Chapitre 4 : Impuissance

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9 h 28.

77 rue Legendre. Henry et Mona arrivent devant la porte cochère en fer forgé d’un immeuble en pierre de taille. Au-delà des grilles métalliques noires, on distingue, sous la voûte d’un porche, les contours d’une cour arborée. L’école doit être à l’intérieur, se dit Henri. Impossible d’entrer.

Un code commande l’ouverture de la porte. Il déplie le papier donné par Petit Rôti. Aucune indication. Il l’appelle.

— Je suis arrivé… bloqué… devant la porte… avez-vous le code ?

— Le code, quel code ? s’étrangle Petit Rôti

— Le code pour ouvrir la porte… rejoindre l’école.

Un sifflement dans l’oreille l’avertit que son téléphone va s’éteindre. Batterie à plat. Il se tourne vers Mona.

— Tu as un téléphone ?

— Oui M’sieur

— Tu peux me le prêter ?

— Oui M’sieur

Elle ne bouge pas. Il attend, puis comprend.

— Tu n’as pas ton téléphone avec toi ?

— Oui, M’sieur.

9 h 33 : Il secoue la porte, combine au hasard quelques chiffres, appuie sur tous les boutons dans l’attente d’une aide de la chance. Rien. Les voilà immobilisés à vingt mètres du but. EN RETARD, UNE FOIS ENCORE crie dans ses oreilles la voix haute perchée de Petit Rôti. À deux jours du renouvellement de son contrat, un nouveau prétexte pour s’opposer à sa prolongation…

9 h 37 : Il réfléchit. Aucune raison de s’affoler. Premièrement : l’appel sur son téléphone prouve qu’il est bien arrivé à l’heure prévue. Deuxièmement : s’ils sont en retard, c’est qu’ils n’ont pas pu entrer, faute de code. Ce qui relève de la responsabilité de Petit Rôti. Troisièmement, le même Petit Rôti a dû prévenir le directeur que Mona et lui, attendent devant la porte. On va venir leur ouvrir la porte d’ici quelques minutes. Mona et ses « Oui M’sieur » rejoindront le cours de pâtisserie, et lui aura largement le temps de rentrer au Centre pour honorer son rendez-vous de 10 h 30.

9 h 39 : Personne ne vient les chercher. Personne n’entre, personne ne sort. Une pensée parasite traverse son esprit, ternissant son optimisme. Dans une école, profs et élèves parlent et se déplacent. Or, dans la cour, on ne décèle aucun mouvement, on n’entend aucun bruit.

9 h 42 : Enfin, la porte s’ouvre pour laisser passer un peintre en bâtiment, tenant une échelle à la main. Tout en saisissant le battant d’une main, Henri lui demande si l’école Vatel est bien au fond de la cour.

— L’école, quoi ? s’exclame le peintre avec un fort accent africain.

— Vatel.

— Oui, y’a école euh… dans le jardin… sur la gauche, répond le peintre.

Et voilà Henri fonçant vers les arbres dans la cour, suivi de Mona et de son visage fermé. Au fond, sur le bâtiment gauche, escalier C, une plaque indique la présence d’une école de langues étrangères pour adultes, fermée pour travaux. Il examine les entrées D et E du jardin, puis celles de l’immeuble de la rue A et B. Cinq cages d’escaliers, une école de langues, aucune trace de Vatel.

— On est bien dans la mouise Mona.

— Oui M’sieur

— Tu sais ce qu’on va faire ?

Elle ne répond rien. Ce qui, il l’a maintenant compris, veut dire non.

— Et bien, on va rentrer au centre et tout reprendre à zéro.

— Oui M’sieur

À peine prise, cette décision l’inquiète. À coup sûr, Petit Rôti l’accusera d’être parti avec un portable dont la batterie est à plat. Sortir sans aucun moyen de contact, avec l’un des pensionnaires du centre relève de la pire des négligences. Instables, violents, suicidaires, ils peuvent à tout moment se révéler dangereux, pour les autres ou pour eux-mêmes. N’avoir aucun moyen de prévenir qui que ce soit en cas de difficulté, relève de la faute professionnelle. Oui, une faute. Lourde.

9 h 50 : Il décide à jouer le tout par le tout pour se tirer de ce mauvais pas. Bon sang, il a vécu près de dix ans ici ! Il est à deux pas de l’avenue de Clichy, où se trouve l’école. Il se souvient très bien du panneau Vatel et de l’entrée vitrée devant lesquels il passait si souvent. Il l’a dit à Petit Rôti. Et l’autre ne voulait pas l’écouter ! Tout part de là !

Il s’expliquera avec le directeur de Vatel. Cette tête de linotte, ce bureaucrate, cet énarque arrogant, ce Petit Rôti n’a pas d’égal pour mettre sur le dos de ses collaborateurs les conséquences de ses ordres ineptes. Virtuose du concours administratif, athlète de l’ambition hiérarchique, où se cache-t-il et que fait-il, ce connard, quand il s’agit simplement de donner la bonne adresse et le bon code pour que cette pauvre gosse soit à l’heure le jour de sa rentrée ? Lui, Henri refuse d’endosser le bonnet d’âne de l’incompétence. Il n’est pas un coupable, il est un sauveur.

— Oui M’sieur.

