Chapitre Treize :Le Bosphore, là où l'orient et l'occident s'inscrivent dans la mémoire du cœur. Écrit par Ida Matière

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Chapitre Treize :Le Bosphore, là où l'orient et l'occident s'inscrivent dans la mémoire du cœur. Écrit par Ida Matière

Et ce fut le matin d’un nouveau jour.

Léonore et Laurent se retrouvèrent devant une tasse de café, dans le hall du vieil hôtel de luxe décrépit, plein d’odeurs de cire, de poussière et de parfum. Lorsque le majordome passa, le plancher craqua légèrement sous ses pieds. C’était là, que l’on servait les petits déjeuners « rapides ». Une astuce pudique pour ne pas dire : les petits déjeuners « pas chers ».

Les deux jeunes gens, tellement émerveillés par tout ce luxe, ne se rendaient pas compte que, dans leur dos, deux immenses portes vitrées biseautées, qui découpaient les silhouettes en formes géométriques, comme dans les tableaux futuristes de l’entre-deux guerre, se tenait la véritable salle de petit déjeuner, avec son buffet à volonté, ses toasts grillés à point, ses fontaines à jus d’agrumes, ses viennoiseries bruxelloises, parisiennes ou londoniennes, les plats de viandes grillées, les spécialités sucrées américaines ou russes. Et tout cela nourrissait un public raffiné, habillé de couleur claires, qui se déplaçaient à pas feutrés avec des sourires polis et des « pardon », « permesso », « danken », « spaciba » ou « please » murmurés à mi-voix. Toute cette société resplendissait sous les bow windows ouvertes sur une pelouse gorgée de soleil, où tremblait l’eau d’une piscine comme point d’ouverture vers un golf qui semblait s’étirer à l’infini.

Mais cela, ils ne le verraient pas. Le personnel, avec un plissement de l’œil entendu, savait qu’ils n’étaient pas de ce monde-là.

Léonore et Laurent n'en avait aucune conscience. Ils étaient heureux et fiers de cette intrusion qui leur paraissait incroyable.

La jeune femme admirait le poids des rideaux à fleurs enflés comme des robes à crinolines autour des colonnes de marbre. Le jeune homme se délectait des surfaces brillantes, car tout brillait : les poignées de porte, les rampes d’escalier, les bords des tables, les dessus de table, les lustres allumés en plein jour, les marches d’escaliers, le sol, les chaussures des clients.

Puis ils se lassèrent. La musique lénifiante les avait engourdis. Ils eurent besoin de bouger. Ils payèrent en oubliant le pourboire, ce qui déclencha parmi le personnel de l’hôtel une moue entendue. Mais ils sortirent heureux. La veille, ils avaient osé demander de filmer Léonore dans ce cadre exceptionnel, ce qui avait déjà produit une moue de dégoût et un soulèvement d’épaule parmi les serveurs que les deux jeunes gens avaient interprété comme une acceptation. C'était sans savoir que si la bienséance infinie des établissements de luxes ordonne de ne jamais refuser, un simple soulèvement d’épaule indiquait un mépris abyssal qui valait plus qu’une damnation dans ce monde ultra-raffiné.

Les jeunes gens étaient joyeux. Ils n’avaient rien vu de ce jeu de signes corporels subtils. Et les prises de vue réalisées dans l’hôtel étaient magnifiques.

Ils sortirent. Les rues étaient animées.

Hier soir, ils étaient arrivés à Istanbul. Le Bosphore était noir d’encre. Ce matin il resplendissait de reflets argentés. Après une nuit de luxe, dans les draps de soie de cet hôtel au décor suranné, ils voulaient découvrir l’Orient. Ils marchèrent sans but poursuivant le plaisir de la découverte.

Ils arrivèrent dans un quartier ancien et au détour d’une rue : l’Orient éternel était là, devant eux. Le grand bazar d’Istanbul. Ils entrèrent dans ce monde que l’occident a enfoui au fond de sa mémoire. Laurent évoqua cette visite scolaire au Louvre et le temps passé devant les tableaux d’Eugène Delacroix, mais aussi ce livre de Voltaire qu’il avait fallut lire au lycée, à contre cœur, puis ensuite ne pas montrer qu’on se passionnait pour Zadig. Il parla aussi de ces odeurs d’épices et de savon noir qui leurs étaient presque familières lorsqu’ils allaient enfants, jouer dans la cour de la Mosquée de Paris, alors que leurs mères y prenaient un thé. Le jeune homme regardait les visages des passants et il s’amusa à imaginer reconnaître leurs amis Aylan, Sélim, Meryem et Elif dont les parents travaillaient dans les ateliers de confection du 20e arrondissement et dont l’oncle, qui tenait un restaurant, leur offrait un loukoum à la rose, le soir, en revenant en bande de copains, du collège.

Léonore, l’espace d’un instant, retrouva une part de sa mémoire. « Oui, je m’en souviens ! » dit-elle à Laurent qui la pris dans ses bras et la souleva de terre en riant « Mais c’est merveilleux ! »

Sans doute que cette mémoire-là, s’était réservée une place de choix, bien au chaud. « C’est la mémoire du cœur, celle-là ne s’efface jamais ! » avait dit l’oncologue de la Salpétrière.

Oui, c’était merveilleux de retrouver de l’orient en soi ! C’est alors que, tout absorbés dans leur bonheur, une secousse les déséquilibra et s’ensuivit un bruit gigantesque puis un souffle surpuissant de poussière, d’objets, de débris divers et, à leur plus grande stupeur, de corps emportés, bousculés, heurtés, criants ou inertes. Spontanément, ils se baissèrent près du sol. Ils comprirent tout de suite. Blancs de poussière, hagards, ils inspectèrent avec attention leurs membres, leurs visages, leurs têtes. Nulle blessure.

Puis ils regardèrent autour d’eux. Une épaisse poussière blanche recouvrait tout. La joie, qui, il y a quelques minutes vibrait ici, dans chaque boutique colorée, sur chaque visage, sous chaque arche, était ensevelie maintenant, sous le blanc épais d’une bombe. La vie palpitante immobilisée dans le silence blanc de l’effroi. Un instant rien ne bougea. On eut dit que le monde avait disparu.

Puis peu à peu des silhouettes se levèrent. Des voix se firent entendre. Des cris retentirent, d’abord épars, puis de plus en plus denses, jusqu’à n’être plus qu’une clameur gigantesque que vinrent rythmer les sirènes des secours.

Léonore et Laurent se regardaient ne sachant que faire. Un homme vint vers eux. Il portait un brassard « Médecin du monde ». Léonore se mit à pleurer comme un enfant. Encore une art de mémoire du cœur qui revint. D’habitude ces scènes, elle les voyait à la télé ou dans un film ou une série. Là, ici et maintenant, dans l’effroyable maintenant, qu’elle aurait voulu fuir, dans cet ici absurde. Elle regardait fixement ce bout de tissus estampillé qui, lorsqu’on le voyait au JT, donnait un air triomphal à la personne, devenait, ici, dérisoire.

« Non, nous ne sommes pas blessés. » dirent-ils d’une seule voix. « Allez là-bas plutôt, droit devant vous vers la poussière. » crièrent-ils en pleurant. « C’est là qu’ils sont les hurlants, les corps souffrants. Ceux qui se demandent s’ils vont mourir maintenant dans la rue. Nous, allons bien. »

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