6.9
Raymond, tout pimpant, se dirige vers la grande porte où se pressent déjà plein de gens. Les deux autres sont un peu à la traîne, mais il s'en moque pas mal. Sans vraiment savoir pourquoi il veut passer de l'autre côté du mur. Il sent les trépidations du monde qui s'agite ici. Et il garde à l'esprit qu'il a passé un contrat avec Jésus. Il doit donc aller au Temple. Tout dieu se doit d'aller à la rencontre de ses fidèles, pense-t-il.
- Pas comme toi, mon gaillard, fait-il entre ses dents en pensant à Dieu qui, lui, se tamponne très visiblement du monde en bas de chez lui.
Il n'est plus qu'à quelques pas quand, l'air méchant, deux lascars armés jusqu'aux dents lui barrent le passage. Ceux-là gardent l'accès. Genre molosses affamés, le visage cuit par le soleil, les sourcils épais sous un front court qui leur donne un air bien buté. Le vieux comprend immédiatement qu'il serait inutile de vouloir parlementer avec ces deux babouins. Alors, il fait demi-tour et retourne vers Agathe et René qui discutent le bout de gras avec quelques vendeurs de fruits et légumes. Non pas que les légumes soient d'une indiscutable fraîcheur, mais René veut absolument se remplir la panse, même s'il devait pour cela avaler une botte entière de piments rouges. Il y a bien un boucher pas loin, mais il y a tellement de mouches engluées sur les rares morceaux encore identifiables qu'il préfère quand même se contenter de fibres végétales pour débuter cette journée. Et puis, les légumes :
- C'est bon pour ta santé, précise Agathe d'un air convaincu.
- Tu peux dire à ce traîne-savate que je veux seulement lui acheter cette pastèque ? Il me gonfle avec ses salamalecs...
- Mon cher René, au risque de te surprendre et te décevoir, je me dois de te rappeler que nous ne disposons de rien pour payer cet aimable vendeur...
- Manquait plus que ça !
- Dites, les aminches, fait Raymond qui arrive l'air un peu ennuyé. Je crois qu'on a un problème.
- Tu m'étonnes, rétorque René. Je crève la dalle, genre soudanais à la ramasse et on n'a rien pour se payer un bout de pain !
- Non, je parle pas de ça, fait Raymond qui regarde encore en direction des deux gardiens qui ne le quittent pas des yeux, visiblement désireux de lui faire des misères.
- T'as perdu ton râtelier ?
- Pire ! Les deux gros, là-bas, veulent pas me laisser rentrer. Font rien qu'à m'embêter !
- Tu veux que je me les fasse ? propose René qui n'a pas jeté un oeil sur les monstres.
- Ben si tu veux ressembler à un tas de viande moisie, tu peux ! Mais si tu veux bien rester raisonnable un instant, tu devrais réfléchir à deux fois.
Mais René a tellement faim qu'il ne cherche pas à comprendre. Il quitte l'étalage du marchand et fonce vers la grande porte. Arrivé près des deux gardiens qui croisent leur lance pour lui barrer aussi le passage, René s'agrippe au premier des deux et, l'air mauvais, commence à lui brailler des horreurs pour lui intimer de libérer le passage. René n'est bien sûr pas de taille à lutter contre d'aussi solides gaillards, mais il est déjà en train d'escalader la montagne de viande armée pour mieux lui postillonner dans les narines. Faut dire qu'il doit bien faire une tête et demie de plus que lui !
D'abord décontenancés, les types se regardent avant de revenir aux fondamentaux... Donc, René se retrouve éjecté sans ménagement puis repoussé à grands coups de pompes dans le prose, invectivé à son tour par le gardien furibard. Agathe se précipite mais, pauvre femme, elle est vite écartée à son tour. Le deuxième gardien s'apprête à lui asséner un terrible coup de poing dans le nez quand, hurlant de toutes ses forces, Raymond s'interpose sous les yeux médusés de la population qui s'agglutine rapidement.
- Touchez encore un cheveu de mes potes, et je vous dévisse la bouse qui vous sert de tête, bande d'ânes !
Sa voix transperce littéralement les deux mecs qui se figent instantanément, les yeux ronds de surprise. René en profite pour se mettre en sécurité derrière son pote, suivi d'Agathe, un peu débordée par le brutal changement de situation.
- Vas-y, Raymond : pète-leur la gueule, à ces deux emmanchés ! dit René, s'estimant à tort ou à raison en protection derrière son pote.
Raymond avance sans plus se poser de questions. Il arrive près de celui qui doit être le chef, celui qui a l'air le plus con, donc, et les mains sur les hanches, déclare d'un ton maintenant très assuré :
- Tu sais, camarade, des blancs-becs de ton genre, j'en ai scrafé des dizaines. Peut-être même plus. En fait, je les compte plus depuis si longtemps que, si ça se trouve, j'aurais de quoi remplir un annuaire entier. Alors, si tu veux voir grandir tes enfants, tu vas nous laisser rentrer dans le temple et c'est tout.
