77. King-Kong au campement des migrants
Maxime
— Vous êtes prêtes, les filles ? crié-je pour essayer d'accélérer un peu le mouvement.
Je m'impatiente en bas des escaliers alors qu'elles sont en train de rigoler comme des folles dans la salle de bain. Je me demande ce qui motive autant de rires et suis presque jaloux de Miléna qui semble bien être la seule à pouvoir amuser autant ma fille. En attendant qu'elles soient prêtes, j'envoie un petit SMS à Jean-Marc, le responsable local de la Croix Rouge, pour lui dire que nous allons avoir du retard.
Quand enfin elles me rejoignent, elles sont toujours hilares et je les regarde, amusé.
— Eh bien, je peux savoir ce qui est si drôle ?
— Ta fille vient de me raconter la fois où tu t’es retrouvé enfermé dans la tour parce que la poignée de la porte était cassée, et où tu as essayé de sortir par l’une des fenêtres. Il paraît qu’on aurait dit un mini King Kong quand tu escaladais, et que tu es revenu tout tremblotant et rouge.
Je repense à cet événement et en effet, maintenant, on en rigole, mais j'ai pris des risques ce jour-là. Je suis passé par la fenêtre et j'ai failli glisser plusieurs fois alors que mes enfants me regardaient d'en bas en imitant des cris de singe plutôt que de me ramener une échelle.
— Et je suppose que c'est son imitation du chimpanzé qui te faisait rire comme ça ?
— Oui, pouffe Miléna qui repart de plus belle. Surtout quand elle a sauté sur le lit, je plaide coupable.
— Lili, je te préviens, si tu lui racontes toutes les situations embarrassantes dans lesquelles je me suis trouvé, je ne suis pas sûr qu'elle reste avec nous beaucoup plus longtemps !
— Pourquoi, y en a eu d’autres ? Des pires ? Il va falloir me raconter tout ça, j’ai trop envie de savoir, moi !
— Eh bien, ça sera pour une autre fois ! Je vous rappelle que nous sommes attendus pour aider à la distribution des repas du jour sur un des endroits où dorment les migrants ! En route, Mesdames, et plus d’histoires sur moi !
— Je te raconterai la fois où il s’est retrouvé tout nu dans le jardin plus tard alors, pouffe ma fille, ce qui fait que Miléna éclate à nouveau de rire avant de venir m’embrasser devant mon air fâché.
— Je te promets que même en connaissant tes plus sombres secrets, je ne compte pas fuir. Et puis, me dit-elle à l’oreille, je suis curieuse de voir ton imitation de King Kong, moi.
— Si tu es sage, je te montrerai ce soir, dis-je en prenant l’air aussi coquin que possible.
J’avoue que je suis content de voir la bonne humeur qui règne à la maison depuis le départ de ma femme et, même si Tom nous manque, nous sommes désormais tous soulagés de voir que nous nous entendons bien et que nous vivons parfaitement bien ensemble. Miléna a trouvé sa place dans notre cercle familial et j’en suis ravi. Une fois tous installés dans la voiture, je rappelle les règles que m’a transmises Jean-Marc pour notre petite session de bénévolat.
— Bon, Lili, surtout tu ne dois pas t’éloigner de nous, d’accord ? Ils n’étaient déjà pas très chauds à ce que tu viennes, donc il faut qu’on fasse tout pour que ça se passe bien. Compris ?
— Oui, King Kong, glousse-t-elle. Promis, je reste avec vous.
— Eh bien, ça promet, dis-je alors que Miléna imite un singe à mes côtés. N’oubliez pas non plus de vouvoyer ceux qui parlent français et de ne pas donner d’informations personnelles aux gens que nous allons aider. Ah, et dernière règle très importante : Aucune mention de singe ou de King Kong ne doit être faite sur le camp, je compte sur vous ! affirmé-je, un sourire aux lèvres.
— Quel rabat-joie, Papa ! C’est drôle, pourtant. Eh puis, il est trop fort King Kong, on aurait pu t’appeler le Marsupilami, te plains pas, rigole ma fille.
— Lui au moins, il a une grande queue qu’il utilise à bon escient, pouffé-je en regardant Miléna qui met un petit temps à comprendre avant de rigoler avec moi.
