2.1 Cassandra 6 ans
État inconnu, An 3178
Maman vient de me déposer chez Tata Gwen. Je suis trop excitée ! Je vais débuter ma formation d'Alpha auprès d'elle. C'est la Suprême, la chef des Alphas. J'ai six ans, il est grand temps que j'apprenne mon futur métier maintenant que je sais lire, écrire et compter sans problème. J'ai trop hâte de savoir toutes ces merveilleuses choses dont Maman m'a parlé. En plus, Tata Gwen, je la connais déjà. C'est la copine de Maman. Elles se voient souvent toutes les deux pour papoter de choses d'adultes. Bientôt, je saurais enfin leurs petits secrets de grandes.
J'aime bien quand Tata Gwen vient à la maison. Maman rigole bien et après elle est de très bonne humeur. Le mieux, c'est quand Tata vient pour le week-end et reste dormir. Maman et elle font dodo ensemble et souvent, je les entends rire et chahuter quand elles vont se coucher. Pour moi et mes deux petites sœurs, ce sont des heures de joies et de libertés.
Maman est très sévère, mais elle fait moins attention quand Tata est là. Je ne dois pas l'appeler Tata dès qu'il y a du monde. C'est un secret. Personne ne doit savoir que Maman et elle sont autant copines. Je ne sais pas bien pourquoi. Je n'ai pas compris les explications qu'elles m'ont données. Maman dit que je suis un peu bête. Elle a sûrement raison.
Maman est si intelligente. Elle connaît plein de choses sur des tas de sujets. Maman, c'est une Alpha, comme Tata Gwen. Même que Tata est plus intelligente que Maman parce que Tata, elle est Suprême. C'est la personne la plus intelligente au monde ! Moi aussi, je suis une Alpha, mais pas comme elles. Je suis tout juste Alpha, mon potentiel c'est 80, maman est 84 et Tata, 87.
J'ai peur de faire honte à Maman. J'espère que Tata est bonne maîtresse, parce que je ne suis pas très rapide. Il a fallu que j'attende mes cinq ans pour les lettres et les syllabes. Ma sœur Célia, quatre ans, est déjà à ce stade. La plus petite Clara, elle, n'a que deux ans, mais c'est la chouchou. Maman et Tata la trouve très dégourdie. En plus, elle est mignonne.
Moi, je ne suis pas belle. J'ai un visage grossier d'après Maman et j'ai beaucoup de chance d'être Alpha, car j'aurais le droit à de beaux reproducteurs. Tata dit que si mon physique ne s'améliore pas en grandissant, ce sera du gâchis que de me donner de beaux spécimens. Je ne comprends pas trop ce que ça veut dire.
Maman et Tata sont trop trop belles et beaucoup de femmes sont jalouses. Leurs reproducteurs n'ont pas de mal à les féconder d'après les méchantes. Je ne sais pas trop ce que ça signifie. Je l'apprendrai en temps utile si j'en crois Maman. Le géniteur de Clara m'a raconté avant de devoir partir, que son boulot était plus facile quand les femmes ressemblaient à Maman. Encore des mots de grands.
Je l'aimais bien. Il était rigolo. Il était très maladroit et souvent, il était couvert de bleus ou avait un cocard à l'un de ses yeux. Il était gentil et souvent, il se mettait entre moi et la main de Maman pour prendre la claque que je méritais pour mon idiotie. Je ne sais pas où il est maintenant. Il travaille pour une autre femme depuis que Clara est née. Il a disparu du jour au lendemain.
C'est de la faute de Clara. Tout ce qui m'arrive de mal est de la faute de Clara. Depuis qu'elle est née, Maman ne s'occupe que d'elle. Clara, c'est la chouchoute toujours parfaite. Je n'ai pas le droit de la toucher et encore moins de jouer avec elle. Maman a peur que je lui fasse du mal. Je déteste Clara. Célia et moi, on a déjà essayé de faire tomber le berceau ou de la bousculer pour que Clara se blesse. On ne veut pas partager Maman avec ce bébé.
Tata m'ouvre la porte. Elle est au téléphone alors j'écoute ce qu'elle dit. Une nouvelle Alpha est née cet été avec un potentiel de 90. Le plus haut atteint jusqu'à aujourd'hui. Le bébé s'appelle Déborah. Tata est toute chamboulée. Elle me fait signe d'entrer. Je suis la seule fillette cette année. La première depuis dix ans. Les Alphas sont très rares. Et là, en six ans, sept Alphas sont nées dont trois sont de Maman. C'est un vrai miracle.