Puis, sans s'en rendre compte, Raymond passe lentement la main devant le visage du gardien qui, presque tout de suite, fait un pas de côté et se penche respectueusement en avant pour leur ouvrir le passage...
Raymond pense l'affaire gagnée et fait signe à ses deux amis d'avancer. René se redresse et le torse bombé toise avec ironie celui qui l'a couvert de coups, quelques minutes plus tôt. Agathe, elle, préfère attendre un peu. L'instinct féminin, que ça s'appelle.
Et elle n'a pas tort, une fois de plus.
Alors que Raymond et René franchissent enfin le seuil convoité, un groupe entier de soldats leur tombe dessus et, en quelques secondes, les attrapent et les traînent dans la poussière, par les pieds, en les couvrant d'injures et de coups. Raymond hurle comme un goret à l'abattoir ; René jure tous ses dieux, et ils sont nombreux en la circonstance, qu'il leur fera payer cent coups à donner par coup reçu ! Mais les types n'en ont rien à faire. Ils s'amusent et ne tardent pas à rigoler comme des bossus en les faisant rouler dans le sable. En moins d'une minute, les deux vieux se retrouvent le cul par terre, les cheveux couleur de terre, le visage couvert de poussière et la bouche encombrée de sable.
- M'étonne pas de ces deux cons-là, murmure Agathe, bien planquée derrière un chameau qui se repose par terre.
- Moi non plus, dit une voix à côté d'elle.
Surprise, Agathe se retourne brusquement et constate la présence d'un homme bien vêtu, appyué sur les flans du chameau évoqué à l'instant.
C'est un bel homme, un peu gras, mais l'air aimable. Il a le cheveu noir, des sourcils fournis au-dessus d'un regard vert émeraude. Le nez busqué surplombe une bouche gourmande, cernée d'un collier de barbe bien taillée. Il sourit gentiment à Agathe, avec l'air de vouloir lui parler...
- Mais je peux arranger la situation, si vous le désirez, ajoute-t-il en recrachant un pépin de raisin.
- On se connaît ? rétorque Agathe, méfiante.
- Pas encore, ma très chère et très belle madame, roucoule l'autre. Je me présente : Abel. Et je peux vous aider à passer cette porte, j'insiste.
- Mouais... fait Agathe, un oeil fermé et l'air pas convaincue. Et faut faire quoi pour ça ? Je demande, parce que je connais bien ce genre de proposition. Z'avez pas l'air d'être tombé de la dernière pluie, je dirais même que vous me semblez bien connaître les règles du coin, hein ? Mais, même si je les connais pas bien, vos règles, faudrait pas croire que je suis une femme facile.
- Ma chère madame, loin de moi l'idée de vous abuser !
- Voilà ! C'est exactement le terme : abuser ! Ben faudra repasser, mon gars.
- Laissez-moi faire. Autant vous montrer ce que je sais faire, plutôt que de parler dans le vide !
Et le mec se retourne, va droit aux gardiens et en chope un par l'oreille, lui parle rudement, un doigt tendu vers le ciel et intime aux autres de retourner dans leur campement caché sous la porterne. Puis, sans s'inquiéter des mecs armés qui pourraient facilement lui faire la peau, il se penche vers les deux vieillards et les aide à se relever.
- Merci, mon brave, fait Raymond en s'époussetant les manches.
- Les vaches, qu'est-ce qu'ils nous ont mis ! râle René qui se tient les reins à deux mains. On te doit une sacrée chandelle ! Moi, c'est René. Et toi ?
- René, vous dites ? C'est pas du coin, ça. D'où venez-vous, mes amis ?
- Si on te le disait, tu nous croirais pas, fait Raymond.
- On pourrait en parler dans une petite taverne que je connais bien et qui saura vous accueillir avec tout le confort que vous attendez ?
- Ouais... Et c'est où ? fait René qui se méfie tout de suite.
- De l'autre côté de cette muraille, bien sûr ! répond l'inconnu.
Les trois acolytes se consultent du regard. Raymond est d'accord ; Agathe un peu dubitative ; René crève toujours de faim et de soif...
- Ok, mec ! On te suit, mais gaffe à tes os en cas d'embrouille, vu ? précise Raymond. Et puis réponds à la question de mon pote, d'abord. T'es qui, toi ?
- Je suis Abel.
- Et tu fais quoi dans le coin ?
- Je viens visiter la Princesse Yasmina, ma petite soeur.
- Princesse ? coupe Agathe. Vous êtes quoi, dans la vie, alors ?
- Ben...je suis émir.
Et René éclate presque tout de suite de rire.
- L'Emir Abel ! Elle est bien bonne celle-là ! Le Prince des Prunes nous salue !
A suivre...
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