Chapitre 6 : Hôtel Gypsy

7 minutes de lecture

Ses jambes pèsent des tonnes, son coeur bat à tout rompre. Il se réfugie le long de la vitrine d’un marchand de valises. Il est à moins de cent mètres de l’entrée du métro Brochant. A trois minutes de s’engouffrer dans le sous-sol du métro, de sauter dans une rame, de s’évader du quartier.

Autour de lui, la géographie des lieux n’est plus exactement la même sans qu’il puisse en expliquer la raison. L’avenue de Clichy parait s’être rétrécie. Il lève les yeux. Le bleu du ciel à foncé. Le vert des feuillages a pris des reflets rouges. Voitures et les piétons se déplacent, au ralenti, dans un vacarme sourd et lointain.

- Reprends son calme, respire, détends-toi, tu n’as rien à craindre se répète-t-il intérieurement. Non, ni Cathy, ni personne, ne s’est jamais aperçu de rien. Personne n’a jamais rien su de la frénésie qui avait transformé son esprit en un ordinateur infernal tournant en boucle 24h sur 24. A peine éveillé, il y pensait. Le jour, il y pensait. Le soir avant de dormir, il y pensait toujours. Quand il s’éveillait au milieu de la nuit, il y pensait encore. Et quand il dormait, il en rêvait souvent.

Il écoutait et réécoutait des dizaines de fois cette chanson brésilienne dont les paroles reflétait si bien son mal. La mélodie du refrain, triste et sensuelle, sa répétition, lui faisaient monter les larmes aux yeux l’amenant au bord des sanglots.

Cela personne ne le voyait jamais. Pour son entourage, il demeurait un type moderne, gai, serviable, plein d’énergie et d’humour. T’as du bol toi! Tout le monde t’aime! lui avait dit sa femme

au retour d’une fête des voisins organisée par Cathy.

Devant les autres, il se surveillait de façon à ne rien montrer, ne rien laisser transparaitre, pour protéger le cours paisible et joyeux de son existence. Au moindre symptômes du mal affleurant sans prévenir dans le vague de ses yeux, dans une absence soudaine ou un mot trop amer, il coupait court aux interrogations, rendant son boulot de « chien », responsable de ces dérives qu’il n’avait pu contrôler. Ce boulot, qu’il accomplissait en vérité avec plaisir, ce boulot, fruit d’une vocation remontant à l’enfance, ne l’intéressait plus disait-il. Il s’en détachait et crachait dessus à longueur de soirée, dénonçant à qui voulait l’entendre les chefs imbéciles, les compromissions vénales et son absence de finalité. Ce boulot, il l’avait sacrifié, trois ans plus tôt comme on se coupe un membre pour se sortir d’un piège.

Un filament scintillant vient danser devant ses yeux.

- Je ne vais pas tomber dans les pommes maintenant. Je dois manquer d’eau se dit-il.

Il décide, d'aller se rafraichir à la brasserie voisine, le Libre Echange. Il regarde la lumière du filament se dissiper aux marges de son oeil, et se met en marche. Il allait là-bas oublier son mal en retrouvant les artisans aux mains calleuses, les madones rubensiennes, les gueulards impénitents et les beautés vulgaires. Avec ces adeptes du comptoir, il cherchait la rédemption dans le blanc sec, le pastis ou les petits noirs, avalés les uns à la suite des autres, au son des couinements du flipper et du beuglement des titres de l’actualité télévisée.

L’ancienne brasserie a changé de nom et de décor, se pliant aux goûts internationaux des nouveaux habitants du quartier. Il se sent trahi. Dans le nouveau « Papilla », le mobilier de bistrot a été recouvert à la va vite par les couleurs jaunes et rouge de la Ville Eternelle. Sur le mur d’entrée, les nouveaux propriétaires ont posé une très grande photo en noir et blanc de Gregory Peck emportant Audrey Hepburn sur sa vespa, extraite du film Vacances Romaines. La seule trace d’une cuisine transalpine, est la promesse faite d’une pizza à 8 euros qui a remplacé la blanquette en plat du jour.

Il longe le comptoir où s’accroche une poignée d’habitués et ressort. Il ne sent pas en état de prendre le métro. Il laisse la station derrière lui, poursuit son chemin sur la rue Brochant et remonte la rue Fourneyron, le long du marché couvert, toujours à moitié vide, en direction de la rue des Moines.

Arrivé en haut de la rue, il s’arrête, stupéfait. Il s’attendait à se retrouver face à son ancien domicile. Et c’est dans la rue Berzelius qu’il aboutit. Comment peut-il être ici, de l’autre côté de l’avenue de Clichy, dans le quartier des Epinettes? Il essaie de revenir sur ses pas. Mais la rue Fourneyron n’est plus là.

Pour chasser la panique qui l’envahit, il s’examine de la tête aux pieds. Il n’a ni trop chaud, ni trop froid. Aucun tremblement dans ses mains ou dans ses membres et rien ne trouble sa vision depuis la disparition du filament lumineux. Il se tient solidement sur ses jambes. Sa respiration est redevenue normale. L’impression d’étrangeté ressentie tout à l’heure s’est éloignée. Il a juste un peu soif. Il en conclut qu’une fois encore, il s’est perdu dans ses pensées, il s’est trompé d’itinéraire, a marché plus longtemps qu’il ne le croyait, et que ses pas l’ont mené jusqu’à cette rue.

