Prologue : L'enfer de la Jungle
Miléna
Il est déjà presque dix-sept heures et il pleut des cordes. Je suis fatiguée, pour ne pas dire éreintée. Ces derniers jours ont sans aucun doute été les plus difficiles de ma vie, même s’ils étaient nécessaires. Pour autant, rien n’est résolu. Je ne sais pas où aller, quoi faire, comment me sortir de ce bourbier dans lequel je me suis enfoncée en prenant la décision de partir. Je rêve d’une boisson chaude, de vêtements secs et d’un lit confortable. Je rêve d’une vie simple et sans soucis, de calme et de sérénité. Je rêve de tout sauf de ce qui se dessine sous mes yeux : des abris de fortune, des gens malheureux à la recherche d’exil, des familles agglutinées les unes contre les autres pour se tenir chaud. Des hommes et des femmes aux regards hantés, qui tentent de vivre de la manière la plus normale possible sans savoir s’ils seront encore là demain. Calais est devenue une prison dans laquelle on les empêche d’entrer. Les grilles qui entourent la route et le port sont hautes et collent le frisson. J’avais vu des images sur Internet, autant dire que je ne m’attendais pas à ça. C’est vraiment impressionnant, et poignant, aussi. Le signal est fort, le message est clair. Des indésirables, voilà ce que nous sommes. Quand bien même nous fuyons la misère, le malheur ou la mort. Quand bien même nous ne demandons pas grand-chose d’autre que la sécurité. Quand bien même nous sommes, nous aussi, des êtres humains. Non, nous ne sommes pas Anglais, pas Français, nous n’avons rien à faire ici. Alors les gens s’entassent et vivent dans la misère avoir l’espoir fou de trouver une solution. Parce que la misère vaut mieux que la mort.
Je n’aurais jamais pensé me retrouver ici. Je n’aurais même jamais imaginé vivre ce que je vis. Quitter l’Arménie était ma seule solution, atterrir en France un rêve de gosse, finir dans ce champ avec des dizaines de personnes fuyant leur pays, une option que je n’envisageais même pas. Pourtant, je suis bien là, et je préfère encore ça à ce qui me pendait au nez chez moi. Alors j’erre, je marche, je prends le risque. Pourquoi pas l’Angleterre ? Quitte à vivre à la rue, autant voir du pays. Et puis là-bas, tout le monde le dit, on peut trouver facilement du boulot et refaire sa vie sans trop de difficulté.
Rien ne me destinait à finir mon sac à dos sur l’épaule, sans destination précise. Je suis issue d’une famille plutôt aisée, j’ai grandi dans un environnement rempli d’amour et d’attentions. J’ai fréquenté les meilleures écoles d’Erevan, la capitale de mon pays, et j’ai pu poursuivre mes études jusqu’à devenir journaliste. J’ai même décroché un poste dans un journal national, après avoir enchaîné les articles indépendants. Je tenais un blog plutôt populaire où je n’ai jamais hésité à dire la vérité. Ça n’a pas toujours plu, c’est sûr, mais j’ai toujours préféré lancer des pavés dans les mares plutôt que de caresser dans le sens du poil. Et si c’était à refaire ? Telle est la question…
La jungle de Calais… C’est comme ça qu’on l’appelle, et ça se comprend. Il faut le voir pour le croire, assurément. J’avoue ne pas être très rassurée. Une femme seule au beau milieu de tant d’inconnus, sans sécurité aucune ? Mais qu’est-ce qui m’a pris ? En même temps, suis-je en sécurité quelque part ? En Arménie, je risquais la mort, ici ou seule en pleine rue… Il peut m’arriver n’importe quoi. Bon sang, j’ai tellement froid et je suis si fatiguée, soit j’arriverai à dormir mais le sommeil sera tellement profond que je prends des risques, soit je vais passer ma nuit à grelotter et à somnoler. Je voudrais retrouver ma vie d’avant, celle d’avant cet article, d’avant cette idée qui m’a tellement obnubilée que je ne pouvais pas faire autrement que d’enquêter. Non, je voudrais retrouver ma vie d’avant, quand je n’étais qu’une enfant, protégée par mes parents, choyée et aimée. Tout était tellement plus simple. Plus simple que de constater que les regards de ce petit groupe d’hommes sur moi n’ont rien de sain. Il faut que je me barre d’ici, je ne peux pas passer la nuit entourée d’autant de monde.
Je n’ai pas le temps de rebrousser chemin et retourner sur le petit chemin de terre que j’ai emprunté pour venir jusqu’ici qu’un homme, barbu et hirsute, s’approche de moi et s’adresse à moi dans une langue que je ne connais pas. La seule chose que je comprends, c’est qu’il me demande si je suis afghane.
— Non, dis-je en Anglais, Arménienne.
