Décès
La foule nombreuse grouillait dans les rues pour ne rien manquer de cet événement à la fois si commun et si unique en cette journée particulièrement lumineuse. La cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin brillait de tout son marbre blanc immaculé. Son campanile de briques rouges dressé depuis plus d'un millénaire dominait les dernières funérailles de l'humanité. Madame Piyo n'était plus en vie. Une voiture à quatre chevaux tirait le char funèbre qui accueillait le cercueil américain sur le son d'un orchestre baroque. Sofia Piyo n'était personne de particulier or cette petite femme de 156 ans avait l'honneur irrécusable de partager temporairement ce lieu avec les sépultures prestigieuses de la maison de Savoie. Elle vécut à Florence la majeure partie de sa Vie et ne put avoir d'enfant. Elle n'a jamais eu besoin de travailler tant on s'était occupé d'elle. Son mari Federico avait trouvé amusant de se suicider le jour de ses 100 ans (par assistance active pour éviter toute trace sur le corps). Une partie de lui rayonnait en ce jour et patientait.
L'Église catholique grinça des dents puis se ravisa voilà quelques siècles afin d'offrir à nouveau une cérémonie traditionnelle aux défunts malgré leurs nouvelles conditions. Un rite de passage décent entre les Vivants et les Morts. Il n'en avait pas été ainsi des années durant et les Forze Religiose Cattoliche (FRC) ont provoqué bien des souffrances à une époque. À un moment donné, chaque religion eut son groupuscule armé...Ce temps est révolu.
Le problème venait du simple fait que jamais la Mort n’avait été réellement acceptée, Elle restait toujours scandaleuse et le rôle des différentes religions était de donner du sens à l’insensé... Ce sens était donné dans le cadre d’une conception globale du monde et de la Vie sur Terre. Seul ce contexte général permettait de l’appréhender. La Mort était ainsi l’un des éléments de l’existence et non pas le terme final absurde. En parlant de Mort, les institutions religieuses exprimaient avant tout de la Vie. La Mort était appréhendée, non comme accident personnel mais comme un moment de l’existence. La Mort était intégrée à la Vie au sens figuré et cela a changé. Par contre le sens de la Vie et donc de son opposé ne semblait pas exactement le même selon les religions. Les théologiens admettaient deux systèmes majeurs d’explication : la réincarnation et la résurrection. Les deux explications paraissaient, selon le point de vue, plausibles, impossibles, envisageables, concrètes. La première conception concernait les religions ancrées en Asie comme l’hindouisme, le shintoïsme et le bouddhisme. La seconde était la spécificité des trois monothéismes d'avant qu'étaient le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ces conceptions de la Vie et de la Mort dépendaient étroitement des perceptions de l’espace et du temps. Dans les religions orientales, le temps est cyclique avec création et destruction permanente, l’univers était sans fin, il n’y a pas de dieu créateur. L’être humain vivait, mourait et renaissait sans cesse. Cette éternité des renaissances était le drame humain majeur dont la religion aidait à sortir. La Mort d’un individu n’était donc pas une fin totale, mais une simple étape dans ces cycles infernaux de renaissance. Dans ces conceptions, l’au-delà ne pouvait être qu’un lieu transitoire où l’âme attendait pour se réincarner. La sortie du cycle infernal était l’extinction des réincarnations où l’âme vient se résorber dans l’énergie primordiale. L'au-delà, s'il avait un jour existé, n'acceptait visiblement plus personne. Le cycle serait interrompu, perturbé ? Qui avait accroché le panneau "occupé" aux portes du Nirvana ? L'énergie primordiale aurait les batteries pleines ? Nul ne savait.
