La fin et le commencement
En réalité, elle a survécu deux semaines durant. Chaque jour, je pouvais voir l'avancement de sa décomposition. Les cloques percées laissaient une peau à vif, son visage commençait à se boursouffler par endroits pour, au dernier jour, finir méconnaissable. Ses lèvres explosèrent et des ecchymoses apparurent autour de ses yeux comme si elle s'était battue. Pour s'être battue, elle s'est battue, même dans l'inconscience.
Je suis devant la pièce d'isolement, vide. J'ai tout d'abord hurlé, puis crié, pleuré pour finir à genoux, la tête dans les mains. Les larmes ont dévalé mes joues et un terrible étau m'a encerclée de toutes parts. J'étais pressée, écrasée. Je caresse le verre comme si une partie de GP-2 avait pu subsister par-delà la vitre. Mais il n'en est rien. L'isolement se trouve bel et bien vide. De rage et de frustration, je lance mon poing dans la fine protection translucide, le verre se fend en un craquement, ma main saigne.
Pourtant, je trouve quelque chose de rassurant dans cette douleur-là. Je ne sens plus rien en moi que la colère. À cet instant quelque chose se brise. Le peu d'humanité qui me restait part en fumée.
Je refuse d'obtempérer. On a beau me battre, me gifler rien n'y fait. Doc me prend par les épaules pour me secouer, comme si ça pouvait mélanger en moi des émotions positives aux négatives qui me hantent. J'ai beau haïr la violence, je reste de marbre. Quand se présente devant moi un cobaye nain, je ne me dessaisis pas de mon objectif : ne plus jamais coopérer. Ils ont beau le frapper, cogner de toutes leurs forces contre le malheureux, je reste de glace. Ce n'est pas GP-2, elle ne reviendra plus, elle est partie à jamais. Je ne ressens plus aucune pitié. Même quand il tombe dans l'inconscience, je ne suis pas émue, je ne suis plus capable de souffrir pour qui que ce soit. Ma propre souffrance est déjà bien trop lourde pour mes épaules trop étroites. Le nain finit par tomber sous les coups de ses tortionnaires, mais moi on ne me touche plus. Pour je ne sais quelle raison, ils ont besoin de moi. Chaque jour de nouvelles victimes, chaque jour des regards suppliants. Je les hais pour ce qu'ils essaient de me faire faire, même si ces pauvres bagnards n'y sont pour rien et ne demandent rien de plus que la fin de leur souffrance.
Cela ne fait que quatre jours que GP-2 est morte, pourtant en moi il n'y a plus de peine ni de chagrin. Seule règne cette colère sournoise.
– Je te jure que je lui ferai payer, GP-2. Je t'en fais la promesse.
Les pas qui d'ordinaire viennent me chercher restent devant la grille de fer. Avec eux, une nouvelle paire de bottes impeccablement cirées. L'homme qui les porte est bedonnant, une fine moustache ourle sa lèvre supérieure et ses cheveux sont lustrés vers l'arrière par la gomina. Son nez, des plus proéminents, me fait penser au groin d'un porc.
– Voici, le spécimen dont je vous ai parlé. Avec une anomalie comme celle-ci, vous allez être la coqueluche de tout Paris
– Voyez-vous, en fin de semaine prochaine j'ai une garden party au palais de Versailles avec toute la cour, je ne tiens pas à passer inaperçu. Je pensais plutôt à un nain ou un lilliputien.
– Voyez-vous, il est courant de voir des nains accompagner leur maître à la cour. Mais ce spécimen-ci est très rare. Il s'agit d'une authentique albinos, vous pouvez le voir à ses cheveux blancs et ses prunelles rouge sang.
– C'est vrai que je n'en ai jamais vu ailleurs. En avez-vous d'autres ?
– Non, c'est la seule de notre institut. De plus, elle est tout de même d'une grande beauté malgré sa tare. Vous frapperez plus fort les esprits avec une anomalie comme celle-ci plutôt que ces passe-partout.
