Chapitre 1 : En retard
Henri avale quatre à quatre les marches de l’escalier, slalomant parmi la foule qui se presse à la sortie du métro Place de Clichy. Dehors, l’odeur lourde, écœurante des gaz d’échappement le saisit à la gorge. Deux bus, abandonnés par leurs passagers, sont bloqués sur la place contre les palissades des travaux en cours. Autour d’eux s’est formé un méli-mélo de camionnettes, limousines, SUV, épaves roulantes, motos, vélos, trottinettes, coagulées dans une soupe sonore faite de coups de klaxons, d’accélérateurs hurlant en vain et de marteaux piqueurs déchiquetant le béton. Impossible de traverser. Sa montre indique 8 h 5. Il va être beaucoup plus en retard que prévu. Sale journée.
Il s’est endormi à deux heures du matin. Il a regardé Le Bon, La Brute et le Truand pour la quatrième fois en regrettant de n’être ni un bon, ni une brute, ni un truand. Il a toujours envie de traîner le soir et de ne pas se lever le matin. Il aime s’allonger un peu plus longtemps, se laisser aller et se goinfrer de ces instants vides, comme les calories des chips trop salées qu’il avale. Il enchaîne les bières pour ralentir « tout ce temps perdu qui ne se rattrape guère », se répétant dans sa tête les paroles de la chanson de Barbara. Et voilà le résultat : 8 h 7.
Vingt minutes après la sonnerie du réveil, il s’est lancé dans une course contre la montre pour effacer son retard. Il n’a ni mangé ni bu de café. Il n’a pas non plus pris de douche et il a remis ses vêtements de la veille. Le train puis le métro ont été inhabituellement ponctuels. Cela n’a pas suffi à gommer ces foutues 20 minutes. Il arrivera en retard. Comme hier. Comme avant-hier. Comme trop souvent.
Il est 8 h 9 quand il tente une percée dans l’embouteillage. À peine s’est-il avancé, qu’il sent une sombre masse métallique, chaude, puant l’huile mal brûlée, lui frôler le ventre.
— Sale fils de pute ! hurle le livreur juché sur un scooter délabré qui vient de l’éviter de justesse. Revenu sur le trottoir, Henri a besoin d’une bonne seconde pour réaliser qu’à la vitesse où allait ce crétin, il s’en est fallu de très peu pour que sa journée s’achève avant même d’avoir commencé.
Dois-je le regretter ? se demande-t-il en voyant qu’il est 8 h 11. Un instant, il a envie de tout lâcher, de partir, de fuir ce qui l’attend en reprenant le métro pour rentrer dormir chez lui. Honteux à l’idée de cette lâcheté, il se décide à contourner la masse des véhicules immobilisés, traverse difficilement l’avenue de Clichy, le terre-plein au centre de la place et le voilà, maintenant courant à perdre haleine dans la rue d’Amsterdam. Il est 8 h 15.
Comme si, par cet ultime sprint, il pouvait contredire la réalité. Depuis qu’il travaille au Centre, il est en retard au moins deux fois par semaine. Il ne s’ennuie pas tant que ça dans ce job d’éducateur qu’il a décroché grâce à un heureux concours de circonstances. Il aime s’occuper de ces jeunes autistes, drogués, délinquants, suicidaires, orphelins, victimes d’inceste, de maltraitance parentale. Il leur parle, les écoute, leur apprend, apprend d’eux, s’enthousiasme des minuscules victoires du jour, tout en ayant conscience qu’elles seront suivies d’inéluctables défaites le jour suivant. Il n’a pas le pouvoir de corriger les condamnations prononcées par le destin, juste celui d’aménager les peines du mieux qu’il peut. Toujours ça de pris. Et pour eux. Et pour lui.
