Chapitre 5 : Cathy

6 minutes de lecture

10 h 7

141 avenue de Clichy

— J’avais raison, c’était bien avenue de Clichy ! s’exclame-t-il, soulagé en montrant à Mona, l’enseigne de l’école Vatel, enserrée dans sa vitrine entre les drapeaux français et européen.

On aurait été à l’heure si l’autre connard de Petit Rôti m’avait écouté. Dès qu’il a prononcé à haute voix les mots « Petit Rôti » et « connard », il les regrette aussitôt. Face aux jeunes du centre, un membre de l’équipe doit être solidaire avec les décisions du directeur, même si elles sont aberrantes.

Une fois la double porte vitrée franchie, il se présente à l’accueil suivi de Mona. À sa grande surprise, l’hôtesse n’est autre que Claudie, l’ancienne gardienne de son immeuble. Il a hésité avant de la reconnaître tant elle est méconnaissable avec sa coupe de cheveux au carré, son maquillage appuyé et son tailleur vert pomme. Il se souvient qu’été comme hiver, elle ne quittait jamais ses tongs brésiliennes et affichait ses formes opulentes dans d’éternels caleçons aux couleurs baroques et de larges tee-shirts noirs à paillettes dorées.

- Hello Claudie! Ça fait un sacré bout de temps… se présente-t-il d’un ton enjoué tout heureux de reconnaître ce visage familier. Il aimait la gouaille, la franchise et le caractère affirmé et de l’ancienne gardienne.

— Bonjour. Vous venez pourquoi ? répond froidement Claudie.

Il est surpris, mais se dit que cette réserve tient au fait qu’elle doit être en période d’essai dans son nouvel emploi.

— Vous me reconnaissez ?

— Oui, l’ancien locataire répond-elle avec un fort accent parisien qui cogne sur le CA et s’étouffe sur le TAIRE.

— Vous avez quitté l’immeuble ?

— Je travaille ici depuis trois mois. Qui venez-vous voir ?

— Nous avons rendez-vous avec M.Durban pour inscrire Mona à une formation de pâtisserie.

— Comment dites-vous ?

— Mona, du centre psycho de la rue de Bucarest

— Installez-vous là-bas, je préviens Monsieur Durban de votre arrivée.

Henri et Mona s’assoient sur un canapé vert miteux. Sans leur prêter la moindre attention, Claudie s’affaire avec une concentration appuyée, dans le classement de formulaires administratifs. Pendant près de dix ans, presque chaque matin, il venait bavasser dans sa loge. Un rituel cent fois répété, où ils se plaignaient, elle, de la météo du jour, toujours détestable, lui, de l’incompétence avérée du patronat français, et, tous les deux, de la pusillanimité récurrente des présidents de la République.

Cinq minutes s’écoulent sans le moindre signe annonciateur de l’arrivée du directeur. Sa tâche accomplie, Claudie demeure les yeux fixés sur le spectacle de l’avenue que l’on devine derrière la porte vitrée. Il se lève et se dirige vers elle.

— Claudie… euh, et Mirko, que devient-il…

— Il bosse toujours là-bas.

— Ah ! vous avez pu garder votre appartement alors…

— M. Durban est prévenu de votre arrivée. Il est en ligne, dit l’ancienne gardienne, les yeux rivés à nouveau sur la porte d’entrée.

— Moi, j’ai changé de boulot et de vie. Il n’y a que ma femme et mes enfants que je n’ai pas quittés, avance-t-il, espérant engager la conversation.

Claudie baisse les yeux pour consulter l’écran de son standard téléphonique.

— Monsieur Durban ne devrait plus en avoir pour longtemps.

— Ah c’est bien. Je peux vous poser une question ?

Elle le regarde sans rien dire ce qu’il prend pour une approbation.

— On m’a dit que le directeur n’était pas quelqu’un de facile. Est-ce que le châle que Mona…

— Le quoi ?

— Le châle sur les cheveux… de Mona… la gosse qui est avec moi… vous pensez qu’il l’acceptera, que ce n’est pas contraire au règlement… Ce n’est pas du tout un signe religieux, du tout…

— Je ne comprends pas

— La jeune fille avec son châle, je me demande si cela va poser problème avec le directeur. Si c’est le cas, je lui demanderai de l’enlever. Répondez-moi franchement…

Claudie se lève à moitié, regarde Mona et se rassoit.

— Je ne comprends rien à ce que vous me dites.

