76. Parfum d'Arménie

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Miléna

— Non, pouffé-je. On dit “yes havanum yem k’ez”. Arrête de manger des syllabes !

— C’est trop dur l’arménien, grogne Lili en plongeant sa cuillère dans son yaourt.

— Mais non, c’est juste que l’alphabet n’est pas le même. Et puis, tu sais qu’il y a deux sortes d’arménien ? L’occidental et l’oriental. Je t’apprends chaque mot en double, si tu veux. Là, tu pourras dire que c’est dur.

Je souris en voyant Maxime revenir de la cuisine et déposer une tasse de café devant moi. Nous profitons des vacances et du soleil pour déjeuner sur la terrasse et passer un petit moment agréable. Sans Tom, parti hier avec sa mère, c’est un peu étrange, mais nous en avons profité pour mettre la musique à fond ce matin au petit déjeuner. Je crois que Lili a plus de mal à vivre l’absence de son frère qu’elle veut bien le montrer, et Max se rassure depuis qu’il est parti en se répétant qu’il n’est pas seul avec elle, qu’Eric et Irène sont là aussi.

Yes havanum yem k’ez, hayrik, peine à dire Lili. Ça va, comme ça ?

— Oui, bien joué. Ta fille vient de te dire qu’elle t’aime, dis-je à Maxime qui s’installe entre nous, au bout de la table.

Yes nuynpes sirum yem k’ez ! répond-il, en me surprenant avec sa prononciation presque parfaite. Ça veut dire, “moi aussi, je t’aime”, ajoute-t-il en souriant à sa fille.

— Tu parles en arménien, toi ? rit-elle avant de nous regarder tour à tour. C’est trop mignon.

— Je me suis dit que ça serait bien de m’y mettre un peu, non ? Je profite de mes vacances et je sais que je vais avoir la meilleure des profs à la maison, ce serait bête de ne pas en abuser.

Il me lance un regard qui en dit long et sourit en cognant doucement sa tasse contre la mienne avant de boire une gorgée de café. La vie a un petit goût de paradis, installés là tous les trois, profitant de ce temps qui nous est accordé.

— Ça me fait plaisir que vous vouliez apprendre, et puis, ça fait du bien aussi d’entendre parler et de parler un peu arménien. J’ai peur de tout oublier avec le temps…

— Je crois qu’une langue maternelle, ça ne s’oublie pas. Et puis, c’est joli l’arménien. Tu ne trouves pas, Lili ? Tant qu’on peut répéter des choses comme des perroquets et qu’elle ne nous force pas à apprendre à l’écrire, on peut lui faire plaisir, hein ?

— Oui, c’est rigolo. Mais faudra que tu m’apprennes des insultes aussi, Miléna. Comme ça, je pourrai traiter les garçons à l’école sans qu’ils comprennent, rit l’adolescente.

— Seulement si tu m’apprends plein de gros mots français. Oh… C’est pas une réponse très adulte, ça. Je ne connais pas de gros mots en arménien, je suis une fille polie, moi, dis-je en lui faisant un clin d’œil.

Lili sourit tandis que j’attrape le poignet de Maxime pour regarder l’heure sur sa montre.

— Bon, je vous laisse en tête à tête, je vais aller appeler Ovsanna. Vous allez faire quoi, tous les deux ?

— On va faire de la peinture, pour une fois que je peux dessiner pour le plaisir et pas pour le boulot ! Et j’ai hâte de voir les princesses que Lili a l’intention de réaliser. Tu vas parler de quoi avec Ovsanna ?

— De toi, c’est sûr, souris-je en plantant un baiser sur sa joue. Et puis, je voudrais son avis sur un truc que j’ai en tête depuis un moment… J’ai envie de contacter la femme de Vahik…

Il me jette un regard perplexe mais ne me répond pas. Au contraire, il se tourne vers sa fille à qui il sourit.

— Tu vas tout préparer au salon, Lili ? J’arrive, je te rejoins tout de suite.

— Ne passe pas trop de temps à faire des bisous à Miléna, hein ? Je ne vais pas t’attendre tout l’après-midi.

— Je doute que ce soit pour des bisous, ris-je après qu’elle est rentrée dans le château. Je t’écoute, beau châtelain.

— Oh, tu ne veux pas de bisous ? me dit-il en se penchant vers moi et en frottant sa barbe tendrement contre ma joue.

Je ferme les yeux quelques secondes et profite de ce petit geste tendre avant de me lever pour m’asseoir sur ses genoux et l’embrasser.

— Je ne dis jamais non à tes baisers, mais je commence à te connaître aussi.

— Ah oui ? Et donc, tu te doutes que je me demande pourquoi tu as envie de parler à la femme de Vahik… Tu as quoi en tête ? Tu ne crois pas qu’il vaut mieux laisser tout ce passé tranquille ?

— Je ne sais pas… Je me dis qu’elle doit se poser mille questions sur ce qu’il pouvait faire chez moi. Et qu’elle doit aussi être malheureuse. Et plus que tout, je crois qu’elle doit connaître la vérité sur lui, non ? Il a dû lui mentir aussi, la pauvre… Si ça peut l’aider à tourner la page. Moi, ça m’a aidée à accepter tout ça, en tous cas.

