Chapitre 2 : Mona
Persuadé que les maigres espoirs de voir son contrat de vacataire prolongé sont sur le point d’être anéantis, Henri s’encourage tout seul. Viré, et alors? J’ai d’autres ambitions pour mon avenir se dit-il en réponse à son absence de réponse sur le sujet.
Il redresse la tête, inspire à fond et pousse la porte vitrée du bureau de Petit Rôti. Il est 8h29.
« - Bonjour Adrien. Désolé pour ce matin, c’est mon petit qui…
- Bonjour Henri. Votre fils est toujours malade?
- Euh oui et c’est pour ça que…
- Espérons qu’il finisse un jour par se remettre, ironise Petit Rôti assortissant sa remarque d’un rictus qui n’annonce rien de bon. Henri, j’ai besoin de vous…tout de suite… une mission urgente. Voilà. Vous connaissez Mona?
- Euh oui. La grande gosse arrivée avant-hier de l’Essonne.
- C’est ça. Un dossier scolaire très compliqué. On lui a diagnostiqué une sorte d’autisme léger sans certitudes à vrai dire. C’est pas très clair. En tout cas, elle n’est pas admissible dans une structure spécialisée. Au département, ils ont décrété qu’un suivi psychologique approfondi devrait suffire pour la remettre dans le bon sens. Et, ils nous ont refilé le bébé en nous demandant, comme d’habitude à lui trouver un établissement en urgence pour avant-hier. On allait au désastre quand Serge lui a dégotté, par miracle, une place chez Vatel hier à 16 heures juste avant de rentrer chez lui.
- Qu’est-ce qu’elle va faire chez Vatel?
- Un CAP pâtisserie en alternance. Elle est trop limitée pour envisager la poursuite d’ un cursus classique.
- Serge a bien bossé . C’est une excellente école professionnelle.
- Ca il est débrouillard! C’était loin d’être acquis. Son dossier indique qu’elle a été une fugueuse multi-récidiviste, entre autres difficultés… Bon allons aux faits. Mona doit impérativement se présenter chez Vatel ce matin à 9 heures 30 précises. Ab-so-lu-ment insiste Petit Rôti. Sinon, c’est fichu. Or, Serge est en RTT aujourd’hui. Et Sam, est en livraison ce matin, aussi j’ai pensé à vous. Je sais que l’attelage d’une fugueuse et d’un retardataire pathologique n’est pas une garantie pour arriver à l’heure mais je n’ai pas d’autres choix que de vous accorder ma confiance.
Petit Rôti sourit.
- Je plaisante bien sûr. Elle vous attend dans l’entrée.
- Adrien, j’aurai bien aimé vous rendre service. Mais il m’est impossible de sortir. Je dois préparer un entretien important prévu à 10H, un mineur isolé algérien qui…
- Vous serez de retour d’ici là. Je préfère que vous vous y rendiez à pied. La ligne 13 est très peu fiable. C’est à côté. J’ai vérifié. 15 minutes à pied tout au plus. Il est 8h38. Vous connaissez le quartier?
- J’ai habité longtemps dans le coin.
- Alors, vous ne risquez pas de vous perdre! L’école Vatel est au 4 passage de la Condamine. Vous devriez y être vers 9H20 au plus tard, si vous partez tout de suite. Ça vous laisse une bonne marge de sécurité.
- Vous êtes certain de l’adresse? Je connais cette école. Elle se trouve avenue de Clichy, en face de la Cité des Fleurs.
- Arrêtez de discutailler pour rien. Cela vous nuit Henri. Si je vous dis allez-y, vous y allez, si je vous dis 44 rue de la Condamine, vous allez au 44 rue de la Condamine. Vous comprenez?
Vous demandez de ma part Monsieur Durban, Thierry Durban, le directeur. Un type raide, à cheval sur les horaires et capable de vous virer si vous n’êtes pas à l’heure. Il vous attend à 9 heures 30 précises. Tout est noté sur ce papier. Prenez-le. C’est à quinze minutes d’ici. Vous devriez être à l’heure.
