06. Le tabouret du caprice
Miléna
Je me redresse brusquement dans mon lit et essuie rageusement mes joues. Cette réalité devenue cauchemar peuple mes pensées le jour et mes songes la nuit. Difficile d’oublier qu’il y a à peine deux mois, ma vie était encore tout ce qu’il y a de plus normal. Relativement normal, dirons-nous. Je me réveillais auprès de l’homme que j’aime, nous prenions le petit déjeuner tous les deux, nous préparions et partions même au travail ensemble. Quand je vois où j’en suis arrivée… C’est fou comme tout peu basculer du jour au lendemain.
C’est avec ces pensées moroses que je me lève et vais ouvrir les rideaux qui me permettent de découvrir le parc qui se trouve sur le devant de ce château alors que le soleil se lève à peine. La nuit a dû être fraîche et je suis bien contente de ne pas avoir dormi dehors. Comme je suis bien contente de gagner la salle de bain. Certes, j’ai presque l’impression d’être au camp en voyant mon linge étendu un peu partout, mais j’ai profité d’avoir de l’eau chaude pour laver tous mes vêtements au savon. Est-ce que j’abuse si je prends une douche alors que j’ai déjà passé un temps fou sous l’eau hier soir ? Il fait bon ici, je crois que si je n’avais pas aussi bien dormi dans ce lit douillet, j’aurais pu me contenter du sol de la salle de bain rien que pour ne pas grelotter de froid toute la nuit. Je ne suis pas difficile. Elle est bien loin la Miléna qui ronchonnait pour avoir plus de budget pour les hôtels où elle descendait pendant ses enquêtes.
Je me résous à ne pas abuser de la générosité de mon hôte et cherche des vêtements déjà secs à enfiler. Manque de chance, ils sont tous encore plus ou moins humides et je m’insulte à voix haute de ne pas avoir pensé à garder une tenue à mettre aujourd’hui. Je ne peux décemment pas descendre dans ce vieux jogging et en brassière, ce serait plutôt irrespectueux. Enfin, disons que le pantalon passe, mais il y a des enfants dans cette maison. Quelle andouille je fais.
Mon haut le plus sec est un tee-shirt blanc plutôt moulant, mais qui a encore une auréole bien humide sur tout le flan droit. Il faudra que je m’en contente. Surtout qu’en soi, je m’en fiche. Le plus flippant dans tout ça, c’est mon reflet dans le miroir. J’ai vingt-sept ans et l’impression d’en avoir pris dix de plus en quelques semaines. Je me sens terne et loin d’être à mon top niveau. Même si les quelques regards que j’ai finalement pu surprendre de mon hôte m’ont un peu rassurée hier soir. C’était plus que de la curiosité, je crois.
Je descends les marches en ayant à nouveau l’impression d’être Cendrillon, et longe le couloir qui mène à la cuisine en démêlant mes cheveux avec mes doigts. L’odeur du café fraîchement coulé me fait sourire lorsque je passe la porte, et je sursaute en tombant nez à nez avec Maxime, tasse à la main. Il porte un t-shirt tout simple et un short ample, et m’adresse un sourire poli.
— Bonjour, Miléna. Bien dormi ? Vous voulez un café ?
— Bonjour, Maxime. Il y a longtemps que je n’avais pas aussi bien dormi, et je ne dis pas non à un café, s’il vous plaît. Vous vous levez tôt…
— Oui, cela me donne du temps pour travailler avant le réveil des enfants. Et comme ça, quand ils sont debout, je peux me consacrer tout à eux. C’est normal, non ?
— Oui, oui, sans doute en effet. Vous travaillez dans quoi ? Enfin… Ça ne me regarde pas, excusez-moi, je suis indiscrète.
— Non, pas de soucis, il n’y a pas de secret, me répond-il en me tendant ma tasse. Je suis ingénieur, et je travaille au port de Calais. Sur la protection des infrastructures, en ce moment. Du lait ? Du sucre ?
— Non, merci, noir le café, dis-je en m’asseyant sur un tabouret. C’est plutôt drôle que votre travail soit au port, et que je me retrouve ici, chez vous. Enfin, il a le sens de l’humour, le père Yves…
— Il n’a pensé qu’aux chambres vides, je pense. Et au fait que mon père était très engagé avec les étrangers comme vous qui viennent dans notre pays.
— En parlant de ça… Je me demandais si je ne peux pas vous aider ici ? Je veux dire… Je n’ai pas envie d’être là à ne rien faire alors que vous m’hébergez. Si je peux être utile. Et… Si vous voulez que je sorte de la maison pendant que vous êtes au travail, dites-le, je partirai pour la journée.
Je le vois hésiter un instant et me demande ce qu’il cache dans ses pensées. Ses beaux yeux verts plongent dans les mains alors qu’il porte la tasse de café à ses lèvres d’une manière si douce que ça me donnerait presque envie d’être une tasse.
— Vous n’avez pas besoin de faire quoi que ce soit, vous savez. Reposez-vous, vous devez en avoir besoin après tout ce que vous avez dû vivre pour venir ici. Et vous n’avez pas l’air d’être une voleuse, vous pouvez rester ici, bien entendu.
— Vous êtes sûr ? Je… Ça me gêne, tout ça, soupiré-je en détournant le regard. C’est fou comme tout peut basculer du jour au lendemain.
— Quand je vois ce qui vous attend ici, je me dis que vous auriez peut-être mieux fait de rester chez vous, vous savez… La vie n’est pas facile pour les migrants en France, et encore moins à Calais où l’argent anglais finance notre racisme et notre intolérance.
