Lieu commun n°29 : On dormira quand on sera mort.
« Repos, camarade ! » résonne comme un cri du cœur lâché dans les ténèbres. Peut-être les Canuts l'ont-ils entendu, peut-être les luddites se le murmuraient-ils à l'oreille avant d'immoler leurs machines à tisser ? Paul Lafargue le répète sans un mot du fond de sa tombe, où il ne se retourne jamais, la flemme sans doute, ou par principe faut croire, et quand tu penses au grand soir, tu omets l'heure de la débauche, celle où tu passes par la pointeuse, crevé mais heureux de te rentrer chez toi, coincé jusqu'à la moelle à cause de ta journée perdue entre la chaîne, la caisse et l'inventaire, entre la mine, la pelle, les containers. Le grand soir, tu ne sais pas trop comment tu le vois, mais tu t'accouderas au comptoir, tu commanderas sans faillir, et tu iras te coucher le cœur ivre et la cervelle en vacances.
Ou en congés payés.
Il faut s'asseoir. Prendre le temps de. Etirer ses jambes sur la table basse du salon du gars qui a un salon. Et tant pis pour sa gueule s'il t'en refuse la jouissance et l'accès. Il faut s'adosser, s'appuyer, s'arc-bouter, la jambe lourde et le jarret tendu. La paupière molle et la cerne creusée. Le dos droit comme un Y, les épaules dégondées, les os rongés par l'érosion de ce que tu t'infliges parce que tout le monde se l'inflige parce que c'est la nuit des temps qui décide.
L'horloge tourne et tu voudrais t'abstraire de ce ce cadran-plastique, oublier les cadences que t'imposent les aiguilles, t'arracher à la matière qui t'enchaîne au chaos.
En lieu et place, bouge un peu tes guibolles, visse, cloue, pilonne et relance le moteur. Frotte l'étui, lave le fourreau, dégraisse les boulons, dépoussière et savonne. Fabrique, copie, suis le modèle qu'un autre a pompé sur un autre qui l'avait emprunté d'une version simplifiée de quelque chose d'à peu près beau, de relativement neuf, mais on s'en fout, remplis ta pauvre et triste mission. Tu es un trou qu'il ne faut absolument pas combler et te te reposeras quand on te le dira.
Si ça bug, rallume. N'éteins pas. La vie se met en veille, personne ici ne dort jamais. Nous sommes devenus le logiciel ultime, le programme parfait, celui qui s'auto-alimente et s'autodétruit en permanence et simultanément. Notre pare-feu déconne parce que c'est nous qui l'avons conçu, comme un cheval de Troie qui serait notre vérole, nos pertes blanches, notre chlamydia arrosée de ciguë, de coca zéro et d'aloe vera.
La sieste qui t'attend devrait durer des siècles, ce ne serait que justice. Mais tu l'idéalises, ton petit somme, tu le grossis dans ta tête et tu le pares de diamants, de soie, d'hermine tant la fatigue te broie les os et pèse comme une enclume sur ta conscience blême. Ton lit te tend les bras mais tu ne le vois jamais. Il vit dans ton agenda au même titre que tes rendez-vous médicaux, la visite du plombier, le cour de judo du petit, la water-polo du grand, le pilates, le jogging et les extras que t'extorque le système, ton patron ou ton job.
Tu marches sur un tapis roulant et dévales un escalator sans que le vent ne frôle la peau de tes pommettes. Autour de toi, un entrepôt où d'autres clones – des milliards de clones – se marchent les uns sur les autres, se coincent les pieds dans les chenilles et il n'y aura pas de pause. Le contremaître t'avait prévenu et tu sais qu'il ne dort pas non plus.
Plus tard, le roupillon. Tu passeras ta vie à bâiller et ta dernière couche, tu sais où la trouver.
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