– Cher ami, vous avez eu une excellente idée que de me montrer ce phénomène. Je viendrai la chercher en fin de semaine, le temps que vous la débriefiez. Je n'ai jamais eu à me plaindre de votre travail, ni de vos cobayes.
– Celle-ci étant unique, nous la vendons plus chère que d'habitude.
– Votre prix sera le mien.
Ils s'éloignent tout en bavardant du coût de ma misérable vie. Ils sont méprisables, tous autant qu'ils sont. Ma vie est sur le point de changer pour toujours. Je vais quitter cet endroit maudit pour une prison différente. Parce qu'après tout, les gens comme moi ne peuvent vivre en liberté parmi les humains normaux, nous les sous-humains, les tarés, les difformes, les rats.
C'est la fin de cette vie ici, mais un nouveau commencement peut être plus cruel. Je ne sais pas si je dois ou non être heureuse de partir. Je vais être exposée comme une bête aux regards de tous.
– GP-2, tu me manques tellement, si tu savais. Je t'ai fait une promesse, mais voilà qu'elle se trouve compromise par mon départ. Ou peut-être s'en trouvera-t-elle favorisée ? Peut-être serais-je plus libre de mes mouvements ? Mon amie, je te vengerai.
Quoi qu'il advienne, elle restera toujours vivante dans mon âme et mon cœur.
L'après-midi même, on m'emmène dans le bloc opératoire. Je suis anxieuse, je l'avoue, alors que je marche en direction de Doc. Je ne tenterai rien. Mes poings sont serrés, traçant dans mes paumes de petits croissants de lune. Au-dessus de ma tête, une ampoule est en train de rendre l'âme. Maintenant que je sais que je vais quitter cet endroit pour ne jamais y revenir, je m'attarde sur tous les petits détails qui ont peuplé mon quotidien. Ceux auxquels je n'avais jamais accordé la moindre importance, comme si cet endroit allait me manquer.
– Assieds-toi, KO-8.
Malgré tout, je reste debout. L'esprit ailleurs, le regard perdu dans l'immensité du mur blanc où se projettent les ombres.
– S'il te plaît, KO-8, assieds-toi.
J'obtempère et m'assois dans le fauteuil en face du bureau de Doc. Je prends conscience que c'est l'une des dernières fois que je me tiens à cette place.
– Tu as vu Monsieur Harnois.
– Vous voulez parler du monsieur bedonnant avec lequel vous avez discuté de mon prix ?
Son visage s'est comme adouci. Comment un être sans conscience et sans cœur peut-il s'adoucir si facilement ?
– Ne sois pas fâchée contre moi. Je te donne une perspective d'avenir. Je te donne une chance ultime de sortir de ces murs.
Je secoue la tête, un air navré peint sur le visage.
– Vous croyez vraiment me faire avaler que tout ceci est pour mon bien ? Quel bien y a-t-il à devenir la bête de foire de cet homme ? Que savez-vous de la manière dont il traite les Exclus comme moi ? Vous n'en savez rien ! Vous n'êtes pas l'un des nôtres. Depuis le temps que je vis ici, j'ai entendu des histoires terribles sur la vente des Exclus.
Parfois, elles se font aux enchères, pour les spécimens les plus recherchés et les plus rares. Leur prix défie l'imagination. Mais quand leurs maîtres n'ont plus besoin d'eux, ils s'en débarrassent ou les entreposent comme des objets derrière la vitre d'un musée. Plutôt mourir que de devenir l'un d'entre eux !
– Je suis là pour t'expliquer ton rôle et la manière dont les choses vont se dérouler.
Devant mes poings serrés et ma mâchoire crispée, il se tendit un peu, comme si j'allais briser mes liens et lui sauter à la gorge. Chose que j'aurais faite volontiers si ces sangles ne meurtrissaient pas mes poignets. Il poursuit :
– Tu seras bientôt la propriété de ton maître. Cet homme sera Monsieur Harnois. Tu lui devras respect et soumission, peu importe ce qu'il réclame de toi. Je te connais suffisamment pour savoir que tu es très intelligente. Tu sauras où sont tes avantages et quand il te faudra obéir. Dans le cas où tu ne correspondrais pas aux attentes de Monsieur Harnois, tu seras ramenée ici, où tu mourras dans ta petite cellule. Les expériences se multiplieront et il ne te sera faite aucune miséricorde.