— Tu ne crois pas que ça va être un choc pour elle d’apprendre qu’il avait une double vie ? Peut-être qu’elle s’imagine qu’il était chez toi pour une interview et puis, c’est tout… Ce serait dommage de lui apprendre des choses qui pourraient changer sa vision de son mari. Pas sûr que ça l’aide à faire son deuil.

Je soupire et niche mon nez dans son cou. Il a raison, et c’est pour tout ça que je veux parler avec Ovsanna, que je voudrais qu’elle essaie de se renseigner un peu et qu’elle me donne son avis. Est-ce que c’est mieux de laisser cette femme dans l’ignorance ? De maintenir l’illusion de l’homme bien qu’il était alors qu’il nous entubait toutes les deux ? A moins qu’elle ait été au courant, contrairement à moi… Tout ça m’interroge et je n’arrive pas à me décider.

— Est-ce que je suis égoïste si je pense qu’elle doit savoir et que je trouve injuste d’être la seule à souffrir de ses mensonges ? demandé-je doucement à Max alors que je connais déjà la réponse.

— Si ça te fait du bien, pourquoi pas, mais réfléchis bien avant de faire quelque chose que tu pourrais regretter plus tard. Je te laisse en parler avec ton amie… Et n’hésite pas à venir peindre avec nous après si tu as envie de te changer les idées. Ah, et puis autre chose avant que je ne te laisse...

— Oui ? Quoi ?

— N’oublie jamais que je t’aime, ma Chérie, conclut-il en m’embrassant à nouveau.

Je souris et l’embrasse avec passion. Je glisse mes mains dans ses cheveux alors que nos langues se titillent et se câlinent, qu’il me presse contre lui.

— Tâche de ne pas oublier que je t’aime aussi, beau châtelain. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

— Tu serais en train de parler anglais avec un type avec un accent à coucher dehors, rit-il. Bonne discussion ! Profite bien de l’arménien de ta copine !

Je dépose un dernier baiser sur ses lèvres et file récupérer l’ordinateur portable dans le salon, où Lili a déjà tout installé, avant d’aller me poser dans la chambre de Maxime. Dans notre chambre, même si je n’arrive pas encore à le dire, d’ailleurs.

Je lance l’appel vidéo un peu en retard, mais Ovsanna me répond rapidement et l’entendre me saluer en arménien me donne immédiatement le sourire. Tout va être plus fluide, plus facile, durant cet échange, par rapport à ce que je vis au quotidien même si je me débrouille bien avec le français.

— Salut Ovsanna ! Comment vas-tu ?

— Coucou, jolie Plume. Très bien et toi ? Toujours dans ton château, à ce que je vois.

— Oui, ris-je. Et je ne compte pas le quitter sauf sous la contrainte, crois-moi. Le châtelain est beaucoup trop agréable pour que j’aie envie de partir.

— Ah oui ? Il te fait voir les étoiles ? Tu en as de la chance ! Peut-être que moi aussi je devrais venir en France pour me trouver un petit français mignon et romantique…

— Tant que tu ne me piques pas le mien, tu fais ce que tu veux, mais je peux t’assurer que l’accueil n’est pas aussi agréable en général. C’est lui qui est génial.

— Tu as l’air rayonnante, ma Chérie. Ça fait plaisir à voir. Même si tu me manques beaucoup, tu sais ?

— Tu me manques aussi, je t’assure. Ce n’est pas toujours facile, tout ça, mais… Je me plais ici. J’attends de savoir ce que donne ma demande de régularisation, mais je me sens bien en France, globalement. Je sais que Maxime y est pour beaucoup, j’avoue.

— Raconte-moi tout ! Vous l’avez trouvé, ce trésor finalement ? Et au lit, il est comment ? Et les enfants, ils sont toujours aussi choux ? Dis-moi tout ! Fais-moi rêver !

— J’espère que tu as plusieurs heures alors, ris-je. On a trouvé le trésor, et pour te faire rager, hier matin il me disait que j’étais son trésor. Tu vois le genre ? Et au lit… J’ai pas de mots, honnêtement. A côté de lui, Vahik était un amateur alors qu’il se tapait deux nanas en même temps. Et c ’est peu dire !

— Son trésor ? Mais il est trop chou, ton Maxime ! J’adore ! ajoute-t-elle en serrant les mains devant elle, ce petit geste me rappelant nos échanges dans les cafés d’Erevan. Tu veux vraiment pas le partager s’il est si bon que ça ?

— Hors de question. J’ai déjà donné dans le partage, je le garde rien que pour moi, désolée ! Sa femme m’a fait le même genre de proposition, tu sais ? grimacé-je. Elle est revenue essayer de récupérer son homme…

— Non ? Et tu as réussi à remporter la lutte pour le Châtelain ? Tu es vraiment trop forte, Miléna. Rien ne te résiste, c’est fou. Je t’admire, vraiment.

