Chapitre 7 : Rébus
Il se précipite au croisement de la rue Brochant et de l’avenue de Clichy. Pas de Mona. Une seule pensée égoïste dans son esprit. Je l’ai perdue, mon contrat est foutu. Soulagé, il distingue le survêtement gris pâle de la gosse, là-bas, près d’un groupe d’étudiants.
— Mona, attends, attends-moi. Il n’a pas pu s’empêcher de crier, surprenant les badauds.
Quelques enjambées, il est à ses côtés.
— Mona, mais bon sang, tu vas où ?
Elle continue de marcher. Il se plante devant elle.
— Qu’est-ce qui te prend ? Suffit que je te tourne le dos… On te trouve une école, on t’ouvre un avenir et toi, tu nous trahis, tu t’enfuis ! Pourquoi ? Mais pourquoi ?
C’est lui qui est colère, c’est lui, qui devrait l’incendier du regard. Et pourtant, il a l’impression que ce sont ses yeux vides à elle, qui, à nouveau, tripatouille sans ménagement le flux de ses pensées.
Puis, comme si ses yeux s’éteignaient, elle le contourne et reprend sa marche.
Il a revu les mains blanchies par la farine, senti la chaleur du four et les doigts brûlés par l’huile de cuisson. Il voudrait la sermonner, il s’entend la supplier.
— Mona, je ne veux pas te ramener à ton cours. Tu n’iras plus dans cette école. C’est réglé, tu m’entends ?
— Oui M’sieur répond-il sans s’arrêter.
— On rentre au centre alors ?
— Oui M’sieur
— Laisse-moi le temps de prévenir l’école.
Machinalement, il cherche son portable dans sa poche. Il l’a laissé en charge sur le bureau de Claudie.
— Mona, mon portable est là-bas…
Elle ne s’arrête pas.
— Nous ne ferons qu’entrer et sortir…
Elle marche maintenant d’un pas décidé. Elle ne fera pas demi-tour. Il reviendra chercher son portable tout à l’heure. Il ne peut prendre le risque qu’elle lui fausse à nouveau compagnie.
Il forcit sa voix pour l’habiller d’une autorité qu’il n’a plus.
— Tu ne veux pas aller dans cette école ? Tu n’iras pas, c’est tout. Moi, j’ai l’obligation de te ramener au Centre, et toi celle de me suivre. On va s’en sortir, hein, Mona ?
— Oui M’sieur
Il jette un œil à sa montre. 10 h 32 seulement. Il a l’impression qu’ils se sont présentés chez Vatel il y a des heures. Ils avancent jusqu’à la rue Lemercier. La rue est bien à sa place. Et pourquoi ne serait-elle pas là ? Eh bien, parce que ce matin, tout va de travers, il se moque de lui-même. Ils la traversent. Ils se dirigent vers Nollet, la rue suivante. Arrivé à l’intersection, il s’aperçoit qu’ils sont rue de la Condamine, sans avoir croisé Nollet.
Et voilà que ça recommence, soupire-t-il. Il voudrait faire demi-tour et vérifier qu’ils n’ont pas franchi Nollet sans qu’il s’en rende compte. Mais ce n’est plus lui qui commande la marche, c’est elle. Elle fonce, comme un cheval, débarrassé de son cavalier qui rentre à l’écurie, se dit-il.
Ils remontent la rue de la Condamine. À la première intersection, ils tombent sur la rue Fourneyron. Il y était tout à l’heure. Elle n’a rien à faire ici. Dans ce quartier les rues forment un quadrilatère qu’il connaît par cœur. Comment peuvent-elles ainsi changer de place ?
Quelque chose en moi ne tourne pas rond, se dit-il au moment où cent millions de pensées viennent submerger son esprit. Il se répète qu’au Centre, le médecin trouvera les raisons de ces égarements, de ces pertes de mémoire. Devant ses yeux, défile un carrousel d’images floues, qui, peu à peu, s’agglutinent et s’agrègent les unes avec les autres, formant une masse colorée, tentaculaire, mouvante et molle qui se ramifie comme un autre lui-même à l’intérieur de lui. Et puis cela repart aussi vite que c’est venu. Il se retrouve le souffle court, la bouche sèche, accélérant le pas afin de ne pas se laisser distancer par Mona.
Mona ? Il la cherche des yeux. Il ne la voit plus. Où est-elle passée ? Elle s’est enfuie ?
Il s’arrête pour reprendre ses esprits. Il ne voit qu’une explication à ces pertes de repères spatio-temporels, ces flashes, ces odeurs inhabituelles, ces images hallucinatoires. Ce sont les effets d’une drogue administrée à son insu.
Il se souvient du café pris avec elle au comptoir du Cyrano. Elle a profité de ce moment pour mettre quelque chose dans son café, des champignons, du LSD, du GHB. Il n’est pas fou, mais drogué par Mona qui veut se débarrasser de lui. Fugueuse récidiviste… Cela explique ses silences, son absence d’intérêt pour ce qui l’entoure, sa fausse passivité, tout cela ne servait qu’à masquer sa détermination à s’enfuir.
Dans ce cas, la perdre n’est plus une faute, mais un accident du travail. C’est ce qu’il dira à Petit Rôti. Il aurait dû le prévenir, ne jamais le laisser partir seul avec cette adolescente dangereuse. Il demandera une prise en charge médicale, un congé de maladie prolongé et éventuellement une indemnisation financière. Et ce fumier de Petit Rôti n’aura d’autres choix que de renouveler son contrat.