En ce qui concernait les trois monothéismes qui croyaient en la résurrection, certes avec des variantes, la perception de l’univers où vit les humains était fort différente. Le dieu unique créateur de l’univers et des êtres humains mettra fin à sa création. La conception du temps était donc linéaire, avec un commencement et une fin - la fin du monde -. Rien ne revenaient jamais en arrière, la Mort était bien la fin d’une vie terrestre, pas de réincarnation. Comment expliquer cette émergence étrange alors ? Après sa Mort terrestre, la personne humaine pouvait espérer accéder à un stade supérieur de Vie, avec dieu pour l’éternité, c’était le concept de résurrection : un réveil pour la véritable Vie. L’envers de ce paradis serait l’enfer, c’est-à-dire, la séparation d’avec dieu, à savoir, la véritable Mort. Comment l'humanité pouvait comprendre ces bouleversements sans perdre l'esprit. La Terre devint soudainement le paradis ? L'enfer ? Ou rien de tout ça ? Ainsi donc, si dans les deux cas, la Mort est bien passage, celui-ci ouvrait sur des perspectives différentes :
- pour l’hindouisme, le shintoïsme et le bouddhisme, il fallait sortir du cycle éternel des renaissances, et donc des Morts, pour se fondre dans l’absolu afin de trouver la paix. Lors de la Mort, l’espoir consistait à renaître mieux afin de se rapprocher de ce but ultime. Mais si la renaissance engendrait un handicap ? Si elle vous laissait la mémoire de votre vie ? Comment le comprendre ? Comment le supporter ?
- pour les monothéismes, il ne s’agissait pas de nier la Mort physique avec tout ce que cela entraînait comme douleur, souffrance et perte mais d’affirmer l’espérance en une autre Vie, de forme différente, de qualité supérieure avec dieu, la croyance que la Mort ne gagnera pas finalement. Hors, dieu ne se trouvait pas avec eux après ce difficile changement et la Mort paraissait bel et bien avoir eu le dernier mot.
Cette journée qui aurait pu paraître triste il y a des siècles n'empêcha pas Madame Piyo d'arborer une robe rockabilly élégante, serrée à la taille par une ceinture large. La couleur bleu turquoise et l'imprimé noir en velours donnaient une touche chic et classe. On pouvait également apercevoir ses escarpins impeccablement vernis qui envoyaient des flashs lumineux lors du passage du cercueil grand ouvert. Pour celles et ceux qui la connaissaient de son Vivant, ce n'était pas une tenue habituelle pour Sofia. Il était rare d'être vêtu à ses funérailles comme la veille de celles-ci. La vieille dame portait de préférence des survêtements multicolores pour pratiquer le sport des gens de son âge : courir, avaler des parcours de santé, monter à cheval etc. Elle n'avait pas eu de chance de partir si jeune et aurait pu en profiter encore un demi-siècle au moins. Se briser le cou en chutant de cheval et tomber dans le coma n'était pas un destin de Vie glorieux (et bien peu courant). Après quelque temps, on l'euthanasia selon ses souhaits. L'espérance de vie en Europe avait stagné puis même baissé durant le XXIème siècle avec la Calamité écologique puis remonté doucettement jusqu'à atteindre les 200 ans en bonne santé à l'aube du XXIIIème siècle.
Les médias du monde entier couvraient l'évènement. Des journalistes italiens bien sûr mais également de l'Alliance Africaine Unies, Chinois, États-Uniens (nation ayant fêté la Mort du dernier homme Vivant du continent américain 4 ans auparavant)... Ces professionnels de l'information tenaient en deux catégories : certains grattaient d'étroits calepins quadrillés tandis que d'autres esquissaient des images aux crayons de bois sur de larges pages. L'humanité n'avait plus les ressources pour fabriquer, entretenir et renouveler les innombrables appareils électroniques d'antan. La teneur moyenne des minerais de cuivre exploités était passée de 1,3 % en 1990 à 0,8 % en 20 ans, puis sous les 0,1 % en 2030 jusqu'à ce que le coût financier et écologique dépassent l'entendement. L'or, le platine et le lithium pour ne citer qu'eux ont suivi le même chemin jusqu'à ne plus pouvoir être extrait pour le grand public puis impossible même pour les forces armées et la médecine. Il fallut arrêter de compter sur ces outils extraordinaires. Le XXIIIème siècle fut celui de la redécouverte de ce qu'on appelait le réseau internet, rebaptisé Tardis (en référence au tardigrade, minuscule acarien quasiment immortelle et à l'engin de la série de science-fiction Docteur Who qui transporte dans le temps et l'espace). Tardis était depuis lors réservé à la connaissance et aux informations d'actualité avec des centres d'informations un peu partout dans les villes. Aucune vidéo n'existait plus, bien trop lourde en données à stocker et à transmettre. Seules les caractères et les images en nuances de gris survécurent à la chute d'internet. Aucun terminal Tardis n'existait à domicile, seul le papier manuscrit ou imprimé était utilisé.