– Parce que vous avez déjà eu pitié de vos cobayes peut-être ? Vous nous avez humiliés sous votre main, nous rabaissant à un état presque animal.
– Crois-moi KO-8, ce que j'ai fait cet après-midi, tu m'en remercieras quand le moment sera venu.
– J'ai fait une promesse à GP-2. Je lui ai promis que je vous ferai payer pour tout ce que vous lui avez fait subir au nom de la science.
– Tu m'as déjà rendu bien amer par ton comportement. Mais maintenant toute guerre entre nous est terminée. Je te libère de cet endroit pour te donner une perspective de vie ailleurs et pour cela, tu devrais me remercier. Mais je ne me fais pas d'illusion, ces choses prennent du temps, beaucoup de temps. Voudrais-tu savoir quel est ton vrai nom ?
J'en meurs d'envie, mais je n'ose pas, je ne veux pas lui laisser le plaisir de me sentir reconnaissante envers lui. Envers celui qui me dévoilera la partie la plus importante de mon passé : mon patronyme.
– Alors veux-tu le savoir ?
– Non, ce n'est pas la peine, vous m'avez arraché ma vie d'avant, vous en avez effacé la moindre trace, donc à quoi me servirait mon prénom maintenant ? Si je veux un prénom je me le choisirai moi-même : un nom qui me ressemble.
– Je me suis dit que cela pourrait t'aider à te sentir plus humaine.
– Je SUIS humaine, avec ou sans prénom. Même si vous m'avez donné un code à la place, je n'en reste pas moins égale à vous.
Je sais que c'est faux. Les Exclus n'ont aucun droit sur cette terre, pas même celui de vivre. Si l'on nous tue, ce n'est pas considéré comme un crime. Aucune sanction, aucune peine, aucun procès, rien.
– Séléné, déesse de la lune. C'est ton nom.
Je reste pantoise, je n'ai rien à dire. Dans ma tête, le vent balaie mes pensées. Il ne reste que ce nom qui est à présent le mien : Séléné.
Je suis retournée derrière les barreaux de ma cage, plus calme que jamais. À présent, je n'étais plus KO-8 mais Séléné. Issue de la déesse de la lune, sûrement pour faire allusion à ma longue chevelure argentée qui, depuis les chirurgies, a repoussé. C'est une nouvelle vie qui commence. Au-delà de ces murs, je serai Séléné, au-delà de ces murs, je serai quelqu'un d'autre, au-delà de ces murs, je me vengerai de Doc.
La fin de la semaine approche à grands pas, je n'ai pas vu les jours défiler. Je ne revois plus le Doc, ni la petite gélule rouge vermeille. Plus je réfléchis à ce qui m'attend, plus j'ai peur. Je ne connais rien du monde extérieur, tout ce que je savais de lui a été effacé de ma mémoire. La vie est cruelle et ne me réserve aucune de ses faveurs. Dame Nature a déjà fait de moi le monstre que je suis.
Je rends le pyjama que je porte et le troque contre un ensemble classique blanc déposé par mon acquéreur. Le tissu est souple et caresse ma peau rappée par le tissu grossier de nos combinaisons de cobaye. Quand je passe devant les autres cellules, je ne peux m'empêcher de regarder dans celle de GP-2, bien que je sache que je ne la verrai plus jamais. Cependant, elle reste dans un coin de mon esprit, toujours vivante. Chacun a un petit mot d'encouragement ou d'adieu. Personne ne sait vraiment ce qu'il y a dehors, seuls les on dit règnent en maîtres. Je suis à la fois plainte, et terriblement enviée.
Je ne sais pas de quoi j'ai réellement envie : sortir d'ici ou rester entre ces murs que je connais par cœur et qui m'apportent une certaine sécurité. Je m'aventure dans des couloirs jamais vus auparavant. On me bande les yeux, et je sens sur mon visage l'air frais de ce mois de mai. Ça y est, une page se tourne, je laisse derrière moi des centaines de cobayes qui se demandent sûrement ce que j'ai de plus qu'eux pour partir découvrir l'inconnu, l'inespéré.