— Oh beurk, Papa ! T’es dégoûtant !
Lorsque je me gare sur le parking du supermarché où on nous a donné rendez-vous, la bonne humeur disparaît un petit peu, remplacée par un certain stress pour savoir si on va réussir à trouver notre place et si on ne va pas faire d’impair. Pour Miléna, c’est encore différent car elle a vu l’autre côté du décor, celui où pour avoir un manteau ou un peu à manger, il faut savoir demander aux bonnes personnes et accepter de dépendre de la bonne volonté de ces bénévoles que nous rejoignons. Je passe mon bras sur son épaule pour l’accompagner alors que Jean-Marc nous remet des gilets oranges fluos avec l’inscription "BÉNÉVOLES" dessus.
— C’est en cas d’intervention policière, ça évite de se faire taper dessus, habituellement, mais ne vous inquiétez pas, à cette heure-ci, c’est rare qu’ils interviennent. Ils savent qu’on fait nos distributions et ne nous dérangent pas trop.
— C’est pire que dans certaines dictatures, soufflé-je à Miléna qui frissonne à la mention de la police.
— Tout ça manque cruellement d’humanité, oui… Heureusement qu’il y a des associations qui nous viennent en aide.
— Papa, tu peux prendre une photo de moi avec le gilet ? Il faudra l’envoyer à Tom, il sera trop jaloux.
Heureusement, il reste les enfants qui sont insensibles à toute cette mauvaise gestion des affaires politiques. Je la prends en photo et nous prenons un petit chemin de terre derrière le parking du supermarché. Il mène à un parc où des dizaines de tentes s’accumulent. Enfin, “tentes”, c’est un bien grand mot pour certains des abris qui sont faits avec des toiles en plastique accrochées entre deux bâtons. La précarité de la situation des personnes ici est incroyable. Et dire que tous ces gens ne rêvent que d’une chose, aller en Angleterre où ils espèrent un avenir meilleur. J’admire leur courage car ils sont prêts à prendre tous les risques, à monter dans des canots pneumatiques peu sûrs dans des conditions dantesques pour réaliser leur rêve… Ou tout simplement pour vivre leur vie. Lorsque je regarde Miléna et Lili, je constate que, comme moi, elles sont un peu sous le choc. Quoique non, l’attitude de Miléna est un peu différente. Elle a sorti un petit carnet et note des choses en arménien.
— Tu vas écrire un article ? demandé-je, intrigué.
— Oui, je crois. Ça m’inspire, tout ça. Et puis, je connais un ingénieur qui travaille au port, ça peut être intéressant pour compléter mes observations, dit-elle en me faisant un clin d’œil.
— Tu me le feras lire, je suis curieux de voir ce que ça donne, le point de vue de quelqu’un qui a vécu les choses de l’intérieur.
Nous n’avons pas le temps de continuer à parler car Jean-Marc nous attire dans un camion qui ressemble aux friteries dans lesquelles nous allons parfois acheter notre dîner. Rapidement, nous comprenons ce que nous devons faire et Miléna se retrouve à donner des sandwiches alors que Lili leur donne des bouteilles d’eau. Quant à moi, je ne peux rester dans le camion et je suis affecté au service d’ordre devant le véhicule. Je dois m’assurer que personne ne resquille et ne cause des problèmes.
— S’il y en a un qui s’énerve, il faut intervenir tout de suite, sinon ça peut vite dégénérer. Mais souvent, un simple mot gentil, ça les calme. Ils sont à cran, vous savez, surtout ceux qui savent que leur départ est imminent. On le serait tous si on savait que demain est peut-être le dernier jour de notre vie…
— Je comprends, dis-je, même si je ne suis pas vraiment rassuré.
Entre les descentes de la police et les énervements possibles des migrants, je me demande si c’était vraiment une bonne idée d’amener ma fille ici. Mais c’est trop tard pour faire demi-tour désormais, et la distribution se lance à midi pile. Tendu au départ, je suis rapidement rassuré quand je vois la bonne humeur qui règne finalement, et le bon accueil qui est réservé à ma fille dans le camion. Et à Miléna aussi que beaucoup des réfugiés qui passent dévorent des yeux. C’est vrai qu’elle est mignonne avec son gilet orange, et que ça fait plaisir de se faire servir par une jolie femme comme elle. Je l’observe de temps en temps discuter avec l’un ou l’autre, ce que remarque aussi Jean-Marc qui vient m’accoster un peu plus tard.