Maintenant, il ne peut ni avancer ni reculer. Sa vue ne porte plus qu’à une dizaine de mètres. Garde ton calme, c’est le moment où l’action de la drogue est la plus forte, c’est tout… ça va passer. Dès que tu le pourras, remonte la rue, en suivant sur le trottoir. Cela te conduira au centre se dit-il.
Devant ses yeux se déploie peu à peu un tableau effarant. La rue lui apparaît comme un canyon aux parois formées par l’alignement d’immeubles dont on aurait ôté les façades. Il voit, sans être vu, chacun des actes de leurs occupants. Vieux, jeunes, seuls, en couple, en famille, ils dorment, lisent, mangent, rangent, jouent, copulent, pleurent, à l’intérieur de boîtes empilées les unes sur les autres.
Ce ne sont que des visions créées par la drogue, se raisonne-t-il. Il fait quelques pas en se forçant à croire que sa lucidité va vite revenir. Il arrive devant un autre bâtiment sans façade, situé à l’angle d’une rue dont il ne parvient pas à déchiffrer le nom. À l’intérieur, ce ne sont plus les habitants du quartier, mais des séquences de sa vie qui se jouent et se rejouent aux différents étages de l’édifice, comme le font les figurines mécaniques du coucou suisse.
Au rez-de-chaussée de l’immeuble de sa vie, sur sa gauche, il est un petit garçon, regardant sa mère pleurer, la tête entre les mains, les coudes posés sur la table de la cuisine. Il ne sait pas lui dire où est son père. Deux étages plus hauts, il fait semblant d’étudier devant des cahiers et livres scolaires alors qu’il s’ébahit devant l’image d’une mannequin sur une publicité. Dans l’appartement voisin, il embrasse une jeune fille du lycée, son premier grand amour, sur le lit de sa chambre. Il veut la dévêtir. La jeune fille s’écarte, le visage défait par la peur. À l’étage du dessus, la même jeune fille se fait caresser par le meilleur ami de son père. Au même moment, juste en dessous, il est assis sur le rebord d’une baignoire, les épaules secouées par les sanglots.
Trois étages plus haut, il est affalé sur un canapé devant la télé, heureux et rassasié après un bon dîner. Son épouse vient se serrer contre lui. Il lui caresse les cuisses pendant qu’elle verse du vin dans les verres devant eux. À l’étage du dessous, ce sont ses enfants qui fêtent joyeusement un anniversaire avec leurs copains. Lui est là, battant des mains, mais son cœur n’y est pas. Il se voit entrer et sortir de la pièce, pour aller consulter son ordinateur, dans l’attente d’une réponse qui ne vient pas. Dans l’appartement du cinquième, visage fermé, il répond en mentant à son épouse qui le presse de questions en pleurant. Tout en haut, dans les combles, il se voit, l’estomac rongé par la jalousie, faisant des recherches sur son ordinateur. Dans la chambre de bonne voisine, il est, le dos appuyé sur des oreillers, nu, sous les draps si doux du lit de l’hôtel Gypsy. Dans la chambre, une femme, qui ressemble au mannequin de son adolescence, nue elle aussi est assise sur une chaise face à la fenêtre. Elle l’ignore et regarde tristement à l’extérieur. Ils ne se parlent pas. Elle se lève et va s’allonger. Il lui apporte une couverture bleue électrique. Pendant ce temps, tout en bas, au rez-de-chaussée de l’immeuble de sa vie, les déménageurs emportent dans leurs cartons, dix ans de son existence.
Dans un sursaut d’orgueil, il tente d’interrompre l’horrible ballet mécanique, d’enterrer à nouveau ce qu’il a décidé d’enfouir dans sa mémoire une bonne fois pour toutes, trois ans plus tôt. Il ne se laissera pas enlacer par ce rébus tentaculaire. Ce n’est pas le quartier qui se venge de ma désertion, c’est la drogue qui fausse mon jugement et affaiblit ma détermination. Je suis plus fort que la chimie. Je suis plus fort que ça. Je ne reviendrai pas en arrière, hurle-t-il, sans émettre le moindre son.
Mais moins il veut les voir, moins il veut les lier entre elles, plus les scènes de son passé se démultiplient devant lui, dans le fond des appartements, des couloirs, des escaliers et des caves de l’immeuble. Son regard s’élève vers le mince filet de ciel bleuâtre, là-haut, unique échappatoire à ce terrible canyon composé de roches et de chair, symbole de son existence. Tel un homme sur le point d’être englouti par un séisme, il lutte pied à pied pour demeurer accroché à la surface de sa conscience. Mais ses forces l’abandonnent. Il est pris de vertiges et ses jambes se dérobent sous lui. Épuisé et amer, il se voit aspiré par la faille de plus en plus large qui s’ouvre en lui, et sans force, résigné, s’abandonne à l’inéluctable chute.
C’est alors qu’une main le retient in extremis au bord du gouffre. C’est Mona qui le tire à elle et le remet sur ses jambes. Son cerveau n’est plus qu’un magma poisseux d’impulsions électriques. Son corps échappe à son contrôle. De Mona, il ne perçoit que cette main qui s’agrippe fermement à la sienne et l’entraîne derrière elle. Dans le flou qui l’entoure, il discerne l’entrée de la Cité des Fleurs. Au temps où il habitait le quartier, il traversait toujours le cœur battant, cette succession de maisons de poupées, ce sas qu’il s’était inventé pour protéger son secret.
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