80. Victoire enfarinée
Miléna
Je referme la boîte aux lettres et prends le chemin qui ramène au château rapidement alors qu’il se met à pleuvoir. Un aller-retour sous les gouttes pour rien. Si j’avais su, je me serais évité cette peine.
La fin de ce mois d’août est beaucoup moins ensoleillée que le début et les enfants en ont marre d’être enfermés au château ou dans les musées où leur père les traîne. Même Tom a dit stop, aujourd’hui. Sauf que tous les deux ont passé leur matinée le nez dans leur livre, que Max, lui, a fait sa compta, et que moi je me suis ennuyée. J’ai bien failli aller peindre toute seule là-haut, c’est ce qui a décidé mon châtelain à lâcher ses calculs pour proposer à toute la petite famille un Trivial Pursuit. Et Tom, du haut de ses neuf ans, nous a littéralement laissés sur le carreau. Il est impressionnant, honnêtement, je crois que je n’arriverai jamais à m’y faire.
Lorsque j’entre dans la cuisine, je me retrouve aspergée de farine et ouvre de grands yeux en constatant que la petite famille est vite partie en live durant la préparation de la pâte à crêpes. Tous trois éclatent de rire alors qu’ils sont déjà bardés de blanc de leur côté. Casanova est allongé devant l’une des fenêtres et observe ses maîtres avec perplexité.
— Vous êtes fous, ris-je en m’époussetant. On va pouvoir manger des crêpes au goûter ou pas ? Parce que vous m’avez donné envie !
— Mais oui ! On a fini la pâte avant de jouer avec. Tu la goûtes ? me demande Lili en me tendant une cuillère.
Je ne me fais pas prier, mais Tom, assis sur le plan de travail, profite de mon inattention pour me coller sa cuillère sur le nez. J’ai beau apprécier de les voir si complices tous les trois, c’est moi qui trinque et je me retrouve à essuyer leur préparation étalée sur mon nez.
— Je peux vous garantir qu’elle sent bon, en tous cas. Je vois que vous vous êtes ligués contre moi, encore une fois, dis-je sérieusement.
— Tous contre une, une pour tous ! me répond Max en souriant.
— C’est ça, j’y penserai, quand tu rentreras tard du travail, tu verras si c’est agréable de se retrouver seul face à ces deux petits monstres. Tu feras moins le malin !
— Oh, tu ne me ferais pas ça quand même ? Moi qui t’aime tant ? Tu me menaces ? s’esclaffe-t-il en venant m’embrasser sur le nez pour récupérer la pâte déposée par son fils.
— Bien sûr que je te menace ! Tu as vu dans quel état je suis ? Il va falloir te faire pardonner. Et vous aussi, d’ailleurs, bande de fauteurs de troubles, les grondé-je gentiment en en profitant pour glisser ma main dans la farine pour les asperger à leur tour.
Je n’ai pas le temps de me mettre à l’abri que Lili attrape le sachet pour me lancer la totalité restante, mais Maxime la stoppe in extremis en riant. Nous sursautons tous les trois en entendant la sonnette de l’entrée retentir. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours cette pensée stupide de me dire que c’est la police et qu’on va me renvoyer direct en Arménie.
— C’est le facteur ! crie Tom qui s’est posté devant la fenêtre.
Max me jette un œil et sort de la cuisine pour aller ouvrir la porte. Mon sang ne fait qu’un tour lorsqu’il m’appelle. Est-ce que c’est la décision de l’OFPRA ? Je mets un petit moment avant de me bouger et pars le rejoindre dans l’entrée. Je salue le facteur et signe sur son petit écran avant qu’il ne me remette une enveloppe que Maxime et moi regardons bêtement tandis qu’il nous souhaite un bon après-midi et repart dans sa camionnette jaune.
J’ai la sensation que l’air s’est chargé encore plus d’électricité que le ciel sombre et le temps lourd n’en a déjà apporté aujourd’hui. Je ne sens plus l’odeur de la pluie que j’adore, le mélange des senteurs des fleurs du parc du château. J’ai l’impression d’être dans une bulle d’incertitudes qui fait monter le stress. J’ai tellement envie de savoir, et d’un autre côté, je voudrais mettre cette enveloppe de côté et retourner en cuisine où les rires des enfants se mêlent aux aboiements de Casanova.