Je ne me souviens pas d'un quelconque trajet en voiture, seulement que je suis dans l'une d'elles. Le ronronnement du moteur, le léger roulis de la route, tout me le confirme. Derrière le bandeau de velours noir, je ne vois rien. L'air est tiède et sent la menthe. Je n'ai pas revu Monsieur Harnois depuis sa venue. Je me sens observée quoique je ne puisse pas voir autour de moi, je sais que quelqu'un me regarde.
– Nous sommes presque arrivés.
La voix est calme et ferme, trop loin de moi pour que je puisse en sentir le souffle.
Nous descendons de la voiture, sous mes pieds nus le gravier me picote la peau.
Je manque de trébucher à la première marche et une main me rattrape. Je murmure un merci. La main se retire de dessus moi et me laisse progresser à l'aveugle. L'escalier froid et lisse sous la plante de mes pieds semble interminable. Une fois arrivée en haut, j'entends des coups frappés devant moi, à une porte je suppose. Où est-ce que l'on peut frapper d'autre ?
Des doigts habiles dénouent le bandeau qui me masquait la vue. Juste devant moi, par la porte ouverte, un manoir superbe. Au fond de l'immense entrée, un escalier de marbre se sépare en deux parties, l'une partant à gauche et l'autre à droite. Un tapis rouge à liserés d'or dessine chaque marche. La rambarde en pierre est finement ouvragée. Au pied de la montée, un grand tapis cramoisi décoré de fleurs et autres motifs. Je n'ai jamais vu de vraies fleurs, j'aimerais beaucoup en voir. De chaque côté, un chandelier électrique sur pied. Les murs sont couverts de tableaux d'hommes et de femmes à l'air austère. Un lustre majestueux éclaire la pièce d'une lumière vive et aveuglante. Partout des voûtes, des ogives, des balcons en fer forgé et des ornements aux plafonds. Est-ce que tous les bâtiments du monde ressemblent à celui-ci ? Si c'est le cas, j'aimerais tous les voir.
– Te voilà dans la demeure de Monsieur Harnois.
La voix ainsi que la main appartiennent à un homme grand, bâti comme un colosse, avec un visage taillé au couteau, une mâchoire volontaire et deux grands yeux verts.
– Je vous laisse aux bons soins de monsieur Harmony, le majordome. Monsieur Harmony !
Je sursaute. Ce dernier mot ayant été crié juste à côté de mon oreille avec autant de haine qu'il soit possible d'en mettre dans un seul mot.
Un homme sort d'une pièce voisine, un plateau d'argent à la main qu'il dépose sur une console vernie.
– Tiens, tiens, tiens... Qu'avons-nous là ? De son gant blanc, il me redresse la tête d'un seul coup, m'exposant à la lumière vive des éclairages. Je me dérobe de son étreinte, cela le fait rire.
– Je me présente : Rick Harmony, majordome de ces lieux. En se présentant, il esquisse une courbette et claque la langue.
– Je me retire, vous n'avez plus besoin de moi ici. Monsieur Harmony, je vous la laisse. À vous de lui montrer ce qu'elle a à voir et de lui expliquer les règles de vie ici. Je sers déjà de chauffeur, je ne compte pas non plus remplir le rôle de valet.
Sur ce, il tourne les talons et s'en va par une porte adjacente.
– Majordome, pas valet. N'est-il pas charmant ?
Son ton est rempli de moquerie. Je le regarde plus attentivement, à la dérobée. Il n'est ni grand, ni petit, ni fin, ni gros, c'est le genre d'homme qui n'a aucun âge, qui pourrait être né, il y a mille ans comme hier. Ses prunelles sont sombres et ses cheveux coupés courts en une coiffure très stricte.
– Nous sommes en ce moment dans le hall d'entrée. Par ici, nous avons le boudoir pour les éventuelles dames qui viendraient en visite. Au-dessous, nous avons la cuisine, la buanderie ainsi que les machineries de la maison.