— Je n’ai rien fait, c’est lui qui a choisi. Moi… J’ai hésité à leur laisser une chance, pour les enfants, mais Max ne voyait pas les choses comme ça. Attends la réponse pour mon droit d’asile, à ce moment-là, on verra si rien ne me résiste.

— En tous cas, il ne faut pas que tu rentres. La mafia est toujours bien présente. Tu as reçu l’article que je t’ai envoyé il y a deux ou trois semaines sur le journaliste qui s’est fait tuer après avoir fait un article sur leur manque de respect pour la démocratie ? C’est horrible ce qu’il se passe ici.

— Oui, j’ai vu ça… Il va falloir croiser les doigts pour qu’on ne m’y renvoie pas, soupiré-je. Heureusement que tu as changé d’avis au moment de choisir ton futur métier, il ne fait pas bon être journaliste en ce moment.

— Oh moi, tu sais, j’adore enseigner. Et là, il n’y a pas de risque. Mais j’aimerais vraiment avoir ta chance au niveau petit ami, tu sais ? Je suis en manque, là, je te jure ! Je crois qu’un simple courant d’air pourrait me faire jouir.

— Ça viendra, il faut être patiente. Tu trouveras chaussure à ton pied, c’est sûr. Tu n’auras qu’à venir en vacances, qui sait, tu tomberas peut-être sur un beau français qui t’épousera pour te garder auprès de lui, ris-je.

— Ah oui, ton châtelain va faire ça ? C’est pour quand, le mariage ? Moi, je ne suis pas prête à ça. Là, si je pouvais déjà baiser, ça me ferait le plus grand bien !

— Faut sortir, ma belle. T’es toute jolie, tu ne devrais pas trop galérer à trouver un mec. Ah si tes parents t’entendaient !

— Ah mais je ne leur parle pas comme ça, à eux ! Tu imagines ? s’esclaffe-t-elle. Ça me fait du bien de te parler, Miléna. Tu es si loin, tu me manques trop.

— Ça me fait du bien aussi, tu n’imagines même pas. J’ai l’impression de retrouver mes racines, là.

— Putain de mafia qui nous a séparées… Je te jure, si je pouvais, je leur couperais les couilles à tous ces mecs qui ne pensent qu’à la violence et au fric.

Je souris, attendrie et tellement heureuse de pouvoir lui parler et la voir. Ma famille, c’est elle. Elle est ce qui se rapproche le plus d’une sœur.

— Est-ce que tu as plus d’infos sur la femme de Vahik, Ov’ ? lui demandé-je avant de grimacer. Désolée pour ce changement brutal de sujet.

— Tu n’as pas changé d’avis là-dessus ? Tu sais que ce n’est pas forcément une bonne idée ?

— Mon choix n’est pas arrêté… J’y réfléchis encore, en fait. Mais… J’aimerais vraiment savoir si elle était au courant ou se doutait de quelque chose. Je voudrais… J’en sais rien, en fait, soupiré-je. Savoir qui il était vraiment m’a permis de tourner la page, moi.

— Ah oui, et ton Châtelain à la queue miraculeuse a aussi aidé, non ? Ne te voile pas la face, Jolie Plume, cet homme a fait beaucoup pour toi.

— Bien sûr, mais… Je n’ai réussi à m’impliquer vraiment qu’une fois que j’ai compris que ma relation avec Vahik n’était pas ce que je pensais, tu vois ? Et… Dans tous les cas, j’aimerais m’excuser auprès d’elle. Il est mort par ma faute, quoi que toi ou Maxime puissiez dire. Sans cet article, la mafia n’aurait pas débarqué chez moi.

— J’ai peut-être quelque chose, finit-elle par soupirer après m’avoir observée un instant en silence. Je sais qui contacter pour lui laisser un message, mais je ne le ferai que si tu es sûre de toi. Si tu doutes, je ne vais pas tenter le diable.

Je reste à mon tour silencieuse un moment avant de reprendre la parole, réfléchissant quant à savoir si je doute ou si je suis sûre de moi. J’ai peur de remuer le couteau dans la plaie, de faire plus de mal que de bien, mais d’un autre côté, je crois que même endeuillée, moi, je voudrais connaître la vérité.

— Je t’enverrai par mail le message à lui faire passer. J’y réfléchis encore, mais je pense que je veux le faire. Ok ?

— Oui, bien sûr, tu sais bien que je ne peux rien te refuser. Je te dois bien ça après tout ce que tu as déjà fait pour moi.

Je lève les yeux au ciel et la réprimande pour les bêtises qu’elle peut sortir avant que nous ne passions un moment à refaire le monde et échanger sur nos vies respectives. Ovsanna me manque énormément et c’est finalement la chose la plus compliquée à vivre pour moi, ici, en France. Ne plus pouvoir travailler, c’est gênant mais pas insurmontable. Ne plus parler arménien, ça m’ennuie, mais ce n’est rien. Ne plus voir ma meilleure amie, ne plus passer des heures à papoter, ne plus la prendre dans mes bras, ça, c’est ce qui est le plus compliqué à vivre. Après cette conversation, il me faudra une bonne dose de câlins de mon châtelain pour me réconforter, c’est sûr.

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