Chapitre 3 : La voix...

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— Dis-moi Mona, tu veux boire quelque chose. Je t’invite ?

— Oui M’sieur

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il n’obtient aucune réponse.

— Un chocolat ?

— Oui M’sieur.

Il commande un express, un chocolat et s’empare du dernier croissant de la corbeille. Debout à ses côtés, Mona, son châle sur la tête, dos au comptoir à mes yeux rivés sur la tasse de chocolat qu’elle tient dans ses mains.

— Dépêche-toi de boire ton chocolat, Mona, nous allons être en retard, dit-il, la bouche pleine.

— Oui M’sieur répond-elle sans lever les yeux.

— T’as pas envie de ce chocolat ?

Elle ne répond rien.

Il avale son petit noir avec jubilation, règle l’addition et ramasse sa monnaie.

Il vérifie l’itinéraire sur son portable. Leur arrivée au 44 rue de la Condamine est prévue à 9 h 18. Dans les temps, s’ils ne traînent pas. Il remarque qu’il n’a presque plus de batterie. Il a pourtant mis l’appareil en charge toute la nuit.

— On y va, Mona ?

Elle tourne le dos au comptoir délaissant son chocolat. Elle n’en voulait pas, mais n’a pas osé me le dire, lui souffle une voix intérieure.

9 h 10. Ils remontent la rue Biot en direction de la rue des Dames. Il se sent mieux. Le café et le croissant lui ont fait du bien.

— Tu avais besoin de te donner du courage, en t’accordant une récompense comme le faisait ta mère. Ne jamais revenir ici. Tu te l’étais juré. Le sort en a décidé autrement, c’est tout murmure sa voix intérieure.

Il est surpris par la profusion de petits restaurants, de terrasses et de bars ouverts depuis son départ. Envahissant les trottoirs, empiétant sur la chaussée, ces nouveaux venus aux enseignes colorées et criardes donnent à l’endroit, même en cette heure matinale, une atmosphère festive, une vitalité joyeuse qui le surprend. Sans ces nouveaux lieux évoquant la fête, l’amitié et le voyage, cette rue ne serait qu’étriquée, coincée entre des façades pauvres comme l’était sa vie de l’époque. A-t-elle changé ? Mais oui, elle a changé puisque je suis capable de revenir.

Il s’en faut de peu pour qu’il passe sans le voir, devant le petit restau japonais où il venait quelquefois dîner à la sortie du cinéma. Un endroit exotique, devenu banal dans cette rue où s’affichent toutes les cuisines du monde. À l’époque, ce n’était pas trop cher. Il s’arrête et jette un œil à la carte. Ça l’est resté.

Il jette un rapide coup d’œil à l’intérieur. La petite table au fond de la salle, isolée, loin des regards, propices aux confidences et aux déclarations, est toujours là. Surgit en lui, une alerte comme un bref haut-le-cœur. Reviennent les mots durs qu’il a prononcés, la dernière fois qu’il s’est assis à cette table, un midi de septembre, trois ans plus tôt.

Entrant dans la salle sombre et vide, il avait su que ce rendez-vous n’aurait jamais de suite.

À la télé, un présentateur égrenait les titres de l’actualité d’une voix monocorde. La colère qui lui brûlait le cœur depuis des semaines avait jailli à la fin du repas comme un flot de lave incandescente crevant les flancs d’un volcan. Avec ses mots, il avait voulu anéantir ce rival une bonne fois pour toutes, en dénonçant ce fourbe qui masquait sa veulerie derrière son dévouement et travestissait sa lâcheté en humilité. Il ne pouvait pas s’en prendre à elle, il ne pouvait pas s’en prendre au destin, il avait frappé la table de son poing. L’argent de la monnaie qui lui revenait avait valsé par terre. Il avait perdu. Elle s’était penchée et avait ramassé l’argent, abandonnant les pièces et pliant soigneusement les billets de vingt et de cinq euros. Et elle s’était mise à crier.

— Tu ne sais rien. Tu parles sans savoir. Tu ne connais rien. Tu gâches tout. Tu détruis tout, c’est tout ce que tu sais faire ! hurle une voix dans sa tête avec les mêmes mots, la même intonation désespérée et furieuse que ce jour-là. Ces mots, il ne les avait plus entendus une seule fois depuis trois ans. Mais ce matin, le timbre de cette voix n’est plus le même, bon sang, mais, cette voix, cette voix, il la reconnaît, c’est celle de Mona.

Il se tourne vers la gosse.

— Qu’est-ce que tu me dis Mona ?

Elle le dévisage de ses yeux éteints ne paraissant pas le comprendre. Il a dû se tromper. Cette voix, ce n’était pas la sienne. Ce n’était pas celle de ce midi-là. Alors c’est celle de qui ? Pauvre con, c’est ta propre voix que tu entends, colorée aux couleurs du passé, c’est tout, se dit-il à lui-même.

Alors, Mona, contente d’aller faire des gâteaux ? se reprend-il en essayant d’engager la conversation avec la gosse comme si de rien n’était.

— Oui M’sieur.

