Chapitre 15
Les brins de lin d’hiver se courbaient sous la caresse des mains de la Reine-Sorcière. Au milieu de la nuit, dans ses songes, Il l’avait appelé. Jamais auparavant, elle ne l’avait entendu. Pourtant, elle l’avait reconnu.
Alors, elle s’était levée en silence. Telle une ombre guidée par celui dont la voix résonnait dans sa tête, elle avait traversé le hall des guérisseurs pour rejoindre la prairie cachée à l’arrière du bâtiment.
Pieds nus, juste vêtue de la légère tunique qu’on lui avait offerte pour la nuit, elle ressentait à peine la morsure du froid nocturne. Au loin, elle apercevait le début du Tertre. Bientôt, il le lui avait dit, elle l’apercevrait : Aldor, celui qui l’appelait.
Rêve ou réalité ? Cela n’avait pas d’importance. Seul importait le chant silencieux de l’être plus que centenaire dont la silhouette imposante apparaissait enveloppée des nuées voyageant dans les cieux d’Ephémia.
Katani commença à gravir le Tertre sans cesser d’admirer Aldor. Très vite, sous la Terre, elle sentit les imposantes racines du maître des lieux, ancrage nécessaire à l’arbre gigantesque. Son tronc volumineux s’ouvrait sur de multiples branches aux ramifications foisonnantes de feuilles larges aux bords crénelés, si bien qu’il couvrait de son ombre, le Tertre et les alentours.
Lorsqu’elle arriva au pied de l’Arbre, elle se sentit minuscule. Avec respect et délicatesse, elle posa ses mains puis son front sur son écorce rugueuse.
¾ Je te salue Aldor. J’ai entendu ton appel alors me voici, murmura-t-elle avec l’impression étrange de retrouver un vieil ami.
Aldor lui signifia sa joie de voir une Reine-Sorcière arpenter la terre d’Ephemia à nouveau. Katani ne put s’empêcher de penser qu’elle n’était qu’un pis-aller palliant à l’absence de la vraie Reine-Sorcière d’Ephémia. L’éternelle seconde. L’ombre inutile de la Reine.
Une vague d’empathie vint aussitôt l’envelopper. Aldor comprenait, plus que n’importe quel être qu’elle avait rencontré jusqu’alors.
La jeune princesse recula, surprise qu’une forme de vie si différente d’elle, puisse accueillir ses sentiments puérils avec tant de bienveillance.
Aldor lui enjoignit de se rapprocher. C’était elle qu’il attendait, pas une autre. Il l’avait conviée car il devait lui conter son histoire.
Deux racines de l’Arbre s’écartèrent, un creux tout contre le tronc apparut dans l’espace ainsi dévoilé. Katani sentit Aldor frissonner. Une pluie de feuille vint tapisser l’alcôve tout juste formée. Elle fut invitée à s’y installer.
Sans hésitation, elle s’y lova. Elle découvrit avec ravissement que les feuilles étaient aussi douces que solides. Elle trouva une position confortable. Quand elle cessa de bouger, une nouvelle averse de feuilles vint la recouvrir.
Un vrai siège royal, pensa-t-elle tandis qu’une onde de satisfaction parcourait son hôte.
Elle ferma les yeux. Lentement, sous ses paupières, un paysage familier émergea. Surplombant les brumes matinales d’une froide matinée, elle veillait sur les immenses prairies depuis son Tertre. Le tout premier. Elle, ce n’était pas Katani, ni même Aldor. Elle était Alma, le tout premier Arbre Sacré planté par la grande Amari, elle deviendrait bientôt mère de tous les autres Arbres-Gardiens des Tertres.
Du fond de la brume, Alma crut reconnaître les pas de celle qui l’avait porté puis planté mais quand la Reine-Sorcière qui s’approchait, apparut, Alma se rendit compte de son erreur. Elle se souvint qu’Amari, fidèle à son serment, avait libéré la Source Sauvage puis fait don du peu de vie qui lui restait pour ériger le Voile qui protégeait désormais Ephémia. Elle était tombée à l’endroit que l’on appelait depuis, le Dernier Pas de la Sorcière.