Je pénètre dans la maison, mon nouveau chez-moi jusqu'à mes seize ans, avec ma grosse valise. Je sais déjà où je dois aller. Tata me l'a expliqué durant l'été. Je monte à ma chambre, suivie par une Zêta qui porte mes affaires jusqu'à l'étage. Je me dépêche de me débarbouiller et d'enfiler mon uniforme d'écolière Alpha : chemisier blanc, jupe bleu ciel, bottines beiges et béret blanc, signe de notre pureté. Je dois pas faire attendre Tata.
Je descends dans la bibliothèque où les cours auront lieu. Je suis la deuxième élève de Tata. La précédente, arrivée il y a dix ans, qui devait être Suprême, est morte cette année, quelques jours avant son intronisation en tant qu'Alpha. Tata se dit inconsolable, toutefois, je vois bien qu'elle est contente de rester la Suprême pour encore un bout de temps.
Rapidement, Tata me rejoint et m'inspecte des pieds à la tête en silence. Je me demande bien pourquoi elle prend un air si sévère, elle qui est si gentille quand elle est chez Maman. On dirait qu'elle est en colère contre moi. Soudain, elle me gifle violemment, m'envoyant au sol sous le choc. Je ne comprends pas. C'est la première fois que Tata lève la main sur moi. La regardant des questions pleins les yeux, je me frotte la joue et me relève en serrant les dents.
— Rêve pas. Tu n'es pas une Alpha. T'es une Gamma. Ta mère a modifié tes résultats avec mon accord pour ne pas avoir la honte de sa vie. T'es pitoyable, moche et stupide. Maintenant, je vais devoir t'apprendre à faire illusion alors soit attentive. C'est fini d'être maternée par Maman.
Elle se trompe. Je n'ai jamais été maternée par Maman. Bébé, c'étaient les Zêtas qui s'occupaient de moi, comme pour Célia. La seule à qui Maman accorde un peu de temps, c'est Clara. Et encore, pas beaucoup. Les fonctions d'Alpha de Maman et son projet secret avec Tata lui prennent beaucoup de temps et puis Maman n'est pas vraiment du genre câlins et bisous, plutôt taloches et coups de règles sur les doigts. En plus, Maman, elle peut frapper vraiment très fort. Je ne sais pas où elle a appris, toutefois, Maman sait se battre et taper les gens, surtout ses reproducteurs. Moi et mes sœurs, nous n'avons subi que des claques.
Sans un mot, je vais m'asseoir à mon bureau, en face de la grande table, et j'ouvre mon cahier. J'attends que Gwen débute son cours. C'est un long monologue à la gloire des femmes Alphas. Il y est question de nos ancêtres les amazones qui ont sauvé les femmes, brimées par la domination de ces salopards d'hommes.
Gwen m'explique toutes les choses fantastiques et l'ingéniosité de ces premières amazones. Je ne comprends pas tout et mon professeur est tellement prise par son discours qu'elle ne fait pas vraiment attention à moi. On dirait qu'elle parle d'elle-même tant ses mots sont élogieux.
J'arrive à noter que les femmes étaient écrasées par la suprématie masculine et subissaient de nombreux outrages. Les hommes exploitaient aussi la Terre et leurs cupidités extirpaient les trésors du sol, polluant l'atmosphère. Les hommes et leurs méfaits avaient entraînés un tel changement de l'écosystème que la Terre se réchauffait et que les phénomènes de colère tels les tsunamis devenaient plus nombreux. De nombreuses maladies liés à la pollution apparaissaient.
L'espèce humaine surpeuplait le monde. Elle mettait la planète à rude épreuve. Les amazones sont des héroïnes qui ont pris les choses en main. Elles se sont révoltées intelligemment et ont su faire changer les choses. Elles ont accompli le Grand Chamboulement. Notre renouveau.
Même si la bêtise et la cupidité des mâles ont bien failli faire disparaître l'espèce humaine, avec leurs bombes et leurs pollutions, pour tenter de reprendre le contrôle, les amazones ont gagné et ont repris les rênes.
Elles ont nettoyé la Terre de leur mieux. Nous subissons encore des effets de la cruauté des mâles, cependant, ces effets tendent à disparaître. La Terre s'est calmée et nous sommes en paix depuis mille ans grâce à ces héroïnes.
