5.9
Judas, puisque c'est lui, cherche une place disponible.
- Là, à ma gauche, indique Jésus d'un geste vague.
Ne trouvant pas, ou s'estimant assez respecté pour être placé directement aux côtés de la star, il peine à discerner l'espace désigné.
- Putain, mais qu'il est con... soupire Jésus, déjà agacé. Là, à l'autre bout de la table ! A l'extrême gauche... Regarde, le cuisinier vient de te servir.
Judas, pourtant ulcéré de la place minable qu'on lui offre, encaisse sans rien dire. Raymond, qui observe au travers d'un voile fortement alcoolisé, se dit in petto que ce bonhomme n'est pas ce qu'il semble paraître. Tout semble faux chez lui, à vrai dire. Il a le port altier, la silhouette un peu trop fine pour être honnête, une barbe drue et un regard un peu flou, planté sous des sourcils fournis. Il doit crever de faim, pourtant, il ne s'empresse pas. Ses yeux le trahissent, bien sûr, mais ses mains s'abstiennent.
- Un sale mec, pour sûr...marmonne René à l'oreille de Raymond.
- Ouaip... Si c'est bien celui qu'on croit, alors faudra voir à voir, avec c'ui-là...
Son arrivée jette un froid. A la limite, et compte tenu de la chaleur étouffante de la région, même la nuit, ça pourrait être une bonne chose. Pourtant, le malaise qui s'installe au bout de la table n'est pas de bon augure. Jésus se referme soudain, garde les yeux dans le vague, détourne la tête, puis se lève pour regarder en bas dans la colline. Les gueux continuent de baffrer, seulement soucieux de se remplir la panse, au cas où ils devraient se contenter de bouffer des gravillons dès le petit jour.
Judas mange lentement, renifle chaque plat qu'on lui tend, repousse d'une main molle ceux qui ne lui conviennent pas. Et quand il en accepte un, encore prend-il soin de séparer les ingrédients pour n'en manger qu'une partie.
- Ton cuisinier a encore des progrès à faire, renifle-t-il avec condescendance. Tu sais que pourrais t'offrir ce qu'il y a de mieux en la matière si tu te décidais à faire bon usage de tes dons...
- Mes dons, comme tu les appelles, sont uniquement réservés aux autres, répond Jésus sans le regarder.
- A quoi bon ? Regarde-les... Des vies inutiles. Des détritus, pour la plupart. Si tu m'écoutais, tu pourrais régner sur le monde.
- Et tu serais mon grand vizir ?
- Pourquoi pas ? Tu as besoin d'un homme comme moi, tu le sais bien. Un homme de confiance. Puissant mais calme, comme moi. Une Force tranquille, en somme.
- De confiance... Il y a des mots dont tu ne saisis pas bien le sens, je crois. Mais nous parlerons de tout cela une autre fois, si tu veux bien. En attendant, mange ce que nous t'offrons avec plaisir.
Judas mange encore quelques bouchées, puis repousse sa gamelle devant lui.
- Un peu de vin m'aiderait à oublier cette indigence culinaire, fait-il d'un ton neutre.
Le cuisinier se précipite et remplit un gobelet à ras-bord.
- Pas tant, imbécile ! proteste Judas. Ton peuple ne sait donc pas qu'il convient de laisser un peu de place pour les lèvres ?
- Pardonne-moi, Judas. Je ne sais pas ce je fais...
- Normal, tu n'es qu'un cuisinier.
- Dis-donc, mec, t'es qui, toi ? intervient René qui sent monter la colère en lui.
- Oh, un vieillard à table ! Aurais-tu encore assez de mémoire pour te rappeler du meilleur ami de Jésus de Nazareth ?
- Toi, son pote ? C'est une blague ? Regarde-toi, pauvre type ! On dirait un morceau d'os de seiche ! Dis-moi, tu viens d'où ? Y a une caserne romaine, dans le coin ?
Judas le regarde avec insistance, se demandant ce que cet inconnu insinue. Il hoche la tête sans rien dire. Puis se referme comme une huître. Jésus, un peu plus loin, réfléchit, l'air attristé. Raymond s'approche de lui, plein d'une soudaine compassion. Ce jeune homme un peu frêle attire la sympathie, ce que le vieux ne s'explique pas. Il comprend son désarroi.
- Y a des jours où ça doit pas être marrant d'être à ta place, hein ? fait-il en lui posant une main amicale sur l'épaule.
- M'en parle pas.
La conversation s'arrête là, à peine entamée. Mais Jésus à soudain le regard qui brille...
- Dis donc, Raymond... Si tu étais à ma place, tu ferais quoi ?
- Moi ? Ben... Aucune idée, à vrai dire.
- Viens, allons discuter sous cet olivier, là-bas. On sera au calme et personne ne nous entendra...
Et les deux hommes s'éloignent lentement, sous le regard un peu inquiet de René. Pour un peu, il les suivrait bien, mais Agathe déboule soudain, ivre à s'en faire péter les fibres de sa canne en bois.
- Allez, Milord ! Offre-moi une coupe, je sens que tu en as besoin...
René, c'est dans sa nature, ne sait pas refuser un coup à boire.
Même si c'est lui qui paie.
A suivre...
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