Celle qui s’avançait à présent au devant se nommait Céti, l’unique fille d’Amari. Arrivée près du jeune tronc plein de vie d’Alma, elle l’enlaça pour y poser son front. Ses larmes silencieuses inondèrent l’écorce d’Alma qui ressentit toute sa tristesse et sa douleur.
Ceti lui confia la raison de son tourment. Une nuit auparavant, le spectre de sa mère était venue la visiter dans ses songes. Alors que Ceti, heureuse de la voir, la serrait dans ses bras et lui assurait qu’elle avait accompli son devoir : Le monde était sauvé et Ephémia, protégée pour toujours derrière le Voile, l’ombre de sa mère l’avait détrompée.
Pour un temps, pas pour toujours … Un jour, Ephémia serait à nouveau menacée, peut-être détruite… Le Voile n’était pas éternel.
Elle avait alors confié à Céti la tâche de préparer et de cacher des sauvegardes partout dans le royaume.
« Les Entités sacrées t’aideront… tu peux leur confier mes paroles. Mais ne l’écris nulle part dans nos livres d’histoire, ni même dans nos grimémoires les plus secrets. » lui avait-elle fait promettre.
Bouleversée, Céti était venue trouver Alma dès son réveil. L’Arbre avait toujours été sa confidente, sa seule amie. Ce jour-là, si la jeune Reine était venue confié sa peine et ses interrogations, elle avait aussi une tâche importante à accomplir.
Après avoir séché ses larmes, elle apposa ses mains sur le tronc d’Alma, cette dernière lui ouvrit la voie vers le cœur de son être. Le Flux de Céti suivit le chemin ainsi tracé. Il enveloppa le cœur tel un cocon.
Céti, les yeux clos, psalmodiait à voix basse la mélopée transmise par sa mère. Bientôt, tout le corps d’Alma fut enveloppé de l’Aura argentée de la Reine-Sorcière. Pendant quelques instants, les deux êtres pulsèrent à l’unisson.
Soudain, la magie reflua telle une vague, Céti recula. Elle tenait dans ses mains en coupole un minuscule bourgeon d’un vert tendre et éclatant.
¾ Voilà, j’ai dupliqué ton cœur, belle Alma. Je trouverai un beau Tertre, loin d’ici où il pourra s’épanouir, loin du centre d’attention. Ce sera ton frère. Comment l’appellerons-nous ?
Le nom apparut aussitôt dans la conscience de l’Arbre Sacrée. Son frère communiquait déjà : il voulait qu’on le nomme Aldor.
Alma et Céti exaucèrent son souhait.
Ainsi, Alma vit s’éloigner son amie, la Reine Céti. Ainsi, le premier Arbre sacré accueillit sa destinée : elle serait la mère de tous les autres. Tous sauf un, Aldor qui serait le second … le seul second parmi les entités magiques d’Ephémia.
Céti choisit de planter Aldor à la frontière du territoire des Ardents. De son Tertre, il percevait la présence du gigantesque Dévoreur : il ne ratait rien de ses colères sismiques, ni de ses joies volcaniques. Parfois même, lorque l’atmosphère était particulièrement pur, la bise scintillante des Hauts-Plateaux Miroirs venaient électriser ses larges feuilles.
Il aimait ce lieu qu’avait choisi Céti. À la marge, comme lui. Il y avait grandi et prospéré, bientôt entouré de sa communauté de maguérisseurs.
À l’évocation de sa croissance, Katani ne put s’empêcher de l’envier. Il avait pu grandir loin de l’ombre écrasante de sa sœur.
Un petit frisson parcourut l’écorce d’Aldor. Katani avait tort. Même loin, celle-ci n’avait eu de cesse, pendant de nombreuses années, d’essayer de l’influencer, de le pousser à se comporter comme son origine le lui imposait, selon elle.