Gwen m'évoque alors que Maman et elle sont en train d'imiter les amazones. Certaines femmes, des Zêtas mauvaises et cupides, cherchent à faire du mal aux Alphas, par jalousie. Il faut protéger notre système si merveilleux. Il faut protéger la vie. Maman et Gwen sont en train de former des enfants pour infiltrer les Zêtas et dénoncer les mauvaises femmes.
Secrètement, des dizaines de fillettes, de partout dans le monde, sont éduquées par Maman. C'est le grand projet qui les rend si heureuses. Une nouvelle guerre silencieuse. Une guerre contre les femmes qui veulent faire du mal à la vie.
Les heures qui suivent sont ennuyeuses. Je cache ma fatigue avec un sourire, comme Maman m'a appris à faire. Dissimuler mes émotions en toutes circonstances, c'est la règle apprise très tôt. Vient l'heure du repas de midi. Gwen hurle après sa Zêta cuisinière pour qu'on lui apporte à manger. J'ai droit à une petite assiette de haricots verts et un morceau de poulet tandis que Tata se goinfre de caviar et de salade de tomates et mozzarella. Elle ne m'adresse pas le moindre mot.
L'après-midi est consacré aux différentes manières de gérer son reproducteur. Gwen fait venir le plus jeune de ses propriétés, le moins docile, et me montre comment manier le fouet et la canne devant l'ensemble de ses autres reproducteurs. Je m'exerce sur le dos du mâle en réalisant enfin d'où les bleus du géniteur de Clara provenait. Gwen est loin d'être une gentille et Maman encore moins.
Le mâle, même si c'est un être vil et inférieur, me fait un peu pitié. Il n'a rien fait de mal aujourd'hui. Se faire tabasser par une fillette toute l'aprèm est cruel. Je n'ai pas beaucoup de force alors je ne frappe pas violemment, mais quand même, je lui laisse de belles traces sur le dos qui se mettent à saigner petit à petit.
Les autres nous observent en silence. Quelques Zêtas ont été conviées au spectacle. Gwen m'a expliqué que les femmes de basse naissance doivent comprendre que les Alphas sont toutes-puissantes. J'ai plus l'impression que cette démonstration leur donne envie de m'arracher le fouet des mains et de me le faire goûter. Les Zêtas sont menteuses. Je dois m'en méfier.
Le soir arrive enfin pour le repos de mes bras. J'ai très mal et je ne dois pas me plaindre. Je vais à la cuisine et reste assise sur une chaise à surveiller que les femmes ne volent pas de nourriture. Les mâles sont dans un coin et nettoient les plaies du plus jeune avec un chiffon. Le garçon pleure, non de douleur, mais de colère. Le regard noir qu'il me lance me fait frissonner.
Il a à peine seize ans et se trouve dans la demeure depuis deux mois. J'ai une très bonne ouïe. J'entends les autres lui murmurer d'arrêter de protester et d'obéir enfin à la Suprême. Je réalise que sans nos bracelets de contrôle, les Alphas ne seraient pas toutes-puissantes. Les reproducteurs et les Zêtas nous haïssent au lieu de nous idolâtrer.
Soudain, la situation de ce garçon me serre le cœur. J'entends son ventre grogner de faim. Si j'en crois mes oreilles, son dernier repas remonte à trois jours. Mon dîner est frugal, composé de pain, de fromage et d'une pomme. Je suis trop grosse d'après Gwen. Je dois maigrir si je veux pouvoir me reproduire dans de bonnes conditions. Malgré ma faim, je décide de donner ma pomme au jeune reproducteur.
Il me regarde avec crainte avant d'accepter et de la dévorer à toute vitesse, trognon compris. Je vais à ma chaise et pense. C'est un gamin, juste un peu plus grand que moi. Il a tant de haine en lui. Je me demande bien pourquoi. Nous les éduquons pour leur bien, ce sont des vils animaux qui auraient fait disparaître l'Humanité si on les avait laissé faire. Ils devraient nous en être reconnaissants.
Les Zêtas devraient nous vénérer, nous qui gérons les choses importantes pour elles et qui nous assurons qu'elles auront un travail et de quoi manger. Elles me regardent comme un monstre et sont terrorisées par Gwen. Elles ont aucune admiration ou gratitude. Je me sens seule. Maman et ses claques me manquent. Mon repas fini, je monte me coucher sans voir Gwen.
Annotations