— Je crois que je ne veux pas savoir, en fait, murmuré-je en retournant l’enveloppe dans mes mains.
— Tu veux attendre après manger pour l’ouvrir ? Mais c’est aussi peut-être une bonne nouvelle, tu sais ? m’indique mon Châtelain qui vient m’enserrer dans ses bras et me caresse doucement le dos.
— Non, non, je ne crois pas que je serai capable de penser à autre chose qu’à ce papier, soupiré-je. Il vaut mieux en finir, tu ne crois pas ?
— En tous cas, même si c’est négatif, il y a la possibilité de faire un recours, ce ne serait pas la fin du monde. Et si c’est positif… Eh bien, tu n’auras plus besoin de moi, tu pourras enfin vivre ta vie en France de manière autonome…
Je relève les yeux vers lui alors que j’étais en train de décacheter l’enveloppe. Est-ce que c’est sa façon de me dire qu’il ne voudra plus de moi au château si j’obtiens une réponse positive ?
J’essaie de ne pas trop me focaliser sur ça en sortant le courrier et en le dépliant avec une lenteur qui m’agacerait certainement si j’étais celle qui regarde et non celle qui attend de savoir de quoi sera fait son avenir. Je lis d’ailleurs d’un œil distrait, en diagonale, je ne parviens pas à intégrer les mots qui y sont inscrits. Maxime est à mes côtés, silencieux, patient, alors que j’ai les mains tremblantes en relisant une nouvelle fois.
— C’est bon, Max… C’est… C’est positif.
— Oh, mais c’est formidable, ça ! Tu es sûre ? Ça veut dire qu’ils t’ont crue et que tu as gagné ! Les enfants, crie-t-il à tue-tête, Miléna a gagné ! Elle a les papiers !
Je lui tends le courrier et m’adosse au mur, un peu sonnée. Je devrais être en train de sauter partout, ivre de joie, mais j’ai du mal à réaliser. Même quand les enfants débarquent, que Maxime leur répète que ma situation est régularisée. Même quand ils me prennent tous les trois dans leurs bras. Quand enfin je prends conscience qu’un poids énorme vient de m’être enlevé, je n’ai toujours pas la réaction attendue. Je me mets à pleurer sans plus aucun contrôle. Heureusement que mon sourire contredit un peu les larmes, parce que le tableau est plutôt cocasse.
— Ils m’ont crue, c’est fou. J’étais sûre qu’après mon entretien, jamais ils n’accepteraient…
— Ce n’est pas étonnant, tu parles vrai, ma Chérie. Je suis trop content pour toi, me dit-il en souriant avant qu’un éclair de tristesse ne traverse son regard.
Il s’éloigne alors que Tom et Lili se pressent contre moi et me couvrent de baisers. Les voir si heureux pour moi ne fait qu’intensifier mes larmes, mais l’attitude de Max m’interroge.
— Est-ce que j’ai le droit de vous dire que je vous aime ? chuchoté-je aux enfants en les serrant dans mes bras.
— Oui, nous aussi, on t’aime, répond Lili, un sourire resplendissant aux lèvres.
— Bien… Maintenant que vous avez échappé au ménage de la cuisine pendant cinq minutes de plus, filez me ranger ça avant que je ne remplisse vos lits de farine, dis-je en plantant des bisous sur leurs joues.
Tous les deux me tirent la langue dans une synchronisation parfaite qui me fait rire, et repartent comme ils sont venus, la démarche encore plus légère et joyeuse, je crois. C’est une petite douceur supplémentaire qui fait du bien, surtout vu le comportement de Maxime.
— Y a un souci, Max ?
Il attend que les enfants sortent, ce qui m’inquiète encore davantage avant de brusquement se rapprocher de moi et de serrer mes mains dans les siennes.
— Miléna, s’il te plaît, je sais que tu es libre de faire tout ce que tu veux, maintenant que tu as les papiers, mais… Ne m’abandonne pas. Je ne suis pas sûr que je survivrais si tu me laissais, maintenant que tu n ‘as plus besoin de moi pour te débrouiller en France. Je t’aime, Miléna, et j’ai besoin de toi. Je t’en supplie, ne pars pas.