Plusieurs centaines de partisans de l'ancien groupe terroriste Osiris se devaient d'être présent pour ce jour prophétisé. Leur religion, partagée aujourd'hui par l'extrême majorité, prônait la disparition de l'espèce humaine telle qu'elle existait. Ils endossaient leurs costumes cintrés et hauts-de-forme couleur taupe foncé scarifiés d'un blanc arctique éblouissant. Les lignes lumineuses s'inspiraient des os du corps : traces rectilignes aux membres, parodie de cage thoracique sur la poitrine, colonne vertébrale dans le dos et crâne rieur sur le chapeau sombre. Leurs phalanges étincelantes brandissaient fémurs et humérus humains. Le plus impressionnant résidait dans leurs crânes dénudés de peau, éclatants comme des perles de culture. Ce jour de fête béni et euphorique permettait d'observer l'exultation des membres du clergé d'Osiris dans un monde où la tempérance devint la norme il y a des siècles. Tout à fait légal et accepté, l'ancienne secte Osiris écrivit pourtant son histoire dans le sang et les larmes. Mais dans l'esprit de chaque observateur, cela faisait partie de l'Histoire comme les guerres mondiales ou des attentats. Finalement, Osiris avait eu raison depuis leur création en 2062 et il fallut attendre le 9 avril 2730 pour prouver entièrement que leur dévotion n'était pas vaine.
Une fois le cortège funèbre rassemblé devant l'entrée principale de la cathédrale, dans un calme respectueux, un homme fixa le panneau de pied lentement puis le panneau de tête de la bière. Ce rituel avait été décidé du Vivant de madame Piyo. Elle voulait la cathédrale de Turin, elle l'obtint. Elle voulait un cercueil ouvert lors du passage dans les rues, elle l'obtint. Elle aurait pu demander n'importe quoi pour ce jour, elle l'aurait obtenu. Les huit porteurs descendirent péniblement madame Piyo du char puis l'emmenèrent dans le majestueux édifice tandis que l'orchestre reprenait la musique cérémoniale crescendo. À l'instant où les portes massives se refermèrent, un éclat de joie saisit la foule telle une vague effervescente. Les Mambos et Houngans (prêtresses et prêtres d'Osiris) se mirent à gambiller le Yanvalou, une danse reprise du peuple d'Haïti. Leurs mouvements lents suivis par une partie du rassemblement les rendaient fantomatiques. Après un long moment, alors que le soleil déclinait, les cloches sonnèrent, annonçant l'ouverture des portes. La tenue turquoise et noire ainsi que les chaussures vernies apparurent. Elle marchait à petits pas, écrasée par le poids du bouleversement. Elle avait été la dernière Vivante, ce n'est pas rien et tout le monde l'attendait. La foule se calmèrent et un homme la traversa, sans bousculade. Souriant, Federico Piyo avança jusqu'à sa femme, costume sombre d'Osiris, chapeau à la main et os du crâne à l'air.
"Tout va bien ?
- Je crois oui, annonça-t-elle en regardant le sol pavé. C'est étrange que tu me vois changée ainsi.
- Les cheveux rasés te vont bien, ajouta Federico.
- Merci mais je pense choisir une perruque pour quelques temps.
- Je comprends. Ce n'est pas un état facile à accepter au début... Tu es la dernière...
- Oui...
Ils se prirent dans les bras longuement, sous les chuchotements respectueux d'un monde attendri. Les journalistes purent dessiner en grand nombres cette scène historique, sous de nombreux angles. Les journaux n'allaient parler que de ça pendant des semaines. Des estampes les représentants allaient se retrouver dans bien des foyers. Les couleurs disparurent pour toujours.
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