Chapitre 12
Je n’étais pas à l’aise dans ma tenue ménagère. Ma triste robe noire me tirait. J'avais hâte de découvrir quels étaient les habits habituellement portés en dehors de la période de deuil. Ce jour-ci était censé se dérouler normalement ; du moins, c'était ce que je pensais avant la déclaration de la gouvernante m'apprenant que l'enterrement des Larceroy avait lieu à dix heures dans la matinée.
- Nous devons y aller, nous aussi, nous déclara madame Bessière au petit déjeuner. Il est vital que les domestiques de ce château soient présents, y compris vous, Amicie. Le fait que vous soyez nouvelle ne justifie rien.
Engourdie par la fatigue, je me contentais d'acquiescer tout en me retenant de m'effondrer dans mon bol de lait.
- Ta tenue n'est pas convenable pour l'enterrement, soupira Louise, qui me connaissait bien désormais. Tu n'as rien d'autre ?
Nous étions devenues proches. Chaque jour, elle m'aidait à faire le nécessaire pour apprendre de mes erreurs et tentait de m'apprendre à être plus précise dans ce que je faisais.
- Un béret noir conviendra à la place de sa coiffe. Inutile d'être exigeante avec l'habillage d'une simple servante, intervint Emma, l'une des femmes de chambre.
- C'est sûr qu'en travaillant aussi dur sans gagner assez pour s'habiller, elle ne pourra pas faire mieux, pouffa Domitille à voix basse.
- Cela suffit ! s'agaça monsieur Balthes. Je ne tolère pas la moquerie ici, d'autant plus par deux petites fainéantes comme vous. Déguerpissez vite avant que je ne réfléchisse sérieusement à vous faire perdre votre travail.
Les deux complices sortirent de la cuisine en riant, m'arrachant une fine grimace au-dessus de mon bol. Ce n'étais pas facile à avaler ; c'était la réalité. Je n'avais aucune expérience, et je dérangeais sérieusement le personnel qui essayait de travailler proprement. Louise me frotta légèrement le bras, signe de compassion, recula sa chaise puis s'en alla à son tour. Je commençais petit à petit à découvrir les faces cachées de certaines personnes au sein du service, et il n'était pas plaisant de voir qu'elles étaient de mauvaise compagnie.
- Elles n'ont pas tout à fait tort, monsieur Balthes, commenta madame Bessière en me lançant un regard noir.
Je ne fis pas attention à elle et me contentais de terminer mon petit déjeuner. Il y eut un court moment de silence, puis Baptiste changea de sujet :
- Bref... que donnent les demandes de recrutement au village, monsieur Balthes ?
- Pas grand chose pour le moment, marmonna le majordome. Mais je suis sûr que l'on ne tardera pas à trouver du monde ; je pars à Paris le mois prochain, j'en profiterai pour poster des annonces. Cela attirera sûrement du monde.
- Nous savons que c'est difficile pour vous, Baptiste, ajouta madame Champon qui arrivait pour débarrasser les couverts. Amicie, vous m'aidez ?
Je hochai la tête et me levai, prête à empiler les dernières tasses pour les nettoyer. Cette histoire d'enterrement m'avait démoralisée, m'ayant rappelé la mort de ma famille et la fin probable de la monarchie en France. Quand tout le monde sortit de table et qu'il ne restait plus que monsieur Balthes et madame Champon, je me tournai soudainement vers lui, mes mains tremblantes tenant un chiffon humide.
- Je ne veux pas déranger, monsieur Balthes, articulai-je, il m'est pénible de voir que je vous gêne tous ici. Je ne peux pas continuer ainsi.
- Quelle idiotie ! entendis-je madame Champon gronder derrière moi.
Je passai la tête par-dessus mon épaule, les yeux ronds. Je ne m'attendais pas à une telle déclaration de la part de la cuisinière après le gâteau que j'avais osé servir aux maîtres du château.
- Pour une fois, je suis tout à fait d'accord, confirma le majordome. Voyons, vous ne pouvez pas perdre espoir après ces sottises...
