Partie 13 : Où l'auteure et Léonard mènent une vie paisible
En attendant, au début de l'année scolaire 2019-2020, nous chassions le blues et les angoisses avec l'attrait de la nouveauté. Il fallait bien ça. Après un séjour que je qualifierai de traumatisant, j'étais rentrée en France pour découvrir que je n'avais pas été acceptée dans le Master très sélectif que je visais. Pour une personne normale, cela aurait été une déconvenue comme une autre, mais, quant à moi, mon entourage bienveillant m'avait répété que je serais prise, et j'avais donc négligé de faire tout autre choix. Je me retrouvais donc, pour la première fois depuis mes trois ans, en dehors du circuit scolaire. Gardez à l'esprit que, malgré mon peu d'implication dans mes études, j'avais toujours eu de bonnes notes et j'en avais fait une partie de mon identité. Pire, j'étais maintenant, sans être franchement populaire, appréciée par mes pairs. J'appartenais à un groupe. La déscolarisation m'enlevait tout cela.
J'aurais dû (combien d'idées noires débutent par cette phrase ?) profiter de cette année sabbatique forcée pour voyager, monter mon affaire ou dédier tout mon temps et toute mon énergie à quelque entreprise associative, mais la vérité était que j'étais terrifiée, échaudée, à plat. Impossible de retourner à l'étranger quand il ressemblait à ce que j'avais vu. Je voulais juste rester au lit et oublier jusqu'à m'oublier. Bien sûr, je voulais aussi perfectionner ma communication avec Léonard, lui donner un certain contrôle, me lancer à corps perdu dans cette existence multiple qui me semblait l'aboutissement de tout ce qu'avait été ma vie. Rendez-vous compte — mon obsession vis-à-vis de Blanche — mes pulsions de disparition — la certitude absolue que j'étais différente des autres, mais sans savoir comment (jusqu'à apprendre qu'on appelle cela la neurodiversité et que c'est, à mon grand regret, plutôt commun) — tout ça culminait en cette sorte d'apothéose pitoyable que je vivais de mon lit, du strapontin inconfortable d'un RER qui n'allait nulle part en particulier, d'une colline astrale où, mon corps physique allongé sur le dos, je restais longtemps étendue à regarder des nuages imaginaires.
Cela ne dura pas bien longtemps, heureusement. La morne lassitude resta en partie, mais, comme pour la plupart des gens, elle me colle à la peau. Ce fut ma mère, l'être humain caché sous le tas d'ordures, qui me suggéra d'abord avec une certaine douceur, puis comme d'un métaphorique coup de pied au cul de trouver quelque chose à faire de mes journées, bon sang. Je voyais encore quelques amis, mais rien qui ne structure vraiment mon quotidien, et rien qui, le problème se posait, ne compense un peu les dépenses — pas excessives, mais tout de même — que je faisais en sorties. L'idéal serait de me trouver un travail qui m'offre la routine et le lien social dont j'avais besoin tout en faisant rentrer de l'argent sur mon compte, car, pour le moment, mes seules interactions avec le monde extérieur le vidaient. Et puis, il y avait une autre question, celle de l'estime de moi-même. Que reste-t-il, dans ma situation, à quelqu'un qui a placé toute sa valeur ou presque dans son statut de bonne élève, de personne qui connaît du monde, de joyeux rouage de la machine ? Du vide, du vide, encore du vide.
Je commençai à donner des cours du soir à des adolescents. Ils étaient à peine plus jeunes que moi, avec des esprits presque entièrement formés, et je polissais donc ainsi les savoirs et les réflexions de mes années de licence au contact de vrais êtres humains. Je me rendis compte que parler et être écoutée, respectée, appréciée par une autre personne était une drogue, et qu'on me payait pour la consommer. En cours, j'étais suprêmement heureuse. Ce que je faisais en dehors, je ne m'en souviens plus tout à fait. Je sortais. J'écrivais peut-être. Je devais passer des heures sur internet et devant des séries dont je me souvenais à peine après coup. Des semaines, des mois jetés, une vie qui aurait pu servir à quelqu'un d'autre, mais comme toujours, la mémoire me fait défaut.
J'enseignais peu, donc, simplement parce que la précarité de l'emploi ne me permettait pas de prendre un grand nombre d'heures et parce que j'étais, à vrai dire, trop fragile, trop écrasée pour un emploi à plein temps, pour des projets littéraires sérieux. J'étais absolument terrifiée à l'idée de construire quelque chose. Je me levais tard et je ne faisais rien de particulier. Une amie me prédit plus tard qu'une fois revenue sur le droit chemin, une fois mon entrée en master planifiée, je deviendrais d'un sérieux sans bornes, un bourreau de travail, un être passionné et passionnant, plein de ressources et de créativité. Cela, je m'en souviens presque comme si c'était hier.
