État 34, Début de l'an 3187 (Cassandra est âgée de quatorze ans et demi.).

Une jeune fille sautille de joie. Sa tantine Gwendoline vient de lui envoyer son cadeau d'anniversaire pour ses seize ans. Il s'agit de son premier reproducteur, en provenance de l'État d'une amie. La jeune fille sait que le présent est inestimable. Un reproducteur, surtout de ce niveau, coûte très cher. Mais depuis que sa maman est morte il y a deux ans d'un cancer, la tantine la gâte.

Il faut dire qu'elle n'a jamais eu d'enfant et que quelque part, l'adolescente est la fille que rêve d'avoir la tante. Même si elle et sa maman se chamaillaient sans cesse, Gwen trouvant sa maman trop gentille, la jeune fille sait qu'elles s'adoraient et que sa tantine aurait donné sa vie pour sa petite sœur. Sa tantine a toujours comblé sa maman de petits cadeaux.

La maman de la jeune fille était une Gamma. Gwendoline leur a offert toutes les choses que les filles voulaient, payant pour absolument chacune de leurs dépenses. Sa maman était officiellement la dame de compagnie de Gwendoline. Beau prétexte pour verser mensuellement un salaire exorbitant à sa sœur sans réel travail.

Quand l'adolescente est née, une Delta, Gwendoline s'est occupée de lui trouver les meilleures préceptrices privées possible. La demoiselle possède donc un bagage éducatif assez conséquent. Elle a validé son statut de Delta lors des tests finaux, augmentant même son potentiel de quelques points. La jeune fille a échoué à deux points pour parvenir au statut d'Alpha. Elle pense avoir péché par une mutation qui traîne dans son ADN ou par son niveau moyen en sport. Tata aurait tellement voulu que la demoiselle soit Alpha. En tant que Suprême, elle lui aurait donné un des meilleurs États possible.

Lorsque sa maman est tombée malade, Tantine a payé l'ensemble des frais médicaux et tous les autres frais annexes. Malheureusement, le cancer de Maman était incurable et après une lutte acharnée de trois ans, elle s'est éteinte durant une nuit d'hiver il y a deux ans. Depuis, ne pouvant la prendre chez elle, Tantine confia l'enfant à une de ses Deltas les plus fidèles et l'appelle trois fois par jour.

L'adolescente, prénommée Irène, vient donc de débuter le métier passionnant de Diplomate aux relations internationales pour le compte de l'Alpha de l'État 34. Autrement dit, elle relira les rapports d'enquêtes sur les autres États et en fera un résumé à Gwendoline ou bien, voyagera dans le monde entier pour représenter Tantine ou l'Alpha de cet État lors d'événements mondiaux.

Outre ce poste à responsabilités très demandé, Tantine lui offre donc un reproducteur de potentiel Delta venant de l'État 12. La jeune fille sait que les transferts de reproducteurs sont monnaie courante pour favoriser le brassage des gènes, cependant, un reproducteur de niveau Delta est souvent réservé aux Alphas ou à des Deltas fortunées. Or, débutant à peine sa carrière, elle n'aurait jamais pu s'offrir un tel individu.

L'adolescente a quelques craintes quant à l'arrivée de son colocataire. Sa maman était bienveillante mais parfois naïve au sujet des reproducteurs alors que Tantine est du genre agressive et rabaissante. Irène ne sait pas trop quoi penser d'eux. Sont-ils des monstres comme me le dit Tantine ou bien de pauvres créatures sans défenses comme le disait sa maman ?

Irène voit le jeune homme arriver et descendre du bus des attributions. De loin, il semble plutôt grand et athlétique. Ses cheveux noirs sont coupés très courts. Il marche dans sa direction, suivant le mouvement de bras de la Zêta qui lui a montré la maison. Son pas est hésitant et Irène a l'impression qu'il cherche quelque chose du regard avant de comprendre que c'est elle. Il faut dire à sa décharge que la jeune fille s'est cachée derrière un arbre pour l'observer à loisir.

Irène se trouve un peu ridicule. Alors, elle se montre en faisant mine de refaire son lacet pour se donner une contenance. Le jeune homme l'aperçoit et se dirige enfin vers elle d'un pas décidé et assuré. Irène l'observe plus attentivement. Sa démarche souple confirme son impression d'avoir un athlète en face d'elle.