Il regarde Mona, déconcerté. Comment a-t-elle pu entendre ? Il ne parlait pas à voix haute. Comment se fait-il que…

— Que dis-tu Mona ?

Elle ne répond pas. Il a dû se tromper. Elle ne peut pas lire dans ses pensées. Il l’interroge à nouveau.

Silence.

Il s’agace.

— Mona, pourquoi ne dis-tu jamais rien ?

Silence.

— Tu as peur ?

— Oui M’sieur

Pendant une fraction de seconde, Henri voit ses mains blanchies par la farine, sent les brûlures de l’huile sur ses doigts et la chaleur d’un four fait rougir son visage. Il ne s’attarde pas sur cette vision. Il ne veut pas entendre ce qu’il pressent. Cela n’existe pas.

— Je te promets Mona, ce retard n’aura aucune conséquence. Je vais leur expliquer que le directeur est responsable.

Elle le fixe de ses yeux, qui, lui semble-t-il, sont devenus légèrement translucides. Simple illusion d’optique provenant du soleil matinal, il se reprend intérieurement.

— Allez, Mona, on y va !

Il avance. Elle ne bouge pas. IMPUISSANCE. Tout d’un coup, ce mot, dont il croyait s’être débarrassé, revient dans ses pensées. Impuissance. Le mot flambe aussi vif qu’un feu de broussaille. Sa lumière éphémère le renvoie trois ans plus tôt, quand il n’a su ni répondre ni renoncer, ni poursuivre ni dénouer ni trancher, seulement se barrer les jambes à son cou, laissant les assiettes, les verres, le plat, les sushis, le verre de blanc, le thé et les deux billets étalés, fracassés, dispersés sur le sol du restaurant. Et une fois, de l’autre côté de la place, se jurer qu’il ne reviendrait plus jamais dans ce quartier.

— On y va d’accord ?

— Oui M’sieur.

Ils remontent la rue Legendre, bifurquent vers la rue Lemercier et descendent la rue des Moines. Que se passe-t-il ce matin ? Ces voix qui surgissent, l’odeur de luzerne dans la rue, Mona dont il s’imagine qu’elle l’entend penser, ce mot d’impuissance…

Il s’interroge. Il s’examine de la tête au pied. Il se convainc qu’il n’est pas dans son assiette. Il a l’impression d’être ailleurs, décalé, pas vraiment là. Pas de migraine, pas de mal de gorge, pas la moindre sensation de brûlure à l’estomac, et aucun signe de nausée. Il marche comme à travers une légère brume dans un quartier où il perd ses repères. Tel immeuble, avec sa façade de pierre taillée qu’il attendait, a disparu. Les angelots sculptés au fronton d’une porte en chêne clair s’étaient inscrits dans sa mémoire. Elle a été remplacée par une autre, toute lisse, peinte en gris clair.

Au croisement de la rue des Moines et de la rue Lemercier, le marchand de légumes cambodgien a cédé sa place à un magasin de téléphonie mobile. Le boucher corrézien a été supplanté par une agence de voyages vantant, en anglais, les mérites des plongées en mer Rouge. La petite brasserie aveyronnaise est devenue un restaurant argentin. Et à la place du quincaillier indien, sont établis côte à côte un fleuriste et un épicier se prétendant bio.

Les activités ont changé, mais les visages des commerçants sont les mêmes. Oui, oui. Le quincaillier tamoul vend maintenant des voyages. Il a toujours son collier de barbe, mais porte une chemise à fleurs. La serveuse aveyronnaise sert des empanadas et porte talons aiguilles et jupe moulante noire. Le vendeur de légumes cambodgien commercialise des abonnements téléphoniques. Il se souvient de sa gouaille et de son humour lorsqu’il venait faire les courses. Il est méconnaissable dans son costume gris, chemise blanche, cravate, lunettes en écaille noire bien droit derrière un comptoir rouge vif.

Il n’a pas le temps de s’arrêter au 10 rue des Moines. Il habitait au premier étage. Avec sa femme, ils ont été heureux dans cet appartement ancien où ses enfants sont nés. Il se souvient des samedis matin, pleins de joie, sous les plafonds avec leurs moulures rococo, les grincements du plancher en point de Hongrie. L’air passait sous les portes et les radiateurs électriques — des grille-pain disait sa femme — affolaient le compteur sans jamais réchauffer les pièces. Déménager, si vite, pourquoi ont demandé ses enfants ?

Parce que tu ne voulais plus sortir la nuit pour surveiller le ballet des ombres derrière la grande baie vitrée. Tu ne voulais plus demeurer des heures durant, impuissant à chasser le manque te bouffant le cœur, souffle la voix intérieure. Impuissant, impuissant, répète la voix. Mais va te faire foutre, se dit-il. Que ce soit celle de Mona, du marinier, ou la sienne, cette voix, il décide de ne plus s’en occuper.

Impuissant, il l’était. Impuissant, il n’est plus.

Le plus important maintenant, c’est de déposer au plus vite Mona chez Vatel, de rentrer au Centre et de s’expliquer une bonne fois pour toutes avec Petit Rôti. Le quartier, l’échec, les mauvais souvenirs, les regrets et tout le bazar qui s’entasse, en vrac, ces blessures mal refermées, il oubliera tout dès qu’il aura franchi la place de Clichy. Tout se dissipera comme une mauvaise brume. Comme il y a trois ans.

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