— Vous pouvez me croire, l’Arménie n’est plus un pays sûr pour moi. Je suis mieux à la rue que là-bas, je pense. Même si les risques sont ici aussi… Bref, encore merci de m’accueillir quelques jours, et vraiment, si je peux vous aider sur quelque chose, ce sera avec plaisir, n’hésitez pas.
— Non, ça va aller, ma mère arrive, vous n’avez vraiment pas à vous inquiéter de quoi que ce soit.
— D’accord. C’est dommage, je suis douée pour plein de choses, vous savez ? souris-je. Mais je comprends, je suis déjà chez vous, vous ne voulez pas que je me promène dans votre maison. Est-ce que je peux abuser de votre gentillesse ?
— Bien sûr, me répond-il après m’avoir lancé un regard légèrement troublé. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Eh bien… Le père Yves m’a dit que je devais appeler le 115 tous les jours pour espérer avoir un lieu où dormir. Mais… Je n’ai pas de téléphone… Est-ce que je pourrais utiliser votre téléphone ?
— Euh… Oui, pourquoi pas ? se demande-t-il tout haut avant d’aller chercher son téléphone sur la table. Par contre, si ça sonne, il faudra me le rendre, je dois rester joignable pour le boulot.
— Le boulot ? Qu’est-ce que ça veut dire ? lui demandé-je en riant. Désolée, il va falloir que je me plonge dans le dictionnaire français.
— Le travail, sourit-il. Votre français est excellent, n’y changez rien. Surtout pas votre si joli accent.
Je dois lui lancer un sourire gêné stupide alors que je sens mes joues rougir, et je détourne à nouveau le regard en attrapant mon collier par le col de mon t-shirt pour sentir la bague que j’y ai pendue au bout de mes doigts. Pardon, Vahik, mais cet homme est si gentil et charmant que j’ai oublié pendant quelques secondes mes malheurs.
Je récupère finalement son téléphone et souris en voyant le fond d’écran.
— Vos enfants sont vraiment trop mignons, et c’est une très jolie photo. Je vous rends le téléphone dès que j’ai fini d’appeler, dis-je alors que le petit Tom débarque dans la cuisine, les yeux encore ensommeillés.
Il me jette un coup d’œil, dévie sur son père avant de revenir à moi. Ses beaux yeux verts, si similaires à ceux de son père, me fusillent finalement du regard.
— C’est ma place. Tu peux pas prendre ma place.
— Oh, pardon, je ne savais pas, Tom. Excuse-moi, dis-je en me levant immédiatement pour lui laisser son tabouret.
— Il y a mon nom dessus, tu ne sais pas lire ? C’est ma place et personne ne s’assoit à ma place ! s’emporte-t-il alors que son père se rapproche immédiatement de lui.
— Tom, calme-toi ! Elle ne pouvait pas savoir et si tu t’énerves, on sera en retard à l’école. Alors doucement, d’accord ? lui conseille-t-il d’une voix d’une douceur exceptionnelle.
— Je m’en fiche, elle a pris ma place ! Pourquoi tu lui as pas dit que c’était la mienne et qu’elle n’avait pas le droit de s’y asseoir ? Pourquoi tu l’as laissée s’asseoir sur mon tabouret, Papa ?
Je suis littéralement pétrifiée par la scène. Le petit Tom semble à deux doigts d’exploser et je me sens très mal à l’aise de l’avoir mis dans cet état. C’est fou comme un rien le fait s’énerver, et je m’en veux d’être la cause de ce début de journée compliqué.
— Tom, elle n’a rien fait de mal, voyons. Et elle ne le fera plus, c’est fini. C’est notre invitée et il faut que tu comprennes qu’elle ne peut pas tout savoir ici. Tu n’es pas bête, quand même !
— Non je suis pas bête ! T’as pas le droit de dire ça ! continue le gosse, clairement énervé.
— Tom, je suis vraiment désolée, je te promets que je ne recommencerai pas. Et si tu veux, tu pourras m’expliquer tout ce que je ne dois pas faire pendant que je suis ici, tenté-je d’une voix que j’espère douce. Je ne veux pas t’embêter, tu sais…
— Eh bien, si, tu m’embêtes ! Vivement que tu repartes ! crie-t-il.
— Tom, on ne dit pas des choses comme ça ! l’apostrophe son père, énervé. Encore un écart comme ça, et ce soir, tu n’auras pas le droit de jouer avec tes statuettes, je te préviens.
— T’es méchant, Papa ! C’est elle qui fait une bêtise et c’est moi que tu punis ! C’est pas juste !
Je repose le téléphone de Maxime sur le plan de travail de la cuisine et attrape ma tasse. Hors de question de causer davantage de soucis à ce gamin qui semble déjà en avoir assez.
— Je remonte dans la chambre, je vous laisse tranquille. Encore une fois, je suis désolée, Tom. Et excusez-moi, Maxime. J’espère que ça va aller...
Je lui lance un sourire contrit et sors précipitamment de la cuisine, manquant de renverser la mère du maître de maison au passage. Je me confonds en excuses et retourne dans la chambre sans plus un regard. Mince, c’est dingue comme ce petit agit bizarrement. Effectivement, le mot “particulier” prend tout son sens, là. Il va falloir que je fasse attention à tout, ne manquerait plus que le père me mette dehors parce que je cause des problèmes. J’aimerais bien profiter encore quelques nuits de ce lit douillet, même si je sens que je vais m’ennuyer et vite en avoir marre d’y passer mes journées.
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