Mince et élancé, ses épaules sont assez larges. Les vêtements usés et râpeux qu'il porte ne flattent pas sa silhouette et ne laissent pas en apercevoir davantage. Il a de grandes mains aux doigts longs et fins et aux veines proéminentes. Sa pomme d'Adam ressort très légèrement.

Sa peau parfaite oscille entre le cuivre et l'or satiné. Irène ne voit pas de barbe naissante malgré l'heure avancée de la journée, soit il est rasé de près soit il est imberbe. Ses lèvres sont minces et parfaitement dessinées. Son nez camus, à la fois rond et petit avec la pointe relevée, apporte une touche de douceur à son visage. Ses grands yeux noirs en amande pourvus de cils de gazelle sont d'une beauté saisissante. Ses sourcils juste assez fournis pour être virils sans être trop épais renforcent l'intensité de son regard. Ses cheveux noir de jais très courts encadrent son visage d'ange d'un autre pays.

Son reproducteur est incroyablement beau. La jeune fille en ouvre la bouche ronde de surprise et en perd ses mots. Le garçon la regarde d'un air inquiet. Irène est mal à l'aise. Elle se demande ce que le jeune homme peut bien penser d'elle. Elle se croît loin de la beauté de son reproducteur. De taille moyenne, avec de longs cheveux châtains clair qui lui descendent jusqu'au bas des reins, Irène trouve cependant son visage banal et dévoré par ses lèvres épaisses et charnues. Son manque de motivation pour le sport lui confère un ventre moelleux bien qu'avec une taille marquée, des fesses et des seins ronds et dodus. Irène a une silhouette dite en sablier.

Après une longue minute de silence, la jeune fille se reprend et indique au garçon de la suivre. Elle lui fait visiter sa demeure et lui explique leur futur quotidien. Le jeune homme prend très vite ses marques et semble satisfait de son nouvel habitat. Satisfaction encore plus grande quand il découvre les talents culinaires de sa propriétaire.

Plusieurs mois passent. Irène et le garçon s'entendent, toutefois, il reste sur ses gardes et n'accorde qu'une confiance limitée à la jeune fille. Ils apprennent doucement à se connaître. Un jour qu'ils étaient de sortie officielle avec l'Alpha 34, une petite fille, douze ans à peine, bouscule l'Alpha sans faire attention, courant après son ballon.

La femme hurle de colère et veut fouetter l'enfant sans délai malgré que la petite fille ait présenté ses excuses. L'enfant est en pleurs et sa mère est à genoux, implorant la pitié et suppliant de ne pas voir là un acte d'irrespect, mais juste une fillette distraite qui jouait. Irène tente de calmer l'Alpha sans succès. Soudain, le reproducteur d'Irène prend la parole et s'interpose entre le fouet et la fillette.

— Frappez-moi à sa place. Je suis prêt à subir sa punition.

— Elle mérite une correction. Comment ose tu prendre la parole sans l'autorisation de ta propriètaire?

— Je suis certain que sa mère s'en chargera au vu des larmes de la fillette. Vous frappez fort. L'enfant ne pourra le supporter. Moi, je le peux. Je ne suis qu'une saleté de mâle. Et la fillette une future mère. Alors frappez-moi et punissez moi à sa place!

— Soit! Mais je n'aurais aucune pitié pour ton geste !

L'Alpha lève alors le bras et lance le fouet cinglant sur le bras du jeune homme sous les cris d'Irène, de la fillette et de sa mère. La femme colérique cogne encore et encore jusqu'à se fatiguer. Le garçon encaisse en serrant les dents. Irène, la fillette et sa mère pleurent sans pouvoir faire quoi que ce soit. La jeune fille tente malgrè tout de raisonner la puissante sans effet. Durant plusieurs minutes, les lanières de cuir lacèrent la chemise puis le dos du jeune homme. Le sang commence à couler et sa peau se fissure sous les assauts.

Quand elle peine à reprendre son souffle, l'Alpha 34 continue son chemin comme si de rien n'était, laissant Irène et l'assemblée sous le choc. Irène ordonne à la fillette et à sa mère de rentrer vite à la maison. Puis, enlevant sa veste, elle couvre le dos de son reproducteur et le fait monter dans sa voiture pour regagner leur domicile. Elle quitte son poste en état de choc face à cette scène d'une grande violence.

