Chapitre 6 : Hôtel Gypsy
Ses jambes pèsent des tonnes, son cœur bat à tout rompre. Il se réfugie le long de la vitrine du chinois marchand de valises. Il est à moins de cent mètres de l’entrée du métro Brochant. Trois minutes avant de s’enfoncer dans le sous-sol du métro, de sauter dans une rame et de s’évader de ce quartier.
À nouveau, autour de lui, la géographie des lieux n’est plus exactement la même sans qu’il puisse en détailler les raisons. L’avenue de Clichy paraît s’être rétrécie. Il lève les yeux. Le bleu du ciel s’est assombri. Le vert des feuillages a pris des reflets rouges. Les voitures et les piétons se déplacent au ralenti dans un bruit sourd et lointain.
— Reprends ton calme, respire, détends-toi, tu n’as rien à craindre, se répète-t-il intérieurement. Non, ni Claudie ni personne, ne s’est jamais aperçu de rien. Personne n’a jamais rien su de la frénésie qui avait transformé son esprit en un ordinateur infernal tournant en boucle 24 h sur 24.
À peine éveillé, il y pensait. Le jour, il y pensait. Le soir avant de dormir, il y pensait toujours. Quand il s’éveillait au milieu de la nuit, il y pensait encore. Et quand il dormait, il en rêvait souvent.
Il écoutait et réécoutait des dizaines de fois cette chanson brésilienne dont les paroles reflétaient si bien son mal. La mélodie du refrain, triste et sensuelle, sa répétition lui faisait monter les larmes aux yeux l’amenant au bord des sanglots.
Cela, personne ne le voyait jamais. Pour son entourage, il demeurait un type moderne, gai, serviable, plein d’énergie et d’humour. T’as du bol toi ! Tout le monde t’aime ! lui avait dit sa femme
au retour d’une fête des voisins organisée par Claudie.
Devant les autres, il se surveillait de façon à ne rien montrer, ne rien laisser transparaître, pour protéger le cours paisible et joyeux de son existence. Au moindre symptôme du mal affleurant sans prévenir dans le vague de ses yeux, dans une absence soudaine ou un mot trop amer, il coupait court aux interrogations, rendant son boulot de « chien », responsable de ces dérives qu’il ne contrôlait pas. Ce boulot, il l’accomplissait en vérité avec plaisir. Ce boulot, fruit d’une vocation remontant à l’enfance, ne l’intéressait plus, mentait-il. Il s’en détachait et crachait dessus à longueur de soirée, dénonçant à qui voulait l’entendre les chefs imbéciles, les compromissions vénales et l’absence de finalité de ce qu’il décrivait avant comme une vocation. Ce boulot, il l’avait sacrifié, trois ans plus tôt, comme on se coupe un membre pour se sortir d’un piège.
Un corps flottant, zébrure scintillante, vient danser devant sa rétine.
— Je ne vais pas tomber dans les pommes maintenant. Je dois manquer d’eau, se dit-il.
Il décide d’aller se rafraîchir au Libre Échange, la brasserie voisine. Il constate que la lumière de la zébrure se dissipe aux marges de son œil, et se remet en marche. Il allait là-bas oublier son mal en retrouvant les artisans aux mains calleuses, les madones rubensiennes, les gueulards impénitents et la vulgarité céleste des coiffeuses bien roulées. Avec les fidèles du comptoir, il cherchait la rédemption dans le blanc sec, le pastis ou les petits noirs, avalés les uns à la suite des autres, salué dans sa perdition par les couinements du flipper et les beuglements des télés d’actualité.
Le Libre Échange, se pliant désormais aux appétits internationaux des nouveaux habitants du quartier, a renié son tempérament de Gavroche, pour se métamorphoser en trattoria romaine, le « Papilla ». Sur le mur d’entrée, les nouveaux propriétaires ont installé une immense photo en noir et blanc de Gregory Peck portant Audrey Hepburn sur sa Vespa, tirée du film Vacances romaines. Négligeant toute cohérence, le mobilier de l’ancien bistrot a été recouvert à la va-vite par les couleurs jaune et orange de Naples, la capitale de la pizza, qui, ici, est en promotion à 8 euros l’unité.
Il se dirige vers le comptoir. Les pochetrons des temps anciens ont disparu. La virulence de la patronne qui l’interroge pour savoir s’il souhaite déjeuner à 10 heures du matin le fait ressortir dans la rue aussi vite qu’il était entré. Il ne sent pas en état de prendre le métro. Il laisse la station derrière lui, poursuit son chemin sur la rue Brochant et remonte la rue Fourneyron, le long du marché couvert, toujours à moitié vide en raison des prix prohibitifs de ses produits, en direction de la rue des Moines.
Arrivé en haut de la rue, il s’arrête, stupéfait. Il s’attendait à se retrouver face à son ancien domicile. Et c’est dans la rue Berzelius qu’il aboutit. Comment peut-il être ici, de l’autre côté de l’avenue de Clichy, dans le quartier des Épinettes ? Il revient sur ses pas. La rue Fourneyron a disparu.
Pour chasser l’angoisse qui l’envahit, il s’examine de la tête aux pieds. Il n’a ni trop chaud ni trop froid. Ses mains et ses membres ne tremblent pas, et rien ne perturbe sa vue maintenant que la zébrure lumineuse a quitté son œil. Il se tient solidement sur ses jambes. Sa respiration est redevenue normale. L’impression d’étrangeté ressentie tout à l’heure s’est éloignée. Il a juste soif. Il en conclut qu’une fois encore, perdu dans ses pensées, il s’est trompé d’itinéraire, a marché plus longtemps qu’il ne le croyait, et que ses pas l’ont mené jusqu’à cette rue.