Il me regarde sans comprendre et je dois avouer que ce n’est pas surprenant. Tous les Arméniens avec qui je suis venue m’ont traitée de folle quand je leur ai parlé de mon projet de me rendre en Angleterre en passant par Calais. Rares sont mes compatriotes qui tentent cette aventure alors que la vie en France nous tend les bras. Mais quel avenir en France ? Je n’y ai pas de famille, pas de lien, aucune chance d’être régularisée. Je n’ai pas les mêmes rêves que les autres sur ce pays censé favoriser les droits de l’Homme mais où aucune immigration légale n’est possible.
Je fais mine de m’éloigner mais le type m’attrape par le bras et serre jusqu’à me faire mal. J’essaie de me dégager mais sa poigne est forte et je ne parviens pas à me libérer. Je commence à crier et à me débattre, espérant que quelqu’un va intervenir, mais tout le monde me regarde sans rien faire alors qu’il me traîne jusqu’à un abri de fortune fait de toiles et de bouts de bois. Quand enfin il se penche pour se glisser en dessous, je parviens à lui décocher un coup de pied dans son entrejambe et à m’extirper de sa mainmise sur moi. Je me mets alors à courir jusqu’à revenir au rond-point qui se situe à l’extrémité de cette zone de non droit où j’ai failli y passer. Je suis soulagée de voir un gendarme et commence à me diriger vers lui pour lui signaler ce qu’il vient de m’arriver, mais je m’arrête avant d’aller lui parler. Si je fais ça, il sera obligé de m’arrêter. Je n’ai pas de papiers. Pas de droits. Rien du tout. Je ne suis pas en Arménie, et même si je suis une victime, ce n’est pas vers les forces de l’ordre que je peux me tourner… Je suis seule ici et il va falloir me débrouiller.
Je suis un panneau qui indique le centre ville de Calais et me décide à emprunter le chemin qui longe le quai d’embarquement des grands ferries qui vont en Angleterre. Si proches, mais si éloignés. Un barbelé entre mon avenir et mon présent. Infranchissable. Piégé peut-être même…
Le chemin est long jusqu’au centre ville et la pluie ne s’est pas calmée. Je grelotte en maintenant le rythme, mais je sens tous mes muscles se tétaniser petit à petit. La pluie est froide, le vent est fort et je me demande ce que je fiche ici. Calais… J’aurais peut-être mieux fait de viser le Sud et le soleil. L’avantage de ce temps, c’est que le centre ville est mort. Il y a très peu de monde dans la rue, la grande place est désertée et les statues d’Yvonne et Charles de Gaulle n’ont pas de visiteurs. Même les cafés ouverts sont quasiment vides et font peine à voir, sans doute moins que moi, mais quand même. L’errance est particulière. Je n’ai aucune idée d’où je vais, comparé au peu de personnes que je croise et qui vont d’un point A à un point B. Mon point A est bien loin, quand mon point B n’est pas déterminé.
Ce fameux point B, aujourd’hui, se dessine finalement au loin. Une église au bout de la rue que j’emprunte. Un lieu sans pluie, au calme, où je serai sans doute en sécurité. Pour quelques minutes, quelques heures, la nuit, qui sait ? Toujours est-il que je sens mon cœur se réchauffer rien qu’à l’idée d’être au sec et j’accélère le pas pour aller me réfugier à l’intérieur de l’édifice.
Quelle n’est pas ma déception en constatant que la grande porte en bois est verrouillée. Les églises sont fermées, ici ? Comment je vais faire ? Avec ce temps, dormir dehors ? Je n’ai même pas vu d’arrêt de bus où je pourrais me réfugier. Mon cerveau endormi par le froid de ce mois de mars carbure pour trouver une solution. J’ai à la fois envie de pleurer et de ruer dans les brancards. Dire la vérité pour en arriver là, c’est cruel. Il faut que j’entre dans cette église, je ne supporterai pas de passer une nuit de plus dans ces conditions, j’ai besoin d’un break.
Je me décide à faire le tour du monument, dont la façade me paraît être à l’image de cette ville tristement célèbre, un peu déprimante et terne. Ou peut-être est-ce dû à ce temps gris, à mon état d'esprit du moment... Je ne vois pas comment je pourrais y pénétrer, mais ma chance semble tourner quand j’observe au loin plusieurs personnes sortir par une porte sur le côté de la bâtisse. Je reste au loin le temps qu’ils s’éloignent et reprends mon chemin tranquillement jusqu’à pouvoir tirer la poignée doucement et entrer à pas de loup, non sans jeter un coup d'œil pour constater qu’il n’y a personne. C’est ma chance. Je vais dormir au sec, il ne me reste plus qu’à trouver où.
Si mes parents me voyaient dans cet état, dans cette situation, ils se diraient sans doute qu’ils ont gâché leur temps et leur argent à mon éducation, c’est ce que je me dis en m’engouffrant dans un confessionnal. J’ai arrêté de compter le nombre de fois où j’ai entendu mon père me dire “Miléna, tu devrais parler moins et réfléchir davantage aux conséquences de tes mots”. Il avait raison, et heureusement que ma mère et lui ne sont plus là pour voir ça.
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