- Mais regardez-moi ! me plaignis-je, les larmes aux yeux. Est-ce que je vaux vraiment quelque chose ? Je suis inutile, monsieur Balthes, vous ne pouvez le nier.
- Pas du tout, dit-il doucement. Je trouve justement que vous progressez, en ce moment.
- D'autant plus que vous rendez service à tout le monde ici ! Vous êtes certainement maladroite, mais je vous assure qu'être aide-cuisinière, jardinière, écuyère et femme de chambre à la fois, c'est inhumain. Jamais personne n'accepterait de remplir autant de fonctions, vous êtes la seule à avoir accepté d’occuper tous ces postes.
Sur ces mots, la vieille femme essuya la larme qui venait de couler sur ma joue à l'aide de son tablier. Je ne pus m'empêcher de sourire, touchée par cette petite attention.
- Vous êtes courageuse, ajouta monsieur Balthes. Si cela ne tenait qu'à moi, votre salaire serait plus élevé.
- Alors maintenant, dépêchez-vous de finir la vaisselle avant de dire d'autres bêtises, s'empressa de dire madame Champon en se remettant à la cuisine.
Le majordome me fit un clin d'œil avant de sortir de la cuisine, me redonnant une once de détermination convaincante pour me tenir prête à affronter l'avenir.
* * *
- Amicie, veux-tu bien m'aider à remettre ce chapeau ? Je crains qu'il se soit emmêlé à mes cheveux.
- J'arrive, Louise.
Sur le chemin de l'allée, tous en groupe, nous nous dirigions vers le cimetière à quelques pas du château. J'avais enfilé le châle noir que Louise avait bien voulu me prêter ainsi qu'un béret qui traînait dans la commode de l'entrée des bas fonds, endroit où nous, domestiques, faisions nos vies. Mon regard s’obscurcit en repensant au sous-sol ; ce mot provoquait toujours une multitude de frissons dans ma nuque. Si un jour on m'avait dit que j'allais être logée chez les gens d'en bas, jamais je n'y aurais cru.
- Là, je crois que c'est bon, lui dis-je en m'écartant d'elle pour voir si son couvre-chef était bien positionné.
- Tu es un ange, gloussa Louise en passant une main au dessus de sa tête. Je suis contente que l'on s'entende bien.
- Vraiment ?
- Emma et Domitille sont aveugles pour parler de toi ainsi.
Je remerciai mon amie du regard, mon cœur se réchauffant peu à peu. Nous étions tout près de l'entrée du cimetière plongé dans l’ombre d'une charmante petite église. Un prêtre en sortit à l'instant où nous arrivâmes face à la porte, tous nerveux et tristes à l'idée de supporter l'enterrement de notre ancien roi ainsi que de sa famille. Le prêtre nous sourit franchement et nous indiqua où nous devions nous placer pendant la messe. En faisant un pas à l'intérieur, je pus ressentir un soulagement infini se propager en moi. J'étais dans la maison de Dieu, entourée de magnifiques vitraux colorés transpercés par la lumière du soleil éclatant. Mon regard se posa involontairement sur Sire Alderic assis tout devant, courbé et usé. Je le trouvais de plus en plus éreinté, en ce moment, il avait sûrement mis un temps fou à préparer l'enterrement. Monsieur et Madame d'Argillères étaient à ses côtés, l'air digne, comme si se serrer l'un contre l'autre pouvait leur empêcher de pleurer. En un pareil moment, je ne les comprenais pas. Cette famille avait tendance à emprisonner tout sentiment pour ne jamais en dévoiler une seule miette ; n'était-ce pas mieux pour eux de faire le contraire ? Perdue dans mes pensées, je n'avais pas remarqué que la cérémonie avait déjà commencé ; je me concentrai aussitôt et tentai d'ignorer mes chagrins en pensant à la reine que j'avais bien connu ainsi qu'à l'enfant héritière morte trop tôt. Son petit cercueil me brisa le moral.
- Amicie ?
Nous sortions tout juste du cimetière une fois la cérémonie et les adieux passés, en route pour préparer le déjeuner.
- Oui ?