Là-bas, au bout de la rue Berzelius, il distingue l’avenue de Clichy, bruyante, chaotique, rassurante.
Il s’en rapproche, à grands pas, quand, ce qui se produit alors, lui apparaît comme prévisible, inéluctable même se dit-il.
D’abord, au 17 de la rue Berzelius, en face du prothésiste dentaire, se trouve l’hôtel Gypsy. Un immeuble, recouvert par un crépi fissuré et des fenêtres étroites, au troisième étage duquel, il existe une chambre donnant sur une petite arrière-cour. Pour y accéder, il faut emprunter un escalier tortueux. La porte affiche le numéro 6.
Dans cette pièce de moins de 10 m2, il y a la place pour un lit double, une commode, une chaise, une douche et des toilettes. L’endroit empeste la colle à moquette. Un plaid de laine, mince, vite chifonnable, strié de rayures noir, gris et rouge, qui ne protège en rien du froid, recouvre le lit. Pour se réchauffer, il existe une couverture, pelucheuse, bleue électrique, pliée dans le premier tiroir de la commode. Le matelas est peu épais. Les draps sont frais, doux et propres. L’hiver, le convecteur électrique poussé à fond dessèche l’air, et une lumière grisâtre descend d’un coin de ciel entouré de conduits d’évacuation. Longtemps, il a cru y vivre les plus belles minutes de sa vie.
Et ensuite, il y a Mona qui se tient debout, le dos appuyé sur le mur de l’hôtel.
— Mona, qu’est-ce que tu fous la ?
Elle ne répond rien.
— Tu t’es enfuie de l’école ? Mais tu te rends compte de la gravité ce que tu as fait ? Le directeur du appeler le Centre, ils ont prévenu la Police…
Tu te rends compte ?
Elle se tait encore.
— Tu te fous de moi ! On a eu un mal de chien à t’inscrire. Toi, tu te barres, crie-t-il, pendant qu’il fouille dans ses poches à la recherche de son portable. Il veut appeler de l’aide en urgence, mais il se rappelle que sa batterie est déchargée.
Elle soutient son regard sans dire un mot. Mais cette fois, il sent qu’elle prend le dessus sur lui. Ses yeux appuient de toutes leurs forces sur les siens. Il se dit alors que ce n’est pas un hasard qui l’a conduit devant l’entrée de l’hôtel Gypsy. Il comprend, sans même le formuler, que tout, depuis son départ du Centre, rue de Bucarest ce matin, n’a fait que l’entraîner vers ce moment, comme l’eau est irrémédiablement aspirée par le siphon d’un lavabo. Une force supérieure à la sienne est en train de le conduire là où il ne voulait pas aller.
Dans la chambre numéro 6, une copie de miroir baroque est accrochée au mur faisant face au lit. Il y voit le reflet du visage d’un homme dans la fleur de l’âge, torse nu, la barbe grisonnante, au regard gentil, affichant un rictus doux-amer au coin supérieur de sa lèvre gauche. Cet homme regarde dans le miroir le reflet d’une femme qui dort, nue, repue d’amour, son dos tourné, à demi enroulée dans la couverture bleue électrique. À côté de cette femme, un autre homme se repose, appuyé contre un oreiller, les deux mains derrière la nuque. Ces deux hommes, il les hait. C’est lui.
— Allez, Mona, ça suffit. Ne perdons pas plus de temps. Je te raccompagne à l’école pour les prévenir et qu’ils ne s’inquiètent pas. Tu as gagné. Je suis certain qu’ils ne te reprendront pas. « Tu me places vraiment dans une sale position », peste-t-il, sans vraiment lui en vouloir, tant il est soulagé d’échapper aux visions de l’hôtel Gypsy.
Lui devant, Mona derrière lui, docile, se dirigent vers l’avenue de Clichy, la traversent et se présentent à nouveau dans les locaux de Vatel. Derrière son comptoir, Claudie finit de ranger un dossier dans un carton d’archive avant de daigner lever les yeux vers eux.
— J’ai récupéré la gosse dans la rue en face, proteste-t-il. Il n’y a pas de surveillance ici ? Vous vous rendez compte de ce que vous avez laissé faire ?
— Ici ce n’est ni une prison ni un centre d’éducation fermé. C’est une école. Les élèves sont libres d’aller et venir comme bon leur semble, rétorque sèchement l’ancienne gardienne.
— Vous auriez dû me prévenir de son départ.
— Nous avons appelé le centre qui nous a donné votre numéro qui ne répondait pas.
— Je voudrais voir le directeur immédiatement.
— Il s’est absenté et ne reviendra que demain.
— Alors un professeur
— Je ne peux pas les déranger pendant les cours.
— Je peux appeler le Centre ?
— Faites comme vous voulez.
— Vous pouvez me passer un téléphone ?
Claudie lui tend le combiné du standard.
Il compose le numéro, mais n’obtient aucune réponse. Il se souvient que l’hôtesse d’accueil, partie à la retraite il y a deux mois, n’a toujours pas été remplacée. Les numéros individuels sont enregistrés dans les contacts de son téléphone.
— Vous pourriez me prêter un chargeur de téléphone ?
Claudie fouille dans son tiroir.
— Passez-moi votre portable.
Elle prend l’appareil et le met en charge.
— Merci Claudie.
Il la regarde et serait prêt à jurer qu’elle lui a presque souri.
— Vous devriez faire attention
— À quoi ?
— La gosse
— Quoi ?
Il se retourne. Mona est partie.
Il se précipite sur l’avenue pour la rattraper. Elle ne doit pas être très loin. À gauche, rien. En face, rien. À droite, là-haut, il aperçoit sa silhouette qui s’engage dans la rue Brochant.
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