Nous avons ainsi fait le tour de la grande bâtisse : à gauche, en haut de l'escalier, la salle de réception suivie de près de la salle de bal ainsi que de la salle de jeux ; à droite, le bureau de Monsieur Harnois dans lequel nous n'avons pas pénétré, la bibliothèque et la salle à manger. À l'étage supérieur, la chambre du seigneur de ces lieux, ainsi que quelques dizaines de chambres avec salle d'eau pour les invités. Enfin, au dernier étage, les chambres de bonne, du majordome, de la gouvernante ainsi que les chambres des Exclus.
– Combien y a-t-il d'Exclus ici ?
– Tu poses trop de questions, tais-toi !
– Vous plaisantez j'espère ! Je viens à peine d'ouvrir la bouche en trois étages, maintenant répondez à ma question !
Il a un sourire franc et des yeux rieurs.
– Je sens que l'on va bien s'entendre toi et moi. Alors... Voyons que je compte les spécimens... Tu dois être la sixième. Nous avons une fille couverte de grains de beauté.
– Cela s'appelle un nævus géant congénital.
– Heu... D'accord, très bien. Il y a un hypertrichose – un tout velu de partout – et un qui a un masque, comment cela s'appelle-t-il déjà... ? Une qui n'a pas de nez... Oh ! Et aussi un homme à six doigts !
– Je vous préviens, je ne compte pas me laisser marcher sur les pieds ! On ne m'appelle pas l'albinos, la blanche, les yeux rouges où je ne sais quoi d'autre ! Je m'appelle Séléné et c'est le seul nom par lequel je veux être désignée. Est-ce clair, Monsieur Harmony ?
De nouveau, le sourire désarmant et les yeux plissés en un rire silencieux.
– Je crois ma jolie que tu te trompes d'ennemi, c'est M Harnois qui vous collectionne, pas moi. J'ai le plus grand respect pour les Exclus, même si je ne vais pas forcément le montrer en public. Séléné ? Comme la déesse de la lune ? Très belle allusion...
Et mon interlocuteur parle et parle encore, ponctuant ses phrases d'un claquement de langue. Une véritable logorrhée. Il ne s'arrête pas, ne serait-ce qu'une seconde, de parler. Au point où je ne peux même plus en placer une. Peut-être justement a-t-il trop peur que je parle ? Enchaînant les sujets de discussions au hasard, je hoche la tête de temps en temps, ne me concentrant vraiment que lorsque cela est réellement nécessaire.
L'arrêt se fait devant une porte en bois peinte en blanc. Il l'entrouvre, avec un sourire malicieux.
– Avant, ferme les yeux...
Il est plutôt amusant à vrai dire. Fatiguant mais très amusant dans sa manière d'être alors j'obtempère. J'entends la porte grincer sur ses gonds.
– Vas-y, ouvre-les.
Devant moi, une petite chambre crème et taupe. Elle a visiblement été refaite du sol au plafond. Elle n'est pas très grande mais suffisamment spacieuse pour être meublée plus que de raison. Visiblement, Monsieur Harnois prend soin de ses bêtes de foire.
– Je suis désolé mais, durant la journée, vous êtes enfermés au dernier étage. Ou alors vous êtes dehors dans les jardins, tout dépend. Mais vous n'avez pas le droit de circuler librement dans la maison. Vous devez également porter des gants, vous n'avez le droit de toucher à rien si vous ne portez pas de gants, c'est la règle.
– C'est complètement stupide...
– Ce n'est pas moi qui dicte les règles, ma jolie. Je te laisse faire connaissance avec les autres Exclus.
– S'il vous plaît, M.Harmony, ne me laissez pas toute seule ici...
Un petit rictus compatissant se dessine à la commissure de ses lèvres mais s'efface presque aussitôt par un claquement sec de la langue. Cela fait plusieurs fois que je remarque ce tic chez lui. Je ne dirais pas que c'est désagréable mais assez agaçant.
– La seule chose que je puisse faire, c'est de te présenter Maya.