- Tu as vu leurs visages ? Pas une seule émotion, pas une seule larme, ni aucune douleur n'était présente ! J'ai beau avoir été sous leurs ordres pendant des années, je suis en pleine incompréhension, débita d'un seul coup Louise.
Cela l'avait sûrement démangée longtemps avant de pouvoir me confier cette impression.
- Les Larceroy et les d'Argillères sont des personnes fières, dit Domitille, hautaine. Cela n'a rien d'étonnant.
- Sire Alderic n'a presque jamais été au château, enchaîna Emma qui se joignait à nous. Tu ne le connais pas. Qui sait ? Il est peut-être sans cœur.
- Comment osez-vous dire de telles choses ? m'offusquai-je.
- Je ne vous autorise pas à parler de Sa Majesté ainsi, ordonna madame Bessière qui arrivait vers nous. Encore une remarque et je vous colle à l'argenterie, mesdemoiselles !
- C'est un boulot de valet, grommela Emma tout bas.
- N'est-ce pas, Baptiste ? souligna Domitille, le menton levé, un petit sourire collé aux lèvres.
- Je... heu...
Il rougit et accéléra le pas. J'affectionnais Baptiste, mais je le trouvais un poil trop timide. Il fuyait nos conversations et faisait son travail en retrait, sans jamais se soucier d'avoir de liaisons amicales. Je venais même à me demander s'il avait déjà connu l'amour.
- Arrête de regarder les gens ainsi ! me rabroua discrètement Louise, mi-sérieuse, mi-amusée. On dirait que tu es pleine d'arrières-pensées.
Elle poussait la porte du sous-sol tandis que je tirais une tête étonnée.
- Là n'était pas mon intention !
- Tu es bien trop songeuse, si tu veux mon avis. Tu observes tout ce qui bouge avec distraction.
Je n'aimais pas créer des histoires là où il n'y en avait pas, mais je ne pus m'empêcher de me retenir un instant de plus.
- Tu penses que Baptiste a déjà eu une amante ? chuchotai-je en étouffant un rire.
- Dieu du ciel ! s'exclama madame Champon en arrivant derrière nous dans la cuisine.
- C'est vrai... vous savez, il n'a pas l'air normal, me soutint Louise.
- Laissez ce pauvre Baptiste tranquille, et venez plutôt m'aider à faire le repas de ce midi, Amicie ! lança madame Champon.
J'enfilai rapidement mon tablier blanc tout en échangeant un dernier regard amusé avec mon amie. Les mains dans la farine, le chignon défait, j'étais déjà en plein travail lorsque le reste du personnel arriva dans la cuisine.
- Nous nous étions arrêtés sur la route pour aider un pauvre hérisson, expliqua Domitille.
- C'était ridicule, soupira madame Bessière en se dirigeant vers les escaliers.
- Mais il ne pouvait pas traverser ! renchérit Emma.
- Dites surtout que vous vouliez perdre du temps avant de reprendre le service, tonna monsieur Balthes. Dépêchez-vous, maintenant !
Les deux petites brunettes aux airs coquins me mettaient de plus en plus hors de moi. Je me contenais devant tant de scène pour rien, le nez dans le four que madame Champon venait d'allumer. Précautionneusement, j'enfournai la première tarte que j'avais réalisée de ma vie sous les instructions de la cuisinière. Cette-dernière s'agenouilla à mes côtés tout en me donnant une tape amicale.
- C'est parfait.
- J'espère, souris-je, le visage réchauffé par la fumée.
La famille n'allait pas être déçue ; je me l'étais promis. J'espérais que ce repas allait les réconforter de la matinée difficile et morne qu'ils venaient de vivre, et, secrètement, je voulais impressionner Sire Alderic pour me rattraper de mon dessert raté. J'inspirai longuement en me relevant contre le four, les mains sur mon tablier tâché ; notre roi méritait une cuisine digne de ce nom. Mes pensées étaient aussitôt dirigées vers lui, me plongeant dans un monde où je pouvais passer mon temps avec lui à vagabonder dans le château et à faire ce qui me plaisait à ses côtés.
Bientôt, m'encourageai-je, le regard dans le vague.
Bientôt.
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