Là-bas, au bout de la rue Berzelius, il distingue l’avenue de Clichy, bruyante, chaotique, rassurante.

Il s’en rapproche, à grand pas, quand, ce qui se produit alors, lui apparait comme prévisible, inéluctable même se dit-il.

A cette hauteur de la rue Berzelius, en face du prothésiste dentaire, dans cet immeuble aux fenêtres étroites, au troisième étage, il sait qu’il existe une chambre donnant sur une petite cour, à laquelle on accède par un escalier tortueux et dont la porte affiche le numéro 6.

Dans cette pièce d’environ 10 m2, il y a la place pour un lit double, une commode, une chaise, une douche et des toilettes. L’endroit empeste la colle à moquette. Un plaid de laine, mince, vite chiffonnable, strié de rayures noir, gris et rouge qui ne protège en rien du froid, recouvre le lit. Pour se réchauffer, il existe une couverture, pelucheuse, bleue électrique, pliée dans le premier tiroir de la commode. Le matelas est peu épais. Les draps sont frais, doux et propres. L’hiver, le convecteur électrique poussé à fond dessèche l’air, et une lumière grisâtre descend d’un coin de ciel entouré de conduits d’évacuation.

Et, semblant l’attendre, Mona se tient debout, le dos appuyé sur le mur de l’hôtel Gypsy.

- Mona, qu’est ce que tu fous la?

Elle ne répond rien.

- Tu te rends compte? Ils ont du appeler le Centre, prévenu la Police…

Tu te rends compte?

Elle se tait encore.

- Tu te fous de moi! On a eu un mal de chien à t’inscrire. Et toi, tu t’enfuis dit-il en cherchant dans sa poche son portable pour téléphoner en urgence avant de se souvenir que sa batterie est épuisée.

Elle le regarde sans dire un mot. Mais cette fois, pour la première fois, il sent qu’elle le regarde vraiment. Ses yeux appuient de toutes leurs forces sur les siens. Il se dit alors que ce n’est pas un hasard qui l’a conduit devant l’entrée de l’hôtel Gypsy. Il comprend sans même le formuler, que tout, depuis son départ du Centre, rue de Bucarest ce matin, n’a fait que de l’entrainer vers le moment, comme l’eau est irrémédiablement aspirée par le siphon du lavabo.

Une force supérieure à la sienne est en train de le conduire là où il ne voulait pas aller.

Il voit accrochée au mur de la chambre 6, une modeste copie de gravure du début du XXème siècle. C’est le portrait d’un homme dans la fleur de l’âge, torse nu, la barbe grisonnante, au regard gentil, affichant un rictus doux amer au coin supérieur de sa lèvre gauche. Cet homme, il le hait. C’est lui.

- Allez Mona, ça suffit. Ne perdons pas plus de temps. On va à l’école les prévenir pour qu’ils ne s’inquiètent pas. Je suis certain qu’ils te reprendront pas. Tu me mets vraiment dans une sale position peste-t-il sans vraiment lui en vouloir tant il est soulagé d’échapper à l’hôtel Gypsy et à ses miasmes douloureux.

Lui devant, Mona derrière lui, docile, se dirigent vers l’avenue de Clichy, la traversent et se présentent à nouveau dans les locaux de Vatel devant Cathy. Derrière son comptoir, elle finit de ranger un dossiers dans un carton d’archive avant daigner lever les yeux vers eux..

- Je l’ai récupérée dans la rue en face peste-il. Il n’y a pas de surveillance ici? Vous vous rendez compte de ce que vous avez laisser faire?

- Ici ce n’est ni une prison, ni un centre d’éducation fermé. C’est une école. Les élèves sont libres d’aller et venir comme bon leur semble rétorque sèchement l’ancienne gardienne.

- Vous auriez du me prévenir de son départ.

- Nous avons appelé le centre qui nous a donné votre numéro qui ne répondait pas.

- Je voudrai voir le directeur immédiatement.

- Il s’est absenté et ne reviendra que demain.

- Alors un professeur

- Je ne peux pas les déranger pendant les cours.

- Je peux appeler le centre?

- Faites comme vous voulez.

Il compose le numéro mais le standard ne répond pas. Il se souvient que l’hôtesse du centre est partie à la retraite deux mois plus tôt. Elle n’a pas été remplacée. Les autres numéros sont enregistrés dans les contacts de son téléphone.

- Vous pourriez me prêter un chargeur de téléphone?

Cathy fouille dans son tiroir.

- Passez moi votre portable.

Elle prend l’appareil et le met en charge.

- Merci Cathy.

Il la regarde et serait prêt à jurer qu’elle lui a presque sourit.

- Vous devriez faire attention

- A quoi?

- La gosse

- Quoi?

Il se retourne. Mona est partie.

Il se précipite sur l’avenue pour la rattraper. Elle ne doit pas être très loin. A gauche, rien. En face, rien. A droite, là-haut, il aperçoit sa silhouette qui s’engage dans la rue Brochant.

Annotations

Vous aimez lire Luca Di Waldo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0