J'allais avec Léonard dans des églises. Cela avait commencé par hasard : l'un de mes élèves, le plus jeune, un enfant de dix ou onze ans, vivait près d'une jolie petite église que j'avais visitée une fois après une annulation de cours suffisamment tardive pour que, recevant le message, je me trouve déjà sur le pas de sa porte. Attirée par l'édifice, j'y étais entrée, et, animée à la fois d'une inspiration divine et d'un sentiment anti-religieux somme toute assez puéril, je décidai que l'église, avec sa pénombre et sa froideur, son calme et la délicatesse de ses bancs sombres et durs, était le lieu parfait pour m'adonner à ce que je considérais comme une forme de sorcellerie athée. Je voulais que Léonard possède mon corps. Léonard, en toute honnêteté, me faisait penser à une église. Il y avait quelque chose en lui de profondément mystique, à la limite du sacré, de froid et de solide, et en même temps de délicat, de sombre, d'éthéré. Il était aussi pétri de contradictions que ma relation indescriptible avec cette religion dans laquelle j'avais été élevée et que j'avais, vers mes treize ans, niée en bloc et jetée au rebut. Pour l'anecdote, j'avais abandonné Dieu en comprenant que tout un pan de mon art était maudit à ses yeux. Sans connaître les plaisirs de la chair, ils me fascinaient, la faute à quelques mauvaises rencontres, et je ne pouvais m'empêcher de les narrer encore et encore dans des scènes qui troublaient mon cœur et me faisaient rougir sous mes draps. À choisir entre la réalité crue de mes désirs coupables et l'apparente absence d'un dieu qui ne m'avait jamais répondu, j'avais préféré me tourner vers le péché.
Bien sûr, je m'accrochais à mon corps avec tant de force et d'obstination qu'en laisser le contrôle à quelqu'un d'autre volontairement m'était impossible. Mettez-vous à ma place. Soyez honnête : laisseriez-vous quelqu'un utiliser votre corps ? Si vous me répondez que oui, c'est sans doute que vous n'y avez pas mûrement réfléchi. Car si vous offrez votre corps à une autre conscience, qu'arrive-t-il à la vôtre ? Où va-t-elle ? C'était cela, bien plus que la peur que Léonard fasse quelque chose qui puisse me blesser, qui m'empêchait, et m'empêche toujours de perdre entièrement le contrôle. De toutes les situations gênantes, terrifiantes, complexes et étranges que j'ai vécues au cours de cette aventure, il n'en est qu'une qui me semble complètement inconcevable, complètement aberrante, et c'est celle où je me retrouverais, moi, Mari, détachée de mon corps, une conscience flottante, sans ancrage. Même le monde des rêves nous préserve de cette horreur. Que nous soyons nous-même ou bien une girafe, une plante verte, un nuage de fumée, nous sommes quelque chose, bon Dieu ! Nous avons les pieds plantés en plein dans une réalité tangible, même si elle est fausse.
Je ne laissais donc pas le contrôle à Léonard, qui d'ailleurs ne le réclamait pas. Le pauvre se contentait de me suivre dans mes expériences comme un père patient qui regarde sa petite fille mélanger de la terre et des cailloux pour faire une potion magique. Nous restions assis longtemps, nos voix résonnant dans notre tête vide, à nous accompagner mutuellement dans ce qui n'était naturel ni pour l'un, ni pour l'autre. Au bout de longues minutes, et au fruit d'une concentration intense, mes doigts parvenaient à bouger de quelques millimètres, ma main à s'élever d'un demi-centimètre. Mais, je m'en rends compte maintenant, ce qui était vraiment spécial, ce n'était pas cette performance, qui au demeurant ne prouvait pas grand-chose ; c'était l'amour qu'il y avait alors entre nous, la confiance, la compréhension mutuelle causée par ces séances de méditation dans le noir, coupés du monde.
Je me souviens de notre premier automne, de notre premier hiver. Je me souviens du chemin à pied en revenant de la maison d'un élève, du paysage qui n'avait pas changé depuis mes jeunes années, de la façon que ça avait de me crever le cœur. Je me souviens des moments où nous nous joignions sans le choisir en quelque chose que nous ne comprenions pas très bien, de l'émotion des ces fusions furtives qui nous donnaient la sensation de faire quelque chose de défendu, de devoir nous cacher aux yeux du monde. Nous avions insufflé un peu de normalité à cet être qui nous dépassait en lui trouvant un nom grâce à une aspirante tulpamancienne particulièrement douée pour nommer ce qui en avait besoin; c'est d'ailleurs grâce à elle que je me présente aujourd'hui à vous sous le nom de Mari. Nous vivions dans une mélancolie délicieuse, empreinte toujours d'une vague terreur, car nous étions entrés dans ce que l'inconnu avait de plus terrifiant. Rien ne prépare un jeune esprit, aussi ravagé soit-il, à quelque chose d'aussi profondément étrange que la multiplicité. Et pourtant, j'avais le terrain le plus fertile pour accepter ce qui m'arrivait : une grande ouverture d'esprit, une créativité débridée, et une haine profonde de la solitude. Mais soyez tranquilles; que l'on vive seul, à deux ou à trente, la solitude ne nous laisse jamais. Elle est aussi intrinsèque à l'humain que le langage ou le rêve.