— Votre femme, elle peut venir aussi quand elle veut pour faire du bénévolat. J’ai vu qu’elle parlait très bien l’anglais et elle arrive à se faire comprendre des gars d’Europe de l’Est qui sont présents. C’est précieux quelqu’un qui maîtrise les langues étrangères. Vous pensez qu’elle serait disponible et intéressée pour nous donner un coup de main ?
— Il faut lui demander, mais je pense que ça pourrait l’intéresser, oui. Après, elle est toujours en attente de la réponse de l’OFPRA, vous savez. Nous ne sommes pas mariés, je l’héberge chez moi. Cela ne pose pas de problème ?
— Oh non, nous prenons toutes les bonnes volontés. Vous voyez bien que nous ne sommes pas assez nombreux pour couvrir tous les besoins.
La distribution se passe ainsi sans heurts. J’ai l’occasion de discuter avec pas mal de jeunes qui m’impressionnent tous par leur détermination et leur grande humanité. Par le fait aussi qu’aucun d’entre eux ne veut rester en France car pour eux, c’est un pays où la police et les gendarmes n’aiment pas les étrangers alors qu’en Angleterre, ils sont sûrs de trouver du travail et pour beaucoup, de retrouver une partie de leur famille. C’est fou ce décalage entre la vision de notre pays que nous avons et leur vision à eux.
Lorsque nous avons terminé, nous rendons nos gilets oranges à Jean-Marc en promettant de revenir. De retour dans la voiture, avant de démarrer, je me tourne vers Miléna et ma fille.
— Et alors, ça va ? Ce n’était pas trop difficile à vivre ? Vous en avez pensé quoi ?
— C’est pas juste que nous on vive dans un grand château, et qu’eux soient dans des tentes, Papa. Franchement, t’as vu qu’il y avait des enfants ? Comment on peut laisser faire ça ?
— On ne peut pas faire grand-chose, Lili. C’est déjà bien de venir les aider ici, non ? Tu imagines si tous ces gens venaient au château ? On n’aurait plus de place même pour nous, non ?
— Il est grand, le château. Moi, je suis sûre qu’on pourrait en accueillir plein, des gens. On devrait le faire d’ailleurs.
— Et toi, Miléna, tu en penses quoi ? Je suis curieux de savoir si tu crois que ça pourrait être une bonne idée. Parce que personnellement, je suis tenté de venir en aide à ces personnes, mais en même temps, il y a peut-être un risque, non ? Tu imagines s’ils nous volaient l’épée du Hutin ?
— Est-ce que je t’ai volé quelque chose, moi ? me demande-t-elle avant de sourire. Enfin, à part ton cœur, je veux dire… Grâce à mon humour lourd, j’imagine.
— C’est vrai… Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas grand-chose que ce sont forcément des voleurs. Il faudrait que j’en parle avec le Père Yves ou avec Jean-Marc et voir ce qu’ils en pensent… Si vous êtes partantes et que Tom l’est aussi, on pourrait peut-être essayer.
— Ce serait trop bien ! S’ils sont tous aussi gentils que Miléna, ça va être cool ! s’extasie Lili à l’arrière.
— Oui, enfin, espérons que toutes les filles n’aient pas le même traitement de faveur que moi, quand même, rit Miléna.
— Ah ça, ça ne risque pas ! King Kong n’a qu’une seule copine ! Ouba ! Ouba ! Je suis le Marsupila-Kong ! ris-je en imitant le cri de l’animal fantastique puis en grognant tel le Grand Singe.
Les deux filles éclatent de rire, surprises que je revienne à cette histoire qui a agrémenté notre voyage aller. C’est fou comme ça fait du bien de rire ensemble, de faire des activités en famille et surtout de se projeter ensemble. Depuis que Miléna est entrée dans ma vie, j’ai l’impression que ces moments se multiplient et franchement, je ne boude pas mon plaisir. Ouba ! Ouba !
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