Maya est couverte de taches de son et de grains de beauté, parfois énormes. Malgré tout, elle reste fort jolie. Sa peau est mate et ses yeux d'un bleu pâle. Elle doit avoir autour de vingt-cinq, trente ans. Sur son visage se lit une profonde bienveillance.
– Maya, je te présente...
– Séléné.
– Oui, Séléné. Elle vient d'arriver. Je compte sur toi pour la présenter aux autres et pour qu'elle se sente ici chez elle.
– Avec grand plaisir, Harmony.
Il s'en retourne et descend l'escalier en trottinant. J'observe le regard de la dite Maya s'attarder sur le dos du majordome plus que de raison, juste quelques secondes de trop. Serait-ce par méfiance ?
– Harmony est un homme très gentil et à l'écoute des autres. Tu verras, jamais il ne fera passer ses intérêts avant les tiens. Je suis Maya, ravie de te rencontrer. Monsieur Harnois ne parle que de toi depuis qu'il t'a vue. Je te préviens qu'il y a parfois de la jalousie et des tensions au sein des exclus.
– Pourquoi y aurait-il des jalousies ? Après tout ne sommes-nous pas tous dans la même galère ?
– Le spécimen préféré de Monsieur Harnois a le droit à des traitements de faveur. De plus, il sort aux soirées et a la possibilité de rencontrer du monde. Ils t'attendent dans le salon. Nous avons un salon pour nous où nous ne sommes pas obligés de porter nos gants. Il est petit mais confortablement meublé.
Elle m'entraine un peu plus loin dans le couloir. Avant qu'elle n'ouvre la porte, je la retiens par le bras.
– Et s'ils me repoussaient ?
Elle fixe son regard dans le mien et m'avoue d'un air désolé :
– Ils te repousseront.
Je suis à la fois choquée et reconnaissante de son honnêteté.
– Alors pourquoi pas toi ?
– Parce que je me souviens de ma première journée ici : un endroit inconnu, des personnes étrangères... Je sais ce que cela fait de se retrouver dans ta situation.
Inévitablement, elle poussa la porte. En haut d'une échelle de la bibliothèque, le tout velu comme l'appelait Harmony était en train de lire la quatrième de couverture d'un gros livre brun. À mon entrée, prenant grand soin à ne pas tourner la tête vers nous, il est resté comme figé en haut de son échelle.
J'avise sur une banquette la femme qui n'a pas de nez. Quel âge peut-elle avoir ? Cinquante ans ? On voit sur son cou, la peau commencer à se distendre, les traits légèrement tombant et les fines ridules autour de sa bouche pincée en une ligne sévère. Sur ses genoux, un petit garçon de sept ans à peine, le visage comme masqué, les yeux profondément enfoncés derrière une peau plus pâle que le reste du visage, ne laissant que la lèvre inférieure et le menton en retrait. Le dernier doit être celui qui a six doigts mais ses mains sont derrière son dos. Jeune, mon âge environ, peut-être un peu plus.
Désignant le tout velu :
– Voici Tihn, un hypertrichose, le petit garçon là c'est Ange, notre doyenne Emma et Ever. C'est Emma qui est arrivée la première, suivie par Tihn, puis moi, Ange, Ever et enfin, toi ! Bienvenue !
Personne ne daigne me saluer ou même me regarder d'un air amical. Je n'ai le droit qu'à des regards torves ou méchants, excepté de la part d'Ange, petit garçon souriant. Je fais quand même un effort surhumain pour me présenter à eux, décidée à ne pas me laisser faire par leurs manières de rustres.
– Je suis Séléné. Je ne connais pas mon âge, ni d'où je viens.
Quelqu'un grommelle dans son coin tandis qu'Emma plus directe me lance avec morgue :
– C'est le cas de tout le monde ici, qu'est-ce que tu crois, que l'on a une carte d'identité ?
Je ne m'attendais à aucune gentillesse mais pas à autant de haine de la part de gens qui sont mes semblables.
– Ce qu'Emma veut dire, c'est que nous venons tous de l'institut duquel tu es partie aujourd'hui. Monsieur Harnois est très fidèle à Doc.