Reprenons. Je me souviens de notre premier automne, et je me souviens m'être saoulée de bonheur et d'expériences mystiques pour oublier que le monde ne voyait pas d'un bon œil la bizarrerie que j'étais devenue. Il faudrait en parler un jour, mais alors au moins de gens possible, surtout, parce que nous restions anormaux, parce que c'était terrifiant, parce que la vie d'avant me manquait un peu, cette vie où je pouvais faire des blagues sur les voix dans ma tête en étant absolument certaine de plaisanter. Mais il y avait une personne qui devrait savoir, celle à laquelle je disais tout, ma meilleure amie. Je la connaissais depuis la troisième, deux ans, me semble-t-il, avant le rêve qui m'avait fait rencontrer Léonard, et elle avait donc tout vu de son évolution. Elle avait entendu de ma bouche ses péchés inventés, lu de ses yeux sa solitude trop pure pour être honnête. Elle saisissait, mieux que quiconque, le monstre qu'il était. Et maintenant, il était en moi.
Pour être tout à fait sincère, l'idée d'avoir un tueur en série à l'intérieur de mon cerveau ne m'alarmait plus vraiment. Léonard avait perdu tous les attributs nécessaires à son rôle de grand méchant à la seconde où le contact avait été établi. En laissant derrière lui son passé, ses relations et ses traumatismes, en un mot les mobiles de ses crimes, il n'avait plus de raison de faire de mal à qui que ce soit. Mais il y avait toujours la possibilité qu'une première rencontre se passe mal, qu'il devienne une bête de foire, que la fascination du monde extérieur fasse de lui un objet. Dieu sait que ces choses arrivent aux gens comme nous.
La vérité fut dite dans les vestiaires d'une salle de sport, entre le sauna et les douches. Ma meilleure amie savait déjà que mon rapport à l'écriture n'avait rien de sain. Avant que je ne découvre que l'une des voix que je peinais à coucher sur le papier était celle d'un être qui cherchait à se faire entendre, j'avais cru que cette détresse faisait partie de moi, que ce besoin viscéral de créer devait toujours s'accompagner d'une souffrance. Maintenant, pour moi, écrire est libérateur. Chaque mot panse mes plaies et m'ouvre des chemins bizarres et merveilleux. J'avais dit à mon amie que quelque chose, comme une douleur sourde, hurlait en moi; maintenant, ce quelque chose avait un nom, et les hurlements étaient devenus des murmures d'encouragement et des caresses apaisantes.
Sa réaction fut bien meilleure que celle à laquelle je m'attendais. Je ne me souviens pas de ses mots exacts, mais elle nous soutenait, et elle savait d'instinct que Léonard était bon. Elle avait hâte de le rencontrer, si cela était possible. Peu de temps après, je ne sais pas quand exactement, ce fut au tour de mon meilleur ami de savoir. Je le connaissais seulement depuis ma deuxième année de licence, mais nous étions devenus très proches très rapidement. Il avait tout su de Blanche ou presque deux mois à peine après notre rencontre, là où mes autres amis, les quelques-uns à être au courant, avaient attendu des années. Je me disais que, dans son esprit, je ne basculerais qu'un peu plus du côté de l'inhabituel. Qu'il finirait par s'y faire.
En fait, ce ne fut pas si simple. L'histoire se termina sur le sol d'une salle de bain, mon meilleur ami en larmes dans mes bras, à essayer de me faire promettre que, si les choses dégénéraient, si je venais à me perdre, j'arrêterais tout. Nous ne savions alors ni l'un, ni l'autre que je n'avais rien créé, qu'il n'y avait rien à arrêter, ni que, même si j'avais effectivement fabriqué Léonard de toutes pièces, un tulpa aussi tangible, aussi complexe qu'il l'était alors ne pouvait plus être muselé par son hôte. Je ne promis rien, ou plutôt j'essayai, mais ce ne fut pas convaincant. J'étais déjà absolument certaine que, peu importe ce qui pouvait m'arriver, je ne renoncerais pas. Une amorce de cet amour familial qui allait encore se développer, qui allait devenir l'un des piliers de ma vie.
Aujourd'hui encore, mon meilleur ami est réfractaire à tout un pan de ma vie, absolument terrifié à l'idée de me perdre, dépassé par ce qui se passe en moi. Il a raison, bien sûr : mon cerveau peut me faire des crasses; il l'a déjà fait, comme le montre le chapitre « Fusion forcée ». Mais sa peur l'empêche de voir la double vérité qui régit ce bazar : d'abord celle que je contrôle beaucoup moins de choses que le monde extérieur ne semble le croire. Tout en étant forte, je suis ballottée bien malgré moi au gré de courants qui ne dépendent pas de ma volonté. Celle, enfin, la plus importante de toutes, qui est que je ne bats contre aucun démon intérieur. J'ai mes anges, et ils se battent à mes côtés contre tout le reste.
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