7.6
Leurs pas font crisser les cailloux qui les séparent encore de l'antre maudit... Plus ils approchent, plus ils entendent les sons rauques d'une bête infernale dissimulée sous la paille. La chose doit être énorme parce que les brins se soulèvent assez haut, régulièrement, au rythme d'un coeur qui bat lentement. Au rythme de l'enfer, peut-être. Et c'est un fauve, à coup sûr. L'odeur terriblement musquée qui sourd de la paille fumante est plus qu'un indice, mieux même qu'un aveu. C'est une preuve flagrante. Parce que le machin qui se cache là-dessous pue comme l'enfer aux heures de ses plus sanglants carnages !
Une certitude qui commence à faire trembler tous ceux qui approchent. Pire : ils réalisent bientôt que les moutons sont inconscients, presque morts. Asphyxiés par les relents pestilentiels, ils râlent de désespoir.
René ralentit son pas, laisse passer les autres devant lui. Au moins gardera-t-il une chance de fuir en cas de problème.
Heureusement, c'est en ces rares occasions que les vrais généraux se dressent face au danger, intrépides et fiers. Quand s'ouvre les portes du domaine des démons, on peut garder espoir car, toujours, une âme forgée dans l'atelier d'un dieu d'acier se lèvera pour porter le coup fatal à la Bête. Enfin, presque toujours, ou alors en des temps encore plus reculés que ceux dont il est ici question...
Parce que, très visiblement, à cette époque les chefs n'étaient déjà que de vulgaires fiottes et chiaient trop vite dans leurs braies. Ce qui ne les empêche pas, comme de nos jours, de donner leurs ordres avec panache. Des ordres qui, eux, imposent le pire pour les autres. La preuve :
- Etienne, t'as ton bâton de berger ?
- Ben c'est celui de Justin mais ça fera l'affaire, patron.
- Alors, Etienne, tiens-le bien. Et va voir ! fait Hônthon d'une voix martiale.
- Mais, patron... résiste faiblement l'intéressé.
- Quoi ? T'as les chocottes ?
- Ben...
- Veux pas le savoir ! Avance et reviens me dire ce que tu auras trouvé sous la paille. Et que ça saute !
- Et si ça saute vraiment ? demande René.
- On enverra Mohamed, le fils du voisin, rétorque l'autre sans tourner la tête. Son père me doit un repas depuis des semaines, il pourra pas me refuser.
Mais Etienne renâcle un peu à l'idée de souhaiter le bonjour à un djinn. Le voilà qui met ses mains derrière son dos et qui marmone plein de choses pas sympathiques en regardant ses babouches.
- Par la barbe de ma grand-mère ! s'emporte Hônthon. Tu te grouilles, oui ou merde !
Vaincu par la voix de son maître, le pauvre bougre se décide. Il n'est plus qu'à quelques mètres de la chose. Il s'est couvert le nez avec son turban mais cela ne suffit guère. La vue troublée par les larmes que lui tirent les miasmes, il s'en remet à ses autres sens pour avancer. Et le plus simple, pour le moment, c'est l'ouïe. En effet, trouver une aiguille dans une botte de foin relèverait d'un difficile exercice, mais mettre la main sur une corne de brume en plein effort dans une petite remise ne pose aucun problème particulier...
Etienne se retourne une dernière fois, adresse un petit signe de la main aux autres qui s'attendent à le voir se faire bouffer tout cru, puis se penche vers la paille qui tressaille, comme surprise par les attouchements indiscrets d'une main salace. Sa main plonge et fouille. La sueur lui colle aux tempes, ses jambes tremblent et son souffle est court.
Et quand ses doigts rencontrent le contact spongieux d'une masse grasse et puante, Etienne sait que sa dernière heure vient de sonner. Son manque de tact aura réveillé la chose en repos. Il sait, il sent (c'est le cas de le dire !) qu'une réaction suit toujours une action. Alors, il ferme les yeux, pris son dieu pour le convaincre de ne pas l'envoyer dans une friteuse, et suspend son geste, ne sachant pas quoi faire d'autre.
Bon, il avait raison, faut croire. Alors que tout le monde serre les fesses pour éviter toute décompression mal venue, voilà qu'un cri aigu et sauvage à la fois remonte des tréfonds des enfers, pardon; d'une meule de foin. C'est comme le sifflet d'une locomotive à vapeur qui traverserait une gare à toute allure. Le son monte crescendo puis cesse.Oui, ça s'arrête brusquement. Pile au moment où une main verdâtre et couverte de fientes s'abat sur la tronche du malheureux qui s'étend de tout son long sans rien demander de plus.
Les quatre autres, interdits, se regardent avec stupeur, ne sachant s'ils doivent monter à l'assaut ou courir se réfugier.
Mais un autre général fait son appartition. Le premier s'était montré couard et seulement apte à donner des ordres idiots. Celui-ci n'est pas la même trempe. Celui-là a déjà honoré de nombreux champs de bataille de sa présence, et pas seulement pour rester planqué derrière une motte de terre afin d'observer à la jumelle un front distant de plusieurs kilomètres...
Oui, en voilà un vrai, de chef. Un modèle qui porte encore fièrement ses burnes entre ses cannes et qui n'hésite pas à les mettre en jeu malgré le péril évident. Un de ceux qui savent avancer sur les ponts et montrer l'exemple. Il mourra peut-être, mais son nom restera gravé dans les mémoires !
Au moins dans celle de ceux qui resteront à l'abri et qui sauveront leur peau...
Donc, René prend la parole.
- Bordel à cul de mes deux ! On lui saute dessus et lui défonce la gueule, à ce démon ! Raymond, tu viens avec moi, par la droite. Vous, les deux bicots, vous le contournez par la gauche. Quand on sera qu'à deux mètres, on lui saute dessus et on lui balance tout ce qu'on trouve pour lui fendre la coloquinte, ok ?
Son ton est tellement impérieux que personne ne songe à protester. Voilà le quatuor de la mort qui avance. Ils progressent courbés pour éviter les obus rasants, les schrapnels et les rafales des 42 planquées dans des casemates artistement dissimulées. Ils n'ont plus au coeur que la volonté de vaincre !
Ils arrivent tout près. Les gorges sont sèches et les coeurs battent à tout rompre. Les sphincters agissent comme des soupapes. Chacun trouve un objet contondant, qui un pavé aux angles saillants, qui une fourche oubliée là, qui une torche. L'heure de la curée approche.
Et tous attendent le signal de René pour s'abattre d'un coup sur l'animal infernal.
Bon, faut attendre encore quelques secondes. René se gratte les meules, signe d'une intense préparation mentale chez lui.
Enfin, une fois sa démangeaison anale soulagée, René hurle un "Taïaut !" qui fera tomber, mais il ne savait pas à cet instant, les échaffaudages des portugais en train de reconstruire les murs de Jéricho, à quelques kilomètres de là.
Alors, tous s'élancent en même temps, et plongent dans la fournaise du combat !
A suivre...
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