Elle lui avait reproché son manque d’attention aux signes qu’envoyait la Terre d’Ephémia mais aussi son manque d’exigence quant aux maguérisseurs qu’il acceptait d’accueillir ou encore de ne pas suffisamment cultiver les talents qui attiraient les êtres exceptionnellement doués auprès d’eux.
Il n’avait pu lui opposer aucun argument. Elle avait raison. Il était un rêveur. Il aimait goûter l’environnement tout autour de lui, laisser ses branches danser avec le vent, ses feuilles s’imprégner des effluves venant des quatre coins du pays, sentir la chaleur du jour sur son tronc, accueillir les gens qui se présentaient à lui… aimant à croire que si la destinée les avaient conduit jusqu’à lui, c’est qu’elle avait de bonnes raisons. Juger de leur talent, anticiper de leur devenir, de leur potentielle utilité pour le royaume, tout cela, c’était la mission d’Alma, pas la sienne.
Après ses réflexions partagées avec la jeune fille, il replongea avec elle dans les souvenirs de sa naissance.
- Voici ta terre, Aldor, lui avait murmuré Céti en le déposant dans le trou creusé de ses mains. Tu dois y grandir, y vivre, y survivre jusqu’à la prochaine seconde.
Aldor n’avait jamais oublié les paroles de Céti.
Le temps s’était écoulé.
Alma avait suivi sa destinée. Chaque année, elle avait gagné en majesté et en beauté. À son cinquantième anniversaire, elle s’était sentie prête à confier son premier bourgeon au plus brillant des maguérisseurs de sa communauté. Ainsi, il s’en était allé planté le premier enfant d’Alma. D’allégresse, les feuilles de l’Arbre sacré avaient vibré de leur premier chant suscitant l’émerveillement des éphémians présents.
Depuis lors, on venait de partout dans le royaume pour l’admirer et l’écouter. Depuis lors, elle avait donner naissance à 9 autres enfants. Alma, ses enfants et Aldor pouvaient communiquer. Si la première et sa progéniture passaient leur temps à discuter, Aldor lui, s’était éloigné.
Durant ces centaines années, il avait parfois perdu le sens de son existence. Contrairement à Alma à qui chaque nouvelle Reine-Sorcière venait se présenter, il n’avait reçu la visite d’aucune d’entre elles depuis que Céti l’avait mis en terre.
Il s’était senti seul, inutile malgré la présence de sa communauté. Il s’était interrogé sur la décision de Céti. Il avait dépéri presque à disparaître. Alors que ses branches ornées de quelques misérables feuilles pendaient lamentablement, alors qu’il s’apprêtait à retourner à la terre, il avait vu arriver vers lui le Seigneur des Flammes Sacrées, Le visionnaire du Grand Miroir, le Cœur de la Forêt Gardienne, Le Maître-Cueilleur des marais chantants tous conduit par la Guide maguérisseuse de sa communauté.
Ils s’étaient tous assis autour de lui pendant qu’Aldor peinait à trouver la force d’interroger Déodra sa maguérisseuse, sur la raison de la venue de ses gens. Quelques années plus tôt, il aurait été agréablement surpris de leur visite impromptue. À ce moment-là, il souhaitait juste qu’ils le laissent tranquille.
Déodra avait pleuré en enlaçant son tronc fatigué. Il avait perçu sa peine immense de le voir ainsi dépérir, l’abandonner. Elle lui avait avoué avoir cherché, sans le consulter, une manière de le sortir de cette spirale autodestructrice. Rien n’avait fonctionné.
En désespoir de cause, elle avait organisé un cercle avec tous les maguérisseurs de la communauté pour qu’il les entende, qu’il perçoive leur amour et, à défaut de l’aider à survivre, l’accompagner dans son dernier voyage.
Aldor était resté sourd à leur voix mais d’autres les avaient entendus. Ils s’étaient aussitôt mis en route.
Ce jour-là, ils avaient tous voulu lui parler. Persuadé que plus rien ne n’aurait pu empêcher son inexorable fin, il avait accepté.
