5.4

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Ben ouais, c'est lui. Jésus.

LE Jésus.
Celui de Nazareth, c'ui qu'est né entre quelques bestioles, issu d'une femme engrossée par les voies impénétrables d'un Dieu qui, un peu facho sur les bords, a décidé un jour de pardonner toutes les conneries de ses créatures bipèdes, mais seulement après leur en avoir fait chier des bulles carrées.
Le Raymond, stoïque en toutes circonstances, a pourtant la mâchoire un peu pendante. On ne rencontre pas tous les jours un dieu, et après deux millénaires entiers d'attente désabusée, faut comprendre la surprise, quand même.

  • Remets-toi, mon ami, fait Jésus l'air amusé, ce n'est que moi.
  • Ben oui, justement ! Les autres sont encore dans la vallée, et vous y étiez aussi, il n'y a pas une minute ! Comment avez-vous fait pour arriver ici avant tout le monde, et sans que personne ne vous voit ?

Le vieillard en est comme deux ronds de flan. Une moue un peu inquiète aux coins des lèvres, Raymond hésite à croiser son regard, de peur de ne pouvoir retenir ce que son âme cache au plus profond d'elle-même, peut-être. Et puis, rendu méfiant après plusieurs décennies de mauvais coups de la part de ses confrères humains, il n'est pas certain de ne pas se trouver aux côtés d'un sosie, comme d'autres se prennent pour Elvis.
Pourtant, la curiosité le dévore. Il adorerait le dévisager, passer la main sur ses traits juvéniles pour se persuader d'une réalité impossible à cerner. Voyager dans le temps n'est déjà pas donné à tout le monde, mais faire causette avec celui que le monde entier attend depuis trop longtemps pour ne pas perdre espoir, c'est pas anodin...

  • Ne me dis pas que tu ignorais qu'on allait se rencontrer, reprend Jésus qui ne quitte pas Raymond des yeux.
  • En fait, je crois que j'avais pas vraiment réalisé, vous voyez ?
  • Et tu vas me vouvoyer, maintenant. Pourtant, de toutes les fois où tu m'as appelé, je ne me souviens pas d'une seule formule de politesse.
  • Faut dire que la communication semblait vraiment pas marcher. Jamais une réponse, si vous voyez ce que je veux dire.
  • J'ai toujours répondu à tes demandes, mon ami. Il s'agit peut-être d'un problème d'audition de ta part, tu ne crois pas ?
  • Je carbure impec des esgourdes ! se rebiffe le vieux.
  • Oh, les oreilles ? Je pense qu'elles fonctionnent bien, en effet. Non, je ne parlais pas d'elles. Plutôt de ton coeur.
  • Mon battant pète la forme.
  • Allons, ne fais pas l'idiot. Tu sais ce que je veux dire. Tu n'as jamais réellement ouvert ton coeur. Il est donc normal que tu ne m'aies jamais entendu.

Raymond se sent comme un enfant à confesse. Vrai qu'il n'a plus croisé un curé depuis le dernier assaut qu'il avait donné en compagnie de ses potes militaires dans le Tonkin ! Il sent le regard peser sur lui comme une enclume sur des orteils endoloris, le pauvret.

  • On aura tout le temps de discuter de tout ce que tu voudras, si tu le désires, fait Jésus après un court silence. En attendant, si on réglait le problème culinaire de tes potes ?
  • Mes potes ? Mes amis, vous voulez dire ?
  • Non, tes potes. C'est bien comme ça qu'on parle, aujourd'hui, non ?
  • Aujourd'hui ? reprend Raymond d'un air rêveur. Hier, aujourd'hui, demain... Je ne sais plus trop à quoi ça correspond, vous savez...
  • Oh, arrête avec tes "vous"! Tu me saoûles ! Tiens, regarde plutôt !

Et sans prévenir, Jésus s'écarte un peu puis, deux doigts plantés dans la bouche, siffle de toute ses forces pour prévenir la foule que quelque chose va se produire. L'effet est immédiat : tout le monde cesse toute activité. Même les mages s'arrêtent, imités pas tous ceux qui suivaient la course contre le malheureux cuisinier.

  • Bon, bande d'abrutis, maintenant, on se pose le cul par terre et on se calme ! Vous commencez à me concasser les rouleaux, c'est pigé ? Vous avez les crocs ? Ok ! Plus de saucisse ? Pas grave ! On va briffer de la poiscaille !
  • Mais, Seigneur... fait un mec qui s'appelle Pierre. On n'a presque plus rien dans nos besaces... Comment nourrir tous ces malheureux ? Ils sont au moins cinq mille ! Et nous sommes en plein désert : comment dénicher une poissonnerie ici ? Sans compter qu'on est dimanche et qu'elles doivent toutes être fermées !
  • Oh, la ferme, mon ami Pierrot ! Tu me gonfles avec tes jérémiades. Tu crois qu'on va attendre le déluge ? D'abord, ça fait longtemps qu'il est arrivé et ça va pas leur coincer une brique dans le buffet, tu crois pas ? Allez, tout le monde se regroupe... Oui, c'est bien comme ça. C'est bien... Dis donc, le p'tit gros en bas, tu te fous de moi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? On se pose le cul sur les pierres, et que ça saute !
  • Jésus ? fait Raymond, un peu interdit. Tu crois vraiment que c'est ainsi qu'il faut leur causer ?
  • Les pierres sont brûlantes ? Et mon pied au cul, tu crois qu'il va te refroidir le fondement ? Assis, merde !
  • Jésus... insiste doucement Raymond.

L'intéressé tourne un peu la tête, jette un oeil rapide au Raymond qui reste les bras ballants de surprise, puis lui glisse négligemment :

  • T'inquiète ! Je les connais, tous ces cons-là. Si tu leur parles pas avec un peu de rudesse, ils te foutent un bordel pas possible, le temps de le dire !
  • Ah ?
  • Ouais... Dis-donc, le gros ! Qu'est-ce que j'ai dit ? Tu me pètes les rognons, j'te préviens...

Plus bas sur la colline, le petit gros en question se résigne à se griller les meules sur les pierres...

  • Quand même... Bon, maintenant, on joint ses mains comme ça, reprend Jésus en donnant l'exemple, et on me pond vite fait une petite prière pour mon Papounet qui vous regarde de là-haut. Et surtout... on ferme sa gueule !

René et Agathe se sont approchés sans faire de bruit. Ils ont vite repéré le nouvel arrivant, et ils supputent de l'inattendu. Ils profitent de la curieuse harrangue de Jésus pour rejoindre Raymond.

  • Je crois qu'on va aller de surprise en surprise avec Lui, murmure René.
  • René ? fait Jésus en levant le sourcil.
  • Oui, c'est moi, répond l'intéressé, tout heureux d'être déjà remarqué par le Sublimissime.
  • Ta gueule. Et prie !

Alors René unit ses mains, lève les yeux au ciel et improvise une prière.
Quand on n'a pas le choix, on n'a pas le choix, hein ?

A suivre...

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