À l'évocation de Doc, mon cœur se serre et mes tripes s'agitent, je ne l'oublie pas, ma vengeance dort seulement.
– Tu devrais aller te changer et mettre la tenue que Monsieur Harnois a fait préparer.
Je ne me fais pas prier et sors aussitôt de la pièce, fermant la porte derrière moi. Je m'attarde quelques instants, l'oreille collée à cette dernière.
– Pour qui est-ce qu'elle se prend de débarquer comme ça ? Et je me présente, et je minaude...
– Elle se croit supérieure à nous par ce que Monsieur Harnois l'a choisie ? Eh bien, elle va vite déchanter la jolie !
– Ne soyez pas trop durs envers elle, elle doit être terrifiée d'être ici.
– Je ne veux même pas qu'elle m'adresse la parole ! De toute façon, je ne lui répondrai même pas.
Je me sauve pour ne pas en entendre davantage. Je suis blessée au plus profond de mon âme. Je m'effondre sur mon lit, en larmes. Qui aurait cru que la vie se montrerait aussi cruelle envers moi ? Dame Nature a été suffisamment sévère pour que mes semblables n'en rajoutent pas une couche !
De petits coups frappent à la porte. Je n'ai pas envie de répondre. Je veux qu'on me laisse tranquille. Je ne veux voir personne. J'entends la porte s'ouvrir.
– Pourquoi tu pleures ?
Une petite voix, haut perchée, la voix d'un petit garçon n'ayant pas encore mué.
– J'ai fait un dessin pour toi. J'ai voulu te dessiner, mais je n'avais pas de crayon blanc pour faire tes cheveux, du coup, je les ai faits gris...
Je redresse la tête et essuie mes larmes avant de me retourner. L'innocence d'un enfant.
– Ils n'ont pas été gentils avec toi, c'est pour ça que tu pleures ?
Je baisse la tête, devenue timide devant un petit garçon qui doit avoir le tiers de mon âge seulement. Il me tend un dessin, un petit chef-d'œuvre pour un garçon de cet âge-là. Il m'arrache un sourire du bout des lèvres. Je m'approche et l'embrasse sur la joue.
– Tu es jolie. Moi, je t'aime bien !
Je passe une main dans ses cheveux noirs ébouriffés.
– Moi aussi je t'aime bien, Ange. Dis, tu veux bien garder un secret ? Ne dis à personne que j'ai pleuré d'accord ? Tu es gentil.
Il hoche gravement la tête, comme si cette ultime promesse scellait nos deux esprits par un serment de la plus haute importance.
– Je vais m'habiller, on se voit tout à l'heure ?
Un sourire franc, un petit geste de la main et le voilà reparti fermant la porte avec soin
Il est sept heures moins le quart. Plus que quinze minutes avant l'heure du repas. Il se prend dans le salon, transformé en salle à manger. Je ne me vois pas manger avec les autres Exclus. J'ai peur de leurs remarques, de leurs regards et de ce qu'ils pensent. Personne ne m'a jamais détestée, c'est tout nouveau pour moi. Lorsque j'étais à l'institut, les gardiens nous malmenaient mais ça n'avait rien à voir. Nos deux mondes étaient différents même si je leur en voulais pour ça. Oui, nous étions battus, oui, nous étions méprisés, mais ils étaient différents de nous - ou plutôt nous étions différents d'eux. Là, ce sont mes propres semblables qui m'attaquent. Seuls Ange et Maya sont avec moi. Les autres me haïssent, je le vois dans leurs regards et dans la raideur de leurs gestes.
J'ouvre l'armoire en grand. De part et d'autre, des tiroirs de sous-vêtements ou de gants. Au centre, la penderie se compose de vêtements, principalement des robes blanches. Certaines sont courtes, d'autres longues. Je me saisis de l'une d'elles et l'enfile à la hâte. Je ne prends pas la peine de m'attacher les cheveux et les laisse tels qu'ils sont. Pas de chaussures. Le plancher craque sous mes pieds tandis que je rejoins la salle pour l e dîner. Elle est déserte à cette heure-ci. À peine quelques minutes passent lorsque Harmony entre, un plateau de