t-il en lâchant la corde. Pas tant que les Lombards seront assoiffés de sang noble.
- Je...
Il n'avait pas tord. Et son intention était bonne. Je décidai tout de même de ne pas faillir face à son air autoritaire et ses yeux sévères.
- Pas moins que Son Altesse Royale, me défendis-je. Nous sommes dans la même situation, si je peux me permettre.
- Mais moi, je sais me battre.
Étrangement, ses derniers mots me blessèrent. Je connaissais à peine cet homme, pourtant je m'attendais à mieux de sa part chaque fois qu'il ouvrait la bouche ; peut-être un peu plus d'attention, ou de gentillesse. J'encaissai difficilement, puis tentai :
- Sa Seigneurie oublie les gardes.
- Ma famille est morte malgré leur protection ! s'énerva-t-il, à bout. S'ils n'ont pas été capables de les secourir, ils n'en seront pas plus capables pour vous.
Comprenant soudain que le prince s'inquiétait que les Lombards ne fissent d'autres victimes, je serrais les lèvres en baissant la tête. Il passa une main sur son visage en grimaçant.
- Moi-même je n'en ai pas été capable, ajouta-t-il d'une voix emplie d'amertume.
Je fus saisie de compassion. Quelle idiote j'avais pu faire, Son Altesse Royale essayait seulement de me protéger, et je l'avais enfoncé avec insolence dans la tristesse qui le possédait sûrement déjà depuis quelques jours. La porte s'ouvrit avant que je ne pusse m'excuser, dévoilant une vieille femme en tablier. Selon mes connaissances, elle avait l'habit d'une cuisinière.
- Sa Seigneurie ! s'exclama-t-elle d'une voix étouffée, plus qu'étonnée. Quelle surprise !
Elle exécuta aussitôt une révérence malgré son vieil âge.
- Bonjour, madame Champon, répondit celui-ci, usé et la mâchoire crispée.
- Quel drame, quel drame, Sa pauvre Seigneurie ! Toute sa famille ! Nous sommes tous sous le choc. C'est désolant. Son Altesse Royale doit être meurtrie.
- Comment...
Seigneur Alderic se racla la gorge, puis continua :
- Comment cela s'est-il produit? Le personnel est-il toujours de service?
- De la pire des façons, Son Altesse Royale. Assassinés dans leurs lits il y a quelques jours, dans la nuit. Nous dormions, la découverte a été terrible ; Louise s'est évanouie. Beaucoup de valets et de femmes de chambres sont partis, ils avaient peur de ne plus avoir de travail. Madame Bessière tente de remonter le moral aux quelques autres, et monsieur Balthes n'a pas eu la force d'ouvrir le portail, alors je suis venue.
Je ressentais la douleur que la cuisinière de ce château recherchait chez le colonel. Ce-dernier semblait buté à ne pas vouloir la partager.
- Je souhaite prévenir Sa Seigneurie que ses grands-parents, Monsieur et Madame d'Argillères ont été avertis par courrier. Ils reviendront de Russie demain, à l'aube, conclut la cuisinière. Entrez, entrez donc, ne prenez pas froid.
Je restais sous le choc ; les parents de la feue reine Valentine étaient en vie, en Russie. Moi qui pensais que j'étais la seule dans ce pays à être de sang noble, je n'étais pas au bout de mes surprises.
- Et toi ? me demanda la cuisinière avec un peu moins de chaleur, en voyant à mes habits que j'étais une roturière. Que fais-tu donc ici?
- Elle cherche du travail, me coupa Son Altesse Royale dans mon élan. Je l'ai trouvée en chemin, alors nous avons marché ensemble.
- Cela ne nous fera pas de mal, marmonna la cuisinière. Le service est au plus bas. Cela ne dérange pas Sa Seigneurie de l'engager ?
- Pas le moins du monde.
Sur ses mots, il entra par la porte d'un pas lourd en me laissant seule telle une empotée face à la cuisinière. Je lui en voulus aussitôt pour cela ; je ne saurais aucunement me débrouiller dans le monde qu’était celui du personnel, d’autant que j’avais perdu mes repères depuis que j’avais posé le pied dans le train qui avait explosé. La vieille femme me détailla de bas en haut, puis m'adressa un léger sourire faussement sincère.
- Ne sois pas sotte, dépêche-toi d'entrer. Il ne faut pas traîner.
Je ne me fis pas prier malgré mes envies de m'installer confortablement dans le petit salon du château ; j'étais de la même caste que la cuisinière, désormais. J'essayais de ne pas m'en faire, Son Altesse Royale assurait ma sécurité pendant quelques temps seulement.
Du moins, je l'espère.
Madame Champon m'emmena vers une porte étroite du château ; je présumais que c'était par là que le personnel entrait. Je n'avais jamais mis les pieds dans ce genre d'endroit. Peu rassurée, je m'engouffrai à l'intérieur d'un air hésitant ; la cuisinière, madame Champon me semblait-il, soupira bruyamment en remarquant mon embarras.
