Chapitre 8 : Riri
Mona le tire avec autorité de l’autre côté de la grille d’entrée et l’entraîne à sa suite dans la Cité des Fleurs. Accroché à son bras, il titube comme un homme pris d’ivresse. Au bout d’une dizaine de mètres, il recouvre peu à peu sa vue, ses forces et sa conscience. Les impulsions électriques s’éteignent d’abord dans sa tête. Puis il lit sans effort, la plaque apposée sur la clôture de l’ancien domicile du peintre Simon Hantaï. Enfin ses jambes retrouvent leur stabilité. La drogue cesse de faire effet constate-t-il. Maintenant s’il tient le bras de Mona c’est pour l’immobiliser et non plus pour éviter de chuter. La confusion mentale en se dissipant, laisse place à la colère. Il exige une explication.
- Mona, c’est quoi cette saloperie que tu m’as fait prendre? Pourquoi tu as fait ça?
Elle le regarde sans répondre. Elle se comporte comme si rien ne s’était passé.
- Tu te rends compte, j’ai fait un malaise. Tu m’as mis en danger
Elle demeure silencieuse. Il découvre qu’autour de lui les pavés de la chaussée, la végétation dans les jardins, le calcaire et les briques des maisons brillent d’un éclat inhabituel. Quelle magnifique matinée ne peut-il s’empêcher de penser.
- Maintenant tu me suis. On règlera tout ça au Centre.
Elle ne bouge pas. Il la regarde. Il est troublé par un je ne sais quoi de changé chez elle. On dirait qu’elle lit à travers lui, qu’elle l’invite à l’accompagner, qu’elle a quelque chose à lui montrer à l’intérieur de lui. Absurde. Il redouble de virulence.
- Tu ne vas pas m’obliger à employer la force? Tu es mineure. Tu es sous ma responsabilité. Si tu ne me suis pas, je préviens la police immédiatement.
Elle se dégage de son emprise avec brusquerie et repart droit devant elle, sans dire un mot. Devant la silhouette fragile de l’adolescente qui s’éloigne, un doute s’invite dans son esprit. Si cette gamine lui a réellement administré de la drogue, pourquoi n’a-t-elle pas profité de son passage à vide pour s’enfuir? Pourquoi lui a-t-elle tendu la main? Pourquoi l’emmène-t-elle dans la Cité des Fleurs?
Il accélère le pas pour la rattraper. Elle l’attend en haut de la rue, devant l’entrée de l’école primaire. Au moment où il s’approche, elle entre dans la cour de récréation déserte. A cette heure, les enfants sont en cours. Il franchit le portail à son tour. Elle se tient devant la fenêtre d’une salle de classe. Il vient à côté d’elle, et voit derrière les vitres, une vingtaine de petits garçons et filles, élèves du cours préparatoire, aux vêtements colorés, sagement assis deux par deux, derrière des pupitres si vieillots qu’ils ont encore des emplacements pour encriers. Toute l’attention des gamins est tourné vers le maître, un homme d’une trentaine d’années au visage barré d’une épaisse moustache qui leur explique solennellement ce qu’il attend d’eux en ce jour de rentrée.
A partir de ce moment, il sait minute par minute ce qui va se passer. On frappe à la porte de la classe. Surpris, le Maitre, tourne la tête, ira ouvre la porte et invite les visiteurs à entrer. Il y a la directrice de l’école, une petite femme, ronde, les cheveux courts portant des lunettes rondes cerclées d’acier. Elle accompagnée d’une femme, la trentaine, fins cheveux châtains clairs et nez légèrement retroussé, portant un élégant tailleur gris perle et des chaussures à très hauts talons. En retrait, lui tenant la main, il y a un petit garçon, habillé d’un jean neuf un peu trop grand « pour qu’il dure », d’un sweat vert pomme, portant son cartable jaune sur son dos. Ce petit bonhomme qui se cache derrière sa mère, c’est lui. Il a honte. Il a peur. Parce qu’il est en retard.