Le directeur apparaît. C’est un homme chauve, dont le ventre proéminent, le pantalon trop large et les sneakers verts attestent d’une soixantaine vécue dans l’allégresse.

— Bonjour Mona, dit-il, ignorant la présence d’Henri

— Je suis désolé pour ce retard. Il y a eu une erreur du centre, se justifie Henri.

— Adrien m’a prévenu. Tu viens Mona ?

Les portes de l’ascenseur se referment dans un claquement sec sur Mona et le directeur. Ce dernier ne s’est pas plus étonné de l’absence de réponse de la gosse, que du châle qu’elle conserve sur ses cheveux. Dans leur sillage, Claudie se lève de son siège et disparaît dans une pièce au fond du hall, refermant la porte derrière elle. Il se retrouve planté là, seul devant le comptoir.

Elle l’évite. Il en est maintenant certain.

Il repense à son départ précipité du quartier trois ans plus tôt. Il était sorti du restaurant. Il avait couru le long de la rue Biot, descendu la rue d’Amsterdam et sauté dans un train en partance pour Le Havre à la gare Saint-Lazare. Le lendemain, Claudie fêtait ses cinquante ans. Il avait organisé une grande fête avec les voisins pour célébrer l’événement. Il avait choisi l’endroit, un joli jardin tout près de la Cité des Fleurs, et organisé une collecte pour acheter un cadeau. Il n’était pas venu. Au Havre, son téléphone n’avait cessé de vibrer. Il n’avait répondu à aucun des messages et des appels. Il n’avait jamais su comment s’était passé l’anniversaire, ni même s’il avait eu lieu.

Elle doit lui en vouloir de n’avoir, depuis, jamais donné ni explication ni nouvelles. Elle se confiait si librement à lui qu’il avait fini par voir en elle, une complice, sinon une amie. Devant lui, elle ne cessait de se plaindre des abus et autres incivilités de « ses locataires », multipliant à leur égard les mises en garde et réprimandes sous forme d’affichettes, de nouveaux codes, de verrous et de chaînes. Son idéal, répétait-elle, aurait été d’être la gardienne d’un immeuble sans « locataires ». Nous, on l’aimait, mais elle, elle ne nous aimait pas, ni moi, ni personne d’autre, se disait-il, se remémorant combien ses voisins vantaient la bonne humeur et le sourire de l’ancienne gardienne.

Il sort de chez Vatel sans attendre le retour de Claudie. À quoi bon ? La vie comme les livres ne se lit jamais à l’envers.

Devant l’entrée de l’école, sur l’avenue, il se retrouve face à l’imposant collecteur de déchets. Il a une pensée pour le SDF, qu’il a vu dix années durant vivre, dormir et manger au pied du dépôt d’ordures. Gueulant pour un oui pour un non, menaçant physiquement ceux qui lui refusaient l’aumône, il avait été embarqué à de multiples reprises par la police vers une destination inconnue. Tout le quartier espérait que sa disparition serait définitive. Quelques jours plus tard, il était immuablement de retour, criant à qui voulait l’entendre que personne ne le chasserait du quartier, qu’il était ici chez lui et qu’il ne partirait jamais. Henri ne lui avait jamais donné un centime, l’ignorait ou faisait un détour pour l’éviter tant sa présence lui répugnait.

Ce matin, il n’y avait plus aucune trace de la présence du SDF : ni matelas usagés, ni sacs de plastique crevés, ni restes de nourriture avariés, ni coulées d’urine mal séchées. Pour le faire fuir, l’entrée du bureau de Poste, dont le SDF avait fait sa chambre à coucher, avait été en partie murée et rétrécie à tel point que les clients avaient maintenant du mal à entrer dans les locaux.

Je vais prendre le métro à la station Brochant pour regagner le Centre, se dit-il intérieurement, tout content de reconnaître enfin sa propre voix. Il a hâte de quitter ce quartier, de chasser les mots, les images et les voix qui remontent à sa conscience comme des bulles de gaz nauséabond.

Trois années plus tard, tout est plié. Il n’y a plus rien à regretter.

En repassant devant l’école Vatel, il aperçoit, derrière la porte vitrée, Claudie qui le suit du regard. Tout d’un coup, il en est certain. Elle n’a cessé de l’observer depuis qu’il est sorti de l’école. Il s’approche de la porte pour lui parler. Elle lui tourne le dos et disparaît dans le hall.

C’est à ce moment qu’une évidence vient lui vriller l’esprit. Elle a su. Tous les voisins ont su. Le SDF a su. Ils ont tous su.

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