15- Jeu de rôle
La journée est bien avancée. Ce matin, j’ai encore vu Jean-Luc Letrouvé, il m’a filé un papier sur les soft skills que j’ai fourré dans mon sac, sympas de ça part, mais pas très utile en soi. Je me dis qu’il joue son rôle dans ma vie. Si je le rencontre chaque matin, c’est pour quelque chose, ou bien, est-ce moi qui lui apporte un truc. Je ne sais pas. Je ne suis pas encore décidé sur l’intérêt de l’un ou de l’autre. Peut-être était-il seulement là, pour nous faire discuter dans le groupe. Candyce avait la tête encore sur l’oreiller, et on a encore mangé des carottes à midi. Le lundi, des carottes. Le mardi, des carottes. Le mercredi des carottes. Pourvu que jeudi et vendredi, il y ait des patates.
Ce matin, on a revu les savoir-faire, savoir-être, on a listé nos expériences, refait deux tests sur le stress. Puis on a finalement écrit la présentation. J’y suis revenu quatre fois dessus avec l’aide de Candyce qui a encore fait un beau boulot. Elle a sorti mon cv, m’a encore corrigé certains trucs. Je ressens son aide. Et je crois bien que c’est la première fois qu’une personne m’aide de cette façon : en me valorisant, en me disant qu’au finale, j’ai fait plein de choses. J’ai bossé. Ok, je n’étais pas forcément déclaré, mais qui peut se venter d’avoir gardé des animaux domestiques, les avoir soignés, des gamins, les avoir entendus, d’avoir était là pour des personnes en fin de vie, d’autres malades. J’ai écouté cent âmes brisées qui tentent encore de renaître sur les sentiers de la colline. Je suis psychologue, père de famille, homme-à-tout-faire, technicien de surface, auxiliaire de vie, confident et créateur de joie. C’et fou de me dire que je n'ai pas été fichu de voir tout ce que je savais faire simplement parce que les gens me poussaient à faire du fric. J’ai cru que j’étais une bouse posée sur le coin de la route. Peut-être que c’est le cas. Mais je sais aujourd’hui qu’une bouse ça fertilise le sol, les terres. Et ça, y’a pas de mot pour dire combien ça fait du bien d’être utile. D’accord, certaines personnes ne le voient pas comme ça et trouveront à me casser. À moi de prendre ou de laisser leur remarque dans leur bouche.
Je me dresse après avoir levé la main pour commencer un exercice oral. Rien de méchant, juste lire sa présentation à voix haute. Je ne sais pas lire à voix haute. Je bafouille et je finis par inverser des phrases des mots. Un peu comme lorsque je parle. Mon cerveau détient la bonne phrase, mais quand je la sors, elle ne veut plus rien dire. Même moi, j’ai du mal à la comprendre alors que je m’entends la prononcer. C’est affligeant, souvent handicapant. Toutefois, je n’me sens pas spécialement stressé. Cet exercice, c’est comme se présenter sur scène et regarder l’assemblé baignée dans le noir. Chacun me fixe, attend quelque chose de moi, sans doute que joue bien. Moi, je me glisse dans mon jeu d’acteur et je lance la première phrase, comme si j’étais un autre. D’ailleurs, à cet instant, je suis un autre. Je n’suis plus moi. Léandre s’amuse.
—Ah, ouais, carrément ! Toi, tu fais les choses carrés. T’es un papillon dans sa chrysalide. Le gars te sort une chemise blanche, impeccable de son sac. Il est où le lapin blanc et le tour de magie ? Je veux la baguette magique et le chapeau du magicien.
Candyce s’étonne tout en blaguant. Je marque des points avant même de prononcer un mot. L’assistance est déjà ensorcelée. Je l’appâte.
En tout cas personne ne s’attendait à ce que je joue mon rôle de candidat à fond, un peu comme un rôle dans une pièce de théâtre.
Je commence tranquillement, en lisant ma feuille. Je tente deux improvisation, bafouille, replonge mon regard sur la feuille, cherche où j’en étais. Je trouve, alors je le dis.
— Un petit souci. Je sais plus ce que je dois dire. No stress, je vais retrouver. Je vais mettre le temps, mais ça va revenir. Sinon, comme vous pouvez le remarquer, je suis une personne honnête. De toute façon, ça se voit que je suis un peu en galère là.
Je ris, sans nervosité, reprend la lecture avec une gesticulation théâtrale. C’est bon, je suis parti. Je me prends pour l’Avare dans la pièce de théâtre de 6éme qu’on avait monté avec mon professeur de français. Celui qui nous faisait faire de l’alchimie et des dictées.
Terminé, je viens me rassoir sous quelques applaudissements.
Candyce me félicite.
—C’était bien Léandre, t’as su dire les choses avec une certaine détente qui reste professionnel et agréable. Tu montres ta bonne humeur et ton talent d’orateur. Tu captes bien les regards.
On va chacun notre tour au centre de la pièce et on travaille notre orale. Corentin, nous étonne tous par ça capacité d’enregistrement. Il ne regarde pas une fois sa feuille. Il bégaye un peu, mais rien de gênant. Je crois mettre habituer, un peu comme la voix roque et mélancolique d’Irène, où la voix claire de Clarice. Sans surprise, celle qui m’attire le plus est celle d’Eronne. Il fait carrément pro. Pas une rature dans l’équilibre de son ton. Il envoie tellement d’assurance que je me demande comment une personne comme lui galère à trouver un emploi. En plus, ça reste un type polyvalent. Je n’comprends pas.