- Ta timidité te perdra, ma fille. Dépêche-toi, je te dis.
Je n'avais pas l'habitude de recevoir d'ordres de la part d'une cuisinière. Pour tout dire, je ne réussissais pas à m’y accommoder. Mais je me contenais comme il fallait, étant persuadée que ma mère aurait agi avec dignité en de telles circonstances.
- Qui est-ce?
Une dame aux airs sévères et aux courts cheveux bouclés me regardait de haut. Elle avait un trousseau de clefs qui pendait sur la robe sombre qu'elle portait, signifiant qu'elle était la gouvernante du château. Ses yeux rouges trahissaient les larmes qui avaient récemment coulé sur son visage austère. Je déglutis, mal à l'aise.
- Une jeune fille qui cherche du travail ici, répondit la cuisinière. J'ai pensé que cela ne nous ferait pas de mal, puisqu'il n'y a plus grand monde, madame Bessière.
- Cela ne dépend pas de moi, mais des d’Argillères. Ils arriveront demain, dit-elle froidement.
- Sa Seigneurie l'a déjà fait, madame.
Cette-dernière recula, livide.
- Le Prince Larceroy? hoqueta-t-elle.
- Lui-même, confirma la cuisinière.
La gouvernante chercha une chaise sur laquelle s'asseoir, tremblante.
- Cela va faire des lustres que nous ne l'avons plus vu...
Elle marqua une pause, puis soupira de soulagement.
- Il reprendra le château en main. C'est bien.
- Venant de lui, je n'en sais trop rien, madame Bessière, rétorqua la cuisinière. Il a déjà refusé une fois, pourquoi pas une seconde fois?
- Il n'a plus vraiment le choix, pour le moment.
Les deux femmes semblaient m’avoir oubliée au vu de la passionnante conversation qu'elles entretenaient. J'en profitai donc pour observer les alentours, remarquant que toutes les pièces étaient vides et presque démeublées, les rendant peu accueillantes. Peu de fenêtres laissaient passer la lumière du jour, les toiles d’araignées au coin des murs ainsi que l’air presque irrespirable surchargé de poussière m’indiquèrent que le nettoyage était peu fait. Cela ne m'enchantait guère ; j'aurais parié que je tirais une tête désespérée, puisque la gouvernante porta à nouveau son attention vers moi avec raideur.
- Alors ? gronda-t-elle.
- Alors... alors quoi ? complétai-je, dans l'incompréhension.
- C'est pour quel poste ?
Je cherchai mes mots.
- Eh bien... heum... il me semble que femme de ménage conviendrait, tentai-je maladroitement.
- Cette fille est un peu trop gauche à mon goût, souffla la gouvernante à la cuisinière comme si je n'étais pas là.
- On peut en faire quelque chose, la rassura cette-dernière.
- Bien, soupira la gouvernante en se levant. Je n'ai pas le cœur à discuter.
Elle disparut dans une pièce, puis revint avec des habits propres et pliés.
- Vous prenez le service dès demain. Je vous préviens, ce sera mouvementé. Juste avant que l'on vous montre votre chambre, j'aimerais que vous complétiez ce carnet.
Je pris mes affaires après qu'elle me les ai jetées, l'air interrogateur. Je me demandais de quoi j'allais avoir l'air avec de pareils vêtements.
- Venez ! lança la gouvernante, agacée.
Extirpée de ma rêverie, je la suivis jusqu’à l’office, un petit livre déposé sur une table en bois. Je posai délicatement mes affaires au sol, m'assis et regardai la gouvernante écrire dedans, la faim me tenaillant l’estomac.
- Votre âge? demanda-t-elle.
- Dix-neuf ans. Bientôt vingt, ajoutai-je.
Elle me fixa avec un drôle d'air, puis reporta son attention sur le carnet.
- Votre nom?
Je sentis mes oreilles s’empourprer, la panique m’envahissant au point de faire blêmir mon teint jusque là réchauffé par le maigre feu de cheminée. Il fallait que je lui épelasse un nom autre que celui de Suzanne pour ne pas attirer les soupçons et pour me fondre dans la masse ; me recréer une identité autre que celle d'une aristocrate, comme me l'avait fortement conseillé Son Altesse Royale.
- Amicie, finis-je par répondre.
C'était mon troisième prénom. Je n'avais pas eu le temps d'en trouver un autre.
- Amicie tout seul ?
- Amicie tout seul, répondis-je.
- Que c'est laid ! Je n'ai jamais entendu un tel nom auparavant.
- Vous nommez bien les femmes de chambre par leur prénom, je me trompe ? dis-je, reprenant mon autorité naturelle. Alors contentez-vous de cela.
- Évitez de me parler sur ce ton. Désormais, c'est à moi que vous obéirez, et à personne d'autre. Madame Champon vous montrera votre chambre.
Elle me lança un regard noir et sortit aussitôt de la pièce, ses dernières paroles glaciales me figeant sur place.
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