— Je suis à deux doigts de t’insulter, là. Et j’ai beau avoir demandé à Lili de m’apprendre des gros mots en français, je t’assure que j’en connais quelques-uns. Qu’est-ce que tu racontes ?
— M’insulter ? Mais pourquoi ? Je… Je ne comprends pas… C’est juste que je ne vois pas pour quelle raison tu vas rester, désormais. Tu vas faire comme Florence et me laisser, non ? Et je ne t’en voudrais pas, tu sais…
Il est vraiment en train de se faire des films de ce genre ? Il semblerait que Florence ait fait plus de dégâts qu’il ne veut bien le montrer. Honnêtement, je suis un peu vexée qu’il me pense capable de n’avoir été là que par intérêt, mais je comprends qu’il puisse douter. Qui ne douterait pas, après tout…
— Max, je te l’ai déjà dit et je te le répète, si tu ne veux pas de moi, je m’en vais. Mais je ne suis pas là que par intérêt. Je pensais chaque mot que je t’ai dit, chaque “je t’aime”. Alors si tu veux encore de moi dans ton lit et dans ton château, je suis là. Maintenant… Si tu veux que je parte, que je prenne mon indépendance et qu’on prenne notre temps, je le ferai.
— Non, ne pars pas ! Je suis désolé, je ne voulais pas te vexer… Mais je t’aime tant que je ne voulais pas non plus t’enfermer, Miléna. Je veux que tu restes… Mais librement. Que tu fasses le choix délibéré de rester dans ma vie, dans ce château où tu as toute ta place. Je ne me vois pas vivre sans toi, mais je ne veux pas non plus que tu restes par reconnaissance, par obligation… Je… Comment dire ça ? Je sens au fond de moi que tu dis vrai quand tu me dis que tu m’aimes, mais je me devais de te demander… Et je ne veux pas que tu m’abandonnes. Jamais, Miléna… Je t’aime trop.
— Il n’y a aucune obligation, si ce n’est celle d’être heureuse, et c’est ici, avec toi, avec les enfants, avec la boule de poils, que je me sens heureuse, tu comprends ?
— Ah oui, je comprends que sans ce Casanova à poils, tu serais déjà partie ailleurs trouver un autre séducteur, me dit-il en m’enlaçant après avoir visiblement retrouvé le sourire.
— Ah c’est sûr qu’il pèse son poids dans la balance, ris-je en passant mes bras autour de son cou. Je t’aime, Max, tu n’imagines même pas à quel point.
— Si c’est autant que moi, je peux te dire que j’imagine tout à fait. Il faut fêter la décision en tous cas, et quoi de mieux que des crêpes pour ça ?
— Vraiment ? J’aurais commencé par fêter ça avec un bisou, moi, souris-je en lui sautant au cou.
J’entoure ses hanches de mes jambes et pose mes lèvres sur les siennes avec fougue. Je sens ses mains me maintenir contre lui et nous partageons un moment à la fois tendre et passionné. C’est Casanova qui nous interrompt en aboyant à nos côtés.
— Ce chien est vraiment terrible, pouffé-je alors que Maxime me repose sans me lâcher.
— Ce qui est terrible, c’est que j’ai une folle envie de toi et qu’il va falloir patienter, me souffle-t-il dans l’oreille.
— Eh bien, vivement ce soir alors, beau châtelain.
J’attire sa bouche contre la mienne une nouvelle fois avant de l’entraîner avec moi à la cuisine. C’est un nouveau chapitre de ma vie qui s’ouvre aujourd’hui. Et je ne suis pas seule. Jamais je n’aurais pu imaginer me retrouver là, dans un château, avec une famille, lorsque je me suis enfuie de chez moi au beau milieu de la nuit. Jamais je ne pensais tomber sur un homme aussi rapidement, refaire ma vie, aimer à nouveau, avec force et passion. Je crois que ce nouveau chapitre promet d’être magnifique et j’ai hâte de pouvoir le vivre avec mes châtelains.
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