Il passe devant l’Herboristerie, croise l’intersection avec la rue de Parme, s’engage sur la droite dans la rue de Bucarest, et atteinte dans un ultime effort à 8 h 22, le Centre Médico Pédagogique où il occupe depuis trois ans cet emploi à durée hélas déterminée, dont le renouvellement devrait être annoncé dans deux jours, vendredi 26 septembre à 15 heures, veille de ses 38 ans.
Le souffle coupé, il compose le code d’entrée, pousse la double porte et se glisse le plus discrètement possible sous le porche. Il rase le mur de béton, se sachant protégé des caméras de surveillance par un angle mort qu’il est le seul à connaître. Au bout du couloir, il s’introduit par une discrète petite porte métallique. Personne n’emprunte cette entrée de service. Elle lui évite de passer devant les parois vitrées du bureau de son chef, nommé deux mois plus tôt, Adrien Boursay, 28 ans, courtaud, bedaine et calvitie naissantes, vouvoyant un personnel habitué au tutoiement. Sa vanité d’énarque, son physique rondouillard et ses convictions ficelées par des certitudes administratives lui ont valu, à l’unanimité, l’attribution du sobriquet de Petit Rôti.
Depuis son arrivée, Petit Rôti traque chacun de ses retards à la suite desquels, il ne manque jamais de lui infliger d’humiliantes leçons publiques de morale professionnelle. J’apprécie votre travail, mais je déplore votre absence de ponctualité, lui a-t-il dit hier. L’autorité, cela s’acquiert par l’exemple. Vos retards répétés sont un mauvais signal donné aux jeunes dont vous vous occupez. Si vous voulez être respecté, que le Centre et nous tous le soyons aussi, alors, arrivez à l’heure, a-t-il conclu avant de tourner les talons.
C’était hier à la même heure. Lui, Henri, le vacataire, dont rien ne dit si le contrat de travail sera ou non renouvelé, s’est ainsi fait sermonner par ce blanc-bec à la voix doucereuse, devant Serge, son collègue. Un grand maigre, tout sec, les cheveux grisonnants et le regard torve, quinze ans de plus que lui, mais la même vie : marié, deux enfants, les mêmes convictions et les mêmes révoltes.
Serge déteste les pouvoirs, tous les pouvoirs, refuse de l’exercer ou de le subir. Serge vénère les vieilles stars de la pop et se veut un anarchiste épris de l’imprévisible beauté de l’existence. Serge lui ressemble tellement qu’Henri a l’impression chaque matin de s’asseoir devant un miroir et d’entamer un dialogue de sourds avec un autre à lui-même. Seulement, Serge arrive à 8 h précises, part à 16 h tout aussi précises, et personne ne lui reproche de clamer chaque matin à haute voix le nombre de jours qui le sépare de ses prochaines vacances.
Serge, fonctionnaire statutaire, bénéficie d’un emploi à vie. Cinq ans plus tôt, il a réussi au quatrième essai, le concours lui ouvrant les portes de l’échelon 5. Tandis que lui, Henri, avec un diplôme supérieur, et un passé professionnel infiniment plus riche, vient d’échouer à ce concours il y a deux semaines. Pour une poignée de points manquants, Henri vit peut-être ses derniers jours dans la fonction publique, le seul endroit où il peut mettre son savoir de psychologue au service de la société, et non à celui de « bobos » jouant aux névrosés pour excuser la vacuité de leurs existences.
Voici Henri s’avançant dans le couloir à la moquette marron tachée. Légèrement courbé pour ne pas être vu, il vient s’engouffrer dans le box qui lui tient lieu de bureau. En voyant la chaise vide devant lui, il se souvient que Serge a pris des journées de RTT. Personne n’ira dénoncer ce nouveau retard auprès de Petit Rôti. Pas vu pas pris. La chance est avec lui.
En ouvrant le dossier laissé la veille sur son bureau, il voit un post it rose collé sur la couverture cartonnée :
— Henri, pouvez-vous passer me voir. Urgent. Signé Adrien, avec en dessous l’heure soulignée en rouge : 8 h 20.
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