Mona observe, elle aussi la scène. Trente ans plus tard, lui, de l’autre côté de la vitre, ressent la peur et la honte du petit garçon qu’il était. Cette rentrée le terrifiait. Depuis le retour des vacances, il l’avait préparée avec soin avec Maman. La veille, ils avaient fait les courses ensemble, achetant ce pantalon neuf, le cartable et quelques fournitures scolaires. Le soir, en allant au lit, il avait craqué et pleuré longuement. Pour la première fois de sa courte existence, il allait être séparé de « Maman » une journée entière, lui l’enfant chéri, adoré, protégé, couvé, que « Maman » emmenait partout avec elle. Son petit Riri comme elle surnommait avec la même affection que celle portée à un animal domestique. Maman s’était jurée de lui épargner les maladies, les laideurs de la vie et la méchanceté des autres. Et lui, trottinait derrière elle partout, tout joyeux de recevoir les bisous, les caresses, de s’asseoir sur ses genoux, de recevoir tout l’amour de cette femme qui sentait si bon.
Sous les yeux de Riri caché derrière elle, Maman prend la parole. Elle explique au Maitre que le retard vient d’ une erreur d’adresse, d’une négligence administrative et que cela augure mal de la suite. Un jour de rentrée, on ne traite pas avec une telle légèreté un enfant conclut Maman.
Toute la classe écoute parce que Maman parle fort, comme si parler fort pouvait cacher son mensonge. Il n’aime pas quand maman ment devant lui. Elle ment souvent à Papa devant lui, comme s’il n’entendait rien, comme s’il ne voyait rien, comme s’il ne comptait pas. Car Riri sait que son retard ce matin, n’est pas du à une erreur d’adresse, mais c’est que Maman a croisé un ami à elle. Et qu’ils ont parlé ensemble, beaucoup discuté ensemble. Le petit Riri aime bien cet ami. Il le voit souvent avec Maman. Mais ce matin, Maman ne rigolait pas avec lui. Et l’ami desserrait à peine les dents. Il voulait partir. Mais Maman le retenait, elle le questionnait, elle s’énervait, pendant que lui, Riri, se rongeait les sangs tant il avait peur d’être en retard. Et surtout ne soyez pas en retard avait insisté Papa, le matin, en l’embrassant fort. Riri n’aime pas parce Papa pique avec sa barbe.
Alors, Riri tire la main de Maman de toutes ses forces. Il trépigne pour qu’elle arrête de parler, qu’ils aillent à l’école, parce qu’il ne veut pas arriver en retard. Maman lui demande d’arrêter « sa comédie", et elle continue de parler, parler, parler. Et moins son ami l’écoute, plus elle parle. Heureusement pour Riri, l’ami a fini par la planter là, et partir comme ça, sans même dire au revoir. Maman est triste. Riri le voir s’essuyer les yeux.
Maintenant que Maman a fini de parler, le maitre prend Riri par la main et le présente à la classe. Le Maitre n’est pas du tout content après ce que Maman a dit. Le maitre a compris que Maman lui a menti et s’est moqué de lui. Riri va payer. Maman ne le protège plus. Elle discute en rigolant avec la directrice.
Tous les élèves fixent Riri. Il a honte, si terriblement honte de ce retard, des mensonges de Maman en ce jour si important. En ce moment, il voudrait être un élève assis au milieu des autres, que l’on ne remarque pas. S’adressant à toute la classe, le maitre explique qu’à l’école on arrive à l’heure et que l’on ne doit jamais mentir au Maitre. Puis, il se penche vers lui. Il a des yeux noirs méchants. On ne voit pas sa bouche cachée par sa grosse moustache. Henri insiste-t-il on arrive à l’heure et on ne ment jamais. Je veux que tu te souviennes de cette première leçon toute ta vie. Va t’asseoir à ta place maintenant.
Devant la classe, Riri a mal au ventre. Il ne peut plus bouger. C’est comme s’il n’avait plus de jambes. Il sent un liquide chaud couler le long de sa cuisse gauche. Il essaie de ne pas y prêter attention. Une fillette, au premier rang s’en aperçoit. « Il fait pipi. Il fait pipi dans sa culotte hurle-t-elle. La classe s’enflamme. Le chahut s’installe. Le maitre doit crier. Riri baisse les yeux. L’urine coule le long de sa cuisse. Et il y a une grosse tache au milieu de ce pantalon neuf dont il était si fier. Maman le regarde, horrifiée, comme si elle ne l’aimait plus.