Là, au milieu de la nuit, Katani rit avec le vieil Arbre. Ils se comprenaient si bien. Bien sûr qu’il avait écouté, même aux portes de la mort. Il voulait qu’on le voit, même pas qu’on l’aime, juste qu’on dise oui, tu existes, tu es là… cela nous importe. Ces gens avaient déjà accompli l’essentiel du chemin.
Quand leur accès de rire prit fin, Aldor proposa à Katani de lui montrer ce que chacun était venu lui dire. Katani accepta, elle voulait savoir.
Aldor le lui dévoila. À la grande surprise de la jeune Reine-Sorcière, ils lui montrèrent tous la même chose. Le point de vue se révéla différent pour chaque interlocuteur qui venait poser ses mains sur l’Arbre mais c’était la même chose ou plutôt la même personne…
Elle, à différents âges, certains où elle ne se reconnut pas pourtant, c’était elle… Toujours elle et le même message.
« Si tu n’es pas là… si les Gardiens ne sont pas là lorsqu’elle foulera la terre d’Ephémia alors, elle est perdue. Si elle se perd, tout est perdu… Reste Aldor ! »
Katani se releva, ouvrit les yeux. La nuit était froide mais tout était tranquille et serein autour d’elle comme partout dans Ephémia, elle le sentait. Comme chaque jour depuis qu’Amari avait fait don de sa vie et de sa magie, Ephémia coulait une existence sereine derrière le Voile.
Aldor la conforta dans sa conviction juste avant de faire vaciller ses certitudes.
« Tu es là… C’est le signal… Bientôt, tout changera. »
Katani ressentit alors une culpabilité immense. Les racines de l’Arbre se ressérèrent autour d’elle. Elle se trompait, lui murmura-t-il. Ce n’était pas de sa faute. Ephémia avait connu la paix et la sérénité, une merveilleuse période qui touchait à sa fin.
« Tu n’es pas responsable, petite Reine, ni moi. Nous sommes les étincelles qui garantissent que la lumière reviendra. »
Katani se recroquevillla sur elle-même, elle gémit doucement au cœur de la nuit ; Les branches du vieil Arbre gémirent de concert. Lui aussi ignorait s’il trouverait la force de survivre à la tempête de noirceur qui s’annonçait. Cependant, quand il avait vu arriver cette frêle jeune fille, juste habillée de sa volonté farouche, il avait enfin trouver en lui le désir d’essayer.
« Avec toi, je veux bien essayer ! »
Katani l’entendit. Elle ouvrit les yeux. Le jour se levait. Elle sortit de son nid de feuilles. Du haut du Tertre, une vue imprenable s’offrait sur le village et au pied des monts où régnait le Dévoreur. Elle ignora cette vue superbe pour explorer le bas du Tertre.
Il était là, comme elle l’espérait. Rafa !
À peine eut-elle poser les yeux sur lui qu’il se retourna pour lui sourire. La seconde suivante, il gravissait le Tertre pour la rejoindre.
Comment pourrait-elle lui raconter ce qu’Aldor avait partagé avec elle ? Ce qu’elle ressentait ?
Aldor lui répondit.
« Qu’il pose ses mains sur moi, je lui répondrais… »
Quand Rafa arriva près d’elle, elle le serra dans ses bras. Elle lui raconta qu’elle avait conversé avec l’Arbre.
- Veux-tu bien, toi aussi écouter son histoire ? lui demanda-t-elle avec appréhension. Il suffit que tu poses les mains sur son tronc.
- Les Crocs ne sont pas autorisés à faire cela…
- Aldor te l’autorise. Moi, je te le demande… S’il te plaît !
Rafa l’observa un instant puis aquiesça en silence. Il se dirigea ensuite vers l’Arbre pour y poser ses mains.
Katani s’adossa à Aldor avant de fermer les yeux. Elle suivit Rafa à la trace dans le labyrinthe des souvenirs d’Aldor.
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