Une fois la présentation terminée, il est l’heure de partir. Ça prit plus de temps que prévu. On a partagé encore des conseils entre nous, puis on a bavardé par curiosité.
Candyce nous prévient que demain, on débutera les entretiens. Elle demande si quelqu’un voudra passer en premier. Je lève la main. Je me sens confiant. L’ambiance est bonne, tout simplement. Et quand, je me sens bien quelque part, je me sens libre de montrer mon engagement et ma participation. D’accord, je suis introverti, mais un endroit comme ça, où je peux retirer mon déguisement et montrer au monde qui je suis, ça donne envie de se lever le matin et de sourire toute la journée.
Combien de temps ça fait que je ne me suis pas senti si libre, si en phase avec les autres ? J’avoue que parfois, je me déconnecte et que je gravie les marches des mes univers ou que je griffonne des idées de scène ou de dialogue au lieu d’écouter. Mais je ne suis pas pour autant dissipé. Bien au contraire.
J’ai limite envie de prendre un duvet et rester ici. Si on me demande de signer pour un an, je le ferai.
Avant de partir, Gisèle me demande de l’aider avec la boîte. Je mets mes deux paragraphes dans le sac, Eronne et Gontran informe Irène et Sheila de se qu’on prépare. Ils leur demandent de préparer un mot pour le lendemain parce qu’on est un peu à laboure.
Corentin et Clarice partent les premiers. Un rendez-vous semble-t-il. Irène doit prendre son bus. Sheila ne veut pas laisser ses enfants trop longtemps seuls, du coup, je finis avec Gisèle, les mains dans la colle à recouvrir la boîte d’un papier fin pour donner l’illusion de cuir vieilli. Demain, je devrai peindre selon les directifs de Gisèle. Gontran, nous regarde, puis farfouille dans le sac pour trouver une séparation à mettre dans la boîte.
—Il faudrait peindre l’intérieur aussi. Du jaune pour la case du renouveau et du noir pour les pensées négatives du passé.
—Il faut faire aussi les couvertures pour les deux livres qui comporteront les nouvelles, dit Eronne en regardant dans le sac à son tour.
—Il y a deux cartons fins et de bonne taille. Il suffira de les plier et de les induire de papier, comme sur la boite pour leur donner un aspect de couverture. Et à la rigueur, ce sont eux qu’on peindra en jaune et en noir. Je m’en chargerais demain.
—Ça semble convenir à tout le monde.
Je laisse Gisèle gérer la boîte, me saisit des deux cartons fins, prends la dimension de la boîte, plie les cartons de façon qu’ils aient un peu de volume. Je vois des feuilles cartonnées.
—On pourra les utiliser comme des pages. Je les vieillirais pour le recueil noir. Il faudra que quelqu’un écrit les paragraphes de chacun.
Eronne se propose. Je le sens glisser derrière moi. Sa chaleur m’enveloppe. Ça me fait bizarre de capter son essence. Elle semble se lier à la mienne sans de réelle raison. Il se penche sur le travail que je poursuis. J’induis les couvertures de colle et pose le papier. Mes doigts sont tous collants.
—Tu es du genre à aimer les travaux manuels, vient-il poser ses mots presque aux creux de mon oreille.
—J’aime fourrer mes doigts n’importe où.
C’est après l’avoir dit que je remarque les nombreux sous entendues. Evidemment Gontran se tourne vers moi en explosant de rire.
—Alors toi, t’es du genre simple. Je pense ça. Je le dis.
Il est sérieux ? Qu’est-ce qu’il fait, lui ? Il parle à tort et à travers, enfin c’est pour aider, ça passe mieux.
—Comme ça tu aimes fourrer tes doigts n’importe où, répète Eronne avec un immense sourire aux lèvres.
Hypnotique. Son sourire est hypnotique.
Mon cœur déconne. Il s’emballe solo.
J’aime les filles, je le sais… Alors pourquoi ai-je envie d’embrasser ce mec ? C’est dingue, ça me tue. J’écris des Yuri et j’ai pourtant envie de savoir quel goût a ce type. Pourvu que ça me passe.
Pourquoi, je pense comme ça ? Si ça ne passe pas, est-ce que ça sera gênant ? Et si terrible de trouver un homme à son goût quand on est soi-même un homme ? De toute façon, je ne sais pas aimer…
Eronne touche mon dos pour m’encourager dans ma besogne. Un fil électrique parcourt l’entièreté de mon corps. Les poils de mes bras se dressent. Par chance, y’a que ça qui se dresse.
Va falloir que j’aie une conversation avec moi-même.
Ce n’est pas comme si c’était la première fois que j’avais un crush pour un mec. Sauf que la dernière fois, c’était au lycée. La dernière année. Il y’avait en un type en SEN qui avait des yeux vert bleuté et un grain de beauté sur la lèvre. Il était châtain, et quand il souriait, une fossette se formait. Je n’ai jamais osé l’approcher de peur d’avoir plus de réaction que j’avais eu. Encore aujourd’hui, il m’arrivait de rêver de lui. Nathaël. Il avait d’ailleurs un pote, qui ne me laissait pas non plus indifférent. Plus petit, plus androgyne, et plus asiatique aussi. Il avait un visage de lapin. Un visage adorable qui n’allait pas du tout avec les cigarettes qu’il fumait.
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