Ils marchent côte à côte sur le trottoir étroit. Leurs bras se touchent. Puis, ils s’éloignent. Une odeur de luzerne fraîchement coupée s’est substituée aux effluves de gazole. Il revoit devant sa maison d’enfance, le champ de luzerne où sa mère l’avait laissé courir à perdre haleine jusqu’au bord de la rivière une fin d’après-midi orageuse. Devant l’horizon sans fin encore chargé de nuages noirs, enivré par cette parenthèse de liberté, il s’était pris pour un chevalier de cinéma, pourchassant d’invisibles ennemis, les jambes et les pieds trempés par l’humidité. Il galopait de toute la force de ses petites jambes, homme et cheval en même temps, il galopait à perdre haleine, jusqu’à s’arrêter net au bord de la rivière qui longeait le champ. Au-delà, c’était l’au-delà, le lieu du royaume et de la princesse qu’il rejoindrait une fois adulte, après avoir soumis le monde entier.

Ils atteignent la rue des Dames, tournent à droite et entament la descente de la rue Nollet. Encore cinq minutes de trajet à parcourir tout au plus avant d’atteindre le 44 rue de la Condamine se rassure-t-il.

9 h 18. Il ne reverra pas ce petit hôtel particulier en briques rouges et pierres de taille dont il s’était fait un porte-bonheur. Il a été remplacé par un immeuble cubique, acier et verre fumé, construit par une mutuelle d’assurance. Bien des fois, il s’est arrêté devant cette « folie », le nom donné à ces hôtels particuliers que les riches bourgeois faisaient construire pour ces coquettes qu’ils aimaient pour leurs courbes et qu’ils finissaient par vénérer pour leur âme. Et voilà, ils ont rasé cette ode à l’amour et l’ont remplacé par un temple consacré au remboursement des frais dentaires, des lunettes et des prothèses de hanche.

— Pauvre menteur ! L’eau est troublée au fond de toi par le rouge sombre de ta blessure. Elle saignera tant que tu l’ignoreras, lui souffle la voix intérieure dont il sait maintenant que ce n’est pas celle de Mona.

Il hâte le pas voulant taire ce déplaisant monologue intérieur. Le trottoir trop étroit les gêne à nouveau. Mona repasse derrière lui. Elle va encore lambiner. Il ordonne. Elle traîne. Il la brusque, comme s’il était l’un de ses bateaux poussant une barge contre le courant de la Seine.

— Passe devant. On ira plus vite.

— Oui M’sieur.

Cela lui rappelle le temps où, dans le quartier, il s’était pris d’amitié dans un bistrot avec un marinier à la retraite, nostalgique inconsolable des années où il faisait des aller-retour sur le fleuve à longueur d’années. Un jour, après avoir vidé une bouteille de vin blanc, l’homme lui avait confié que, étant enfermé toute la journée dans sa cabine, enchaîné à la barre 16 heures par jour, avec en fond le baroud permanent des 450 chevaux du moteur, son métier pouvait être considéré comme une torture. Mais jamais, oh non jamais, il n’avait connu un bonheur aussi profond que durant ces jours où il avait fini par croire qu’il ne faisait plus qu’un avec sa péniche. Henri lui avait demandé, mais pourquoi avait-il tant aimé tourner en rond ? L’autre n’avait jamais été capable de lui donner la moindre explication.

— Ils vont la sangler dans un uniforme blanc avec une toque sur la tête. Toute la journée, elle aura les mains dans la farine, les œufs, le beurre et le sucre. Le four rougira ses joues. Elle étouffera dans la chaleur. La voix du marinier souffle dans sa tête, comme si le vieil ivrogne était à ses côtés. Mais non, ce ne peut pas être la voix du marinier, se dit-il. Alors, de qui ? C’est la tienne, c’est la tienne et c’est tout ! se dit-il en se promettant de prendre une pause à son retour tant il ne sent pas dans son assiette ce matin.

9 h 23. Les voici arrivés devant le 44 rue de la Condamine, sur la ligne d’arrivée, sept minutes avant l’horaire limite. Il n’a pas le temps de se réjouir. Au-dessus de la porte bleue, un panneau indique : Immeuble à louer. Aucune trace de l’école Vatel.

— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? dit-il en prenant Mona à témoin.

Ni une, ni deux, il compose le numéro de Petit Rôti sur son portable.

— C’est Henri. Je suis au 44 rue de la Condamine, un immeuble vide à louer et pas de Vatel.

Qu’est-ce que je fais ?

— Qu’est-ce que vous foutez au 44 rue de la Condamine ? Les bureaux de Vatel sont 77 rue Legendre. Je vous l’ai écrit. Si vous l’aviez lu… Grouillez-vous ! C’est juste à côté !

— Vous m’avez donné 44 rue de la Condamine.

— Arrêtez de discutailler. Foncez !

— Ce n’est pas ce que vous avez écrit.

Silence. Ce fils de pute a coupé.

Il sort le papier de sa poche. Petit Rôti a bien écrit de sa main : Vatel, 44 rue de la Condamine.

Thierry Durban.

Il est 9 h 26.

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