8h43. La gosse patiente devant l'entrée. C’est une grande tige, à peu près de sa taille, avec un buste si court qu’on a l’impression que ses jambes sont reliées directement à ses épaules. Elle est vêtu d’un survêtement gris pâle, à bout de souffle comme l’indique la formation de plis en forme de poche à la hauteur des genoux. Elle a les yeux gris, le regard vide et ses baskets à semelles crantées, très épaisses, arborent la couleur jaunasse que prennent les vieux journaux oubliés au soleil. Petit Rôti a omis, sciemment sans aucun doute, de le prévenir que la gosse porte une sorte d’étole, de châle ou de pashmina en gaze de lin ou de laine bleu clair - il n’a jamais rien vu de pareil- qui lui couvre les cheveux, s’enroule autour de son cou et finit sur ses épaules. Pas évident de faire des choux à la crème avec ça sur la tête plaisante-t-il intérieurement. Espérons que cela n’amènera pas de difficultés pour son admission chez Vatel se dit-il, redoutant à l’avance une pénible négociation avec le directeur.
- Bonjour Mona. Je m’appelle Henri. Je vais t’accompagner chez Vatel. Tu es prête?
- Oui M’sieur. Joignant le geste à la parole, la jeune fille enfile avec lenteur le sac à dos flapi qui trainait à ses pieds.
- Ça te plait d’aller chez là-bas?
- Oui M’sieur
- Tu aimes la patisserie?
- Oui M’sieur
- C’est un bon métier qui recrute beaucoup.
- Oui M’sieur
- Allons-y
Outre la voix légèrement pâteuse, il remarque l’extrême lenteur de ses gestes. Il reconnait l’effet de des tranquillisants prescrit dans le cadre du « suivi psychologique sérieux », évoqué par Petit Rôti, grâce auquel les psychiatres remettent les gamins dans le « bon sens ».
D’où vient-elle? Et que signifie ce truc qu’elle porte sur sa tête se demande-t-il en observant le tissu qui flotte autour de sa tête et de ses épaules comme un filet de brume attardé sur un relief. Il a l’habitude de voir des jeunes filles affublées de toutes sortes de textiles religieux ou identitaires, foulard, turban ou voile. Mais un truc comme ça, il n’en a jamais vu. Cela peut tout aussi bien être un signe d’appartenance - musulmane, juive ou chrétienne d’orient - que la marque distinctive choisie par une adolescente en quête d’originalité.
D’ailleurs se prend-il à penser, qu’a voulu dire Petit Rôti lorsqu’il a ajouté après autisme léger et fugueuse chronique, ce bizarre « entr’autres »… ? Sectarisme, inceste, drogue, coups reçus, donnés, traffic divers, maltraitance? De quels abus a souffert cette Mona? Au Centre, n’entrent que des cas tragiques ou désespérés, tant les coupes budgétaires du ministère ont réduit les admissions à la portion congrues.
Elle a l’air d’une bonne pâte plaisante-t-il intérieurement en la regardant marcher à ses côtés, légèrement en retrait, docilement collée à ses pas. Il se décale. Elle se décale. Il ralentit. Elle ralentit. Tous les deux formant un attelage aussi lié et aussi différent que celui d’un tender et de sa locomotive à vapeur, s’engagent dans la rue d’Amsterdam.
8h50. Henri et Mona se présentent à l’entrée de la Place de Clichy. Deux motards régulent à grand peine la circulation à grands coups de sifflets comme le feraient des chiens de bergers aboyant sur un troupeau de moutons. De l’autre côté de la place, devant lui, la rue Biot marque l’entrée du quartier des Batignolles. C’est par cette rue, qu’il a quitté ce quartier, il y a trois ans, en s’interdisant d’y revenir. Il a tenu parole. C’était la seule solution pour s’extraire du piège tendu par le destin. Et ce matin, au moment où il s’y attend le moins, le destin l’oblige à revenir dans ce quartier interdit. Il n’a rien décidé, ni voulu. C’est ainsi. Trois années se sont écoulées. Le temps a fait son oeuvre. Il en est surpris. En lui, il n’y ni crainte, ni appréhension. Peut-être que les fantômes ont, eux aussi, une durée de vie limitée.
Un léger vertige lui rappelle qu’il n’a pas pris de petit déjeuner. Il sait qu’à l’entrée de la rue se trouve le Cyrano, un petit rade où il aimait venir lire en début d’après midi quand il était miné par le cafard. La rue de la Condamine est à six ou sept minutes de marche tout au plus. Un coup d’oeil à sa montre : il est 8h54. Tout à fait possible de prendre un café au comptoir et d’avaler un croissant ou mieux un pain au chocolat. Il invitera la gosse. Et tu arriveras en retard chez Vatel se reproche-t-il aussitôt. Non, ni café, ni croissant, ni retard. Pas maintenant, vraiment pas maintenant.
La traversée de la place est bien plus rapide qu’il ne l’avait envisagée. Il est 8h59 quand Mona et lui, s’installent au comptoir du Cyrano, vide de consommateurs.
Annotations