De retour à sa maison, Irène ne comprend pas le geste du jeune homme. Pourquoi s'est-il sacrifié pour une enfant qu'il ne connaissait pas ? En pansant ses plaies, elle questionne son reproducteur et tente de lui faire desserrer les mâchoires. Il est furieux et fait un peu peur à sa propriétaire.

— Pourquoi ? Parce que la fillette serait morte sous les coups.

— Mais tu ne la connais pas.

— Et alors ? C'est une enfant innocente livrée à une bouchère.

— Ton dos est mutilé.

— Je m'en fiche. Tant que l'enfant va bien, le reste importe peu.

— Tu n'es pas une saleté de mâle à mes yeux.

— Alors la prochaine fois, fais bien ton boulot de diplomate et désamorce la crise avant que je ne doive intervenir.

Le reproducteur sort de la salle de bain d'un pas décidé et énervé. Irène tente de le suivre jusque la chambre puis devant l'air furieux du jeune homme, fait demi-tour. Il refusera toute discussion de toute manière. La jeune femme sait qu'elle doit passer un appel si elle ne veut pas que son reproducteur ait des ennuis. Elle connaît le sale caractère de cette Alpha qui va se dépêcher de faire rechercher le mâle irrespectueux.

La jeune fille téléphone à sa tante et lui raconte une version des faits exagérant la colère de l'Alpha et sous-entendant que la femme voulait frapper la fillette et Irène. L'adolescente sait que sa tantine veillera à sa sécurité et ne laissera pas cette folle d'Alpha lui faire du mal. Dès le lendemain matin, elle a confirmation de l'amour de sa tantine. L'Alpha 34 s'est prise un blâme pour atteinte à la sécurité des femmes et dégradations des biens de la Suprême. Une amende exorbitante pour les coups envers le reproducteur d'Irène et une interdiction de toucher à un seul cheveu de la nièce adorée.

Malgré cela, les relations entre Irène et le jeune homme ne s'améliorent guère. Il se tient à distance et reste méfiant. Irène se demande parfois s'il n'y a que de la colère. Elle n'est pas très jolie et se doute que l'homme ne doit pas avoir envie d'accomplir son devoir. Elle ne l'y force pas, ayant elle-même un peu peur de la chose.

Un matin, vers la fin de l'année, Irène reçoit un appel. Sa tante vient d'être assassinée sauvagement. En tant que parente la plus proche, elle doit venir reconnaître le corps et est son héritière. La jeune fille s'effondre de douleur en hurlant. Elle n'a plus de famille. Ses larmes coulent abondamment et ses sanglots l'empêchent de respirer correctement. Toute à sa peine, elle se sent soulever dans les airs et atterrit sur son lit sans comprendre. Un mouchoir apparaît devant ses yeux et quelqu'un lui frotte le dos en réponse à ses propos incohérents.

Pour la première fois, son reproducteur se montre doux et attentionné avec Irène. Peu importe ce qu'il pense des femmes, il ne supporte pas de voir Irène en larmes et tente comme il peut de la consoler. Pendant qu'elle se repose un peu, il prépare la valise pour aller faire ses adieux à Tantine.

Durant toutes les démarches, le jeune homme est auprès d'Irène et la soutient. Il fait même remarquer aux inspectrices qu'il est étonnant pour des personnes détestant les Alphas de s'en être pris aussi aux Zêtas et aux mâles. Du soir, il avoue à Irène que toute la colère du monde ne pourrait être la raison d'une telle boucherie. Jamais il ne pourra faire de mal ou juste effrayer des enfants. Jamais il ne pourrait envisager de tuer une personne, même son pire ennemi.

Irène et lui discutent de longues heures. S'ils peuvent comprendre que certaines personnes soient en colère contre le système et les Alphas, ils ne tolèrent pas les actes commis. Si une rébellion doit se faire, elle doit être pacifique et respecter la vie. Il faut convaincre et changer les opinions par la parole et non par la violence. Irène s'endort contre le jeune homme qui pour la première fois ne s'en va pas.