Debout dans la cour de récréation, trente ans plus tard, Henri sent encore peser sur lui les regards du Maitre, de sa mère, de la directrice, du maitre et de toute la classe. Des larmes de colère et de chagrin perlent à ses yeux, il se tourne vers Mona. Elle est partie. Il la cherche des yeux, la voit sortir de la Cité Des Fleurs. Il va la perdre. Il part en courant. Mais qui est-elle? D’où sort-elle? Et que me veut-elle ?
Il atteint les grilles d’entrée. Les ouvre et débouche non pas dans la rue de la Jonquière comme il s’y attendait mais au beau milieu d’un grand pré niché dans le méandre d’une rivière. Sur l’autre rive, il y a une forêt. Stupéfait, il s’arrête. Mais qu’est-ce qui m’arrive? Je suis mort, je suis fou ou dans un rêve se dit-il. Il est au centre d’une grande fête réunissant des amis, des collègues de son ancien travail et des voisins de la rue des Moines. Il voit Jérôme, son ancien adjoint parlant avec Mélanie sa voisine de palier. Un peu plus loin, un groupe formé de Julien, Stéphanie, Maud et Thomas s’interrompent pour lui adresser un grand sourire. Personne ne prête attention à lui.
A la recherche d’un point d’appui, il se dirige vers le grand buffet couvert de boissons et de victuailles. Il prend un verre de vin blanc. Mais où est-il? Que se passe-t-il? Suis-je mort, fou ou dans un rêve? se répète-t-il Une autre réalité? Vivant? Mort? Il la cherche des yeux mais il ne voit pas Mona.
Eric avec lequel il a bourlingué sur la planète entière, ce pote avec lequel il partageait tout, confidences, projets, échecs, succès, Eric qu’il n’a pas vu depuis trois ans, vient vers lui. Il s’adresse à lui comme s’il poursuivait la conversation du jour.
- Henri, écoute, on est bien emmerdés, pour le cadeau
- Quoi?
- Il manque 25 euros
- Et alors? répond Henri
- Personne n’a ça sur lui Tu les as?
- Non. Et pourquoi moi?
- Ben parce que c’est toi qui organise, c’est toi qui a eu l’idée et c’est toi qui l’a commandé. Le type sera là dans une demie heure avec le cadeau, il reste 25 euros à régler
- Où veux tu…
- Fais gaffe, elle vient… lance Eric qui coupe la parole
- Mais qui?
- Elle est derrière toi…
Henri se retourne. Cathy, devant lui, toute joyeuse, lui fait la bise.
- Je suis si heureuse, merci Henri d’avoir organisé tout ça.
- Tout le plaisir est pour moi répond Henri qui se prête au jeu pour ne pas attirer l’attention.
- C’est moins dur de se voir vieillir quand tous les copains sont là lui lance Cathy avant de partir
d’autres invités. Henri demeure silencieux à côté d’Eric.
- L’heure approche… insiste Eric
- Quelle heure lui répond-il
- Tu te moques de moi? Je viens de te le dire la cadeau… faut 25 euros…
- Je ne me souvenais plus tente-t-il de se justifier pour masquer son embarras.
- C’est toi qui a tout organisé, la fête, le cadeau et tu as le culot de me demander de quoi on approche répond Eric T’es vraiment pas un mec sérieux!
- Oui. Excuse moi j’avais une absence
- Maintenant ça suffit le blanc! Tu les as?
- Quoi?
- Mais les 25 euros
- Ah… euh.. non
- Ici personne n’a rien. Faut que tu voies avec elle. On m’a dit qu’elle va bientôt passer. Invite-là, elle ne te refusera rien.
- Elle qui?
- Elle a toujours de l’argent sur elle tu m’as dit…
- Tu es gentil mais comment je passe la rivière?
- Regarde. Là. Sous tes yeux. La barque. T’as juste à monter dedans. Grouille toi!
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