5.3
Pendant que tout le monde s'active pour recevoir dignement les disciples qui déboulent, Raymond et les trois mages se réunissent pour convenir d'un discours d'accueil à la hauteur du Maître. Autant dire qu'ils se creusent les méninges parce que peu de personnes sur Terre pourront jamais prétendre élever assez haut un débat pour lui faire toucher les cieux.
Nonobstant les difficultés, ils s'acharnent à concocter un laïus aussi sympa que pro. Voici Gaspard qui se lance dans une sérénade tonitruante, jouée sur le ton vibrant d'un Malraux honorant les cendres de Jean Moulin aux Invalides. Inspiré par le ton, Melchior se permet quelques savantes interventions, proférées à la mode Léon Zitrone, racontant par le détail le sacre de la reine Elizabeth d'Angleterre, pendant que Balthazar improvise une danse du ventre dantesque, rythmée par les rimes approximatives d'un Raymond qui, le doigt sur la tempe, se prend pour un Werther à l'air dévasté par la volonté d'un Goethe en super forme.
Donc, le discours est mal parti, en fait...
Seule Agathe, toujours elle, semble garder son calme, assise avec René sur un gros rocher à l'abri du soleil. Ces deux-là attendent. Ils ignorent bien ce qui va se passer, mais ils sont sûrs qu'il faudra le marquer quelque part dans un calepin pour ne rien oublier...
Les préparatifs se terminent dans la panique, et ça vire soudain au désastre quand un malheureux petit bonhomme tout sec se présente à Balthazar, les yeux rivés au sol, pour annoncer la cata. C'est le chef cuisinier, Rhâgoudhmouton.
- Ô Mage vénéré, nous courons tout droit dans le mur de la honte !
- Raconte-moi ça, répond Balthazar sans s'émouvoir.
- Eh bien, tout est presque prêt...
- Mais ?
- Ben... on n'a plus de merguez.
Le mage se décompose soudain. Le rouge lui monte aux oreilles en un clin d'oeil. Raymond observe sans rien dire, mais il fait discrètement quelques pas sur le côté, sentant venir une tempête...
Et il n'a pas tort, le vieux malin.
- Mais putain de bordel à culs pourris de sa mère ! Combien de fois faudra vous dire de toujours prévoir cinq caisses de saucisses en permanence ? Vous êtes branchés sur le zéro de tension, ou quoi ? Et comment qu'on va faire, maintenant, hein ? Tu peux me le dire, branquignole de merde ? Dis-moi, comment on va servir un peu bonté et de douceur à la horde de crasseux qui finit de grimper cettte putain de colline à la con ?
- Seigneur, ne vous alarmez pas. Je vous assure que nous faisons tout notre possible.
- Mais il se fout de ma gueule, ma parole ! Regarde-moi droit dans les yeux, connard, et dis-moi comment tu vas nous sauver du naufrage ! Vas-y ! Tu as deux minutes, pas une de plus.
- Majesté, nous pourrions remplacer les saucisses par quelques cuissots de chameaux. On en trucide quelques uns, on les découpe vite fait, et on les cuit directement pour aller plus vite.
- Sans les dépecer ?
- On n'aura qu'à dire que c'est une spécialité locale, tente le pauvre bougre.
- Et mon cul, tu le sers aussi avec des poils autour ?
- Mon Maître, je ne me permettrais pas d'offir votre cul à quiconque ! Au moins, pas sans votre accord formel, rétorque le cuisinier.
- Non, je vais te dire ce que tu vas faire, mon gars. Et écoute-moi bien, parce que je ne répèterai pas.
- Je vous écoute, ô Mage adoré.
- Tu vas me prendre quelques pécores de notre caravane, tu me les trucides rapidement à la pierre coupante ; tu brûles leurs fringues pour pas laisser de trace ; tu me récupères le sang pour m'en faire un boudin qu'on épicera comme on pourra, et pour finir, tu me débites tous ces cons en escalopes, en rôtis, en je sais pas quoi, mais dans le délai le plus court possible. Pigé ?
Le cuisinier regarde son maître, les yeux ronds de suprise et d'horreur puis, par manque d'imagination peut-être, s'enfuit en courant, les bras au-dessus de la tête, hurlant comme ça que son mage venait de péter un plomb, modèle à fort ampérage. Celui-ci, le mage, fulmine et se lance à la poursuite du chef de brigade, promettant de le farcir en express à la chaux vive pour une grillade interne. Alarmés par la tournure que prennent les choses, les deux autres gros sacs de mages tentent illico de rattraper Balthazar pour le calmer, suivis dans la seconde par tous leurs esclaves qui ne veulent rien rater du spectacle.
Raymond, lui, regarde d'un oeil ahuri puis éclate de rire. Il se retrouve tout seul au sommet de sa colline, pendant que le panache de poussière des mages s'étale en contre-bas. Puis, sans prévenir, une ombre s'approche subrepticement de lui, et une main se pose délicatement sur son épaule.
- Sont quand même un peu frappés sur les bords, tu trouves pas ? fait une voix douce.
- Tu veux dire qu'ils sont complètement baisés de la caisse, ouais ! fait Raymond sans se retourner.
Puis il réalise qu'il ne sait pas à qui il parle.
Alors, il se retourne, normal.
Et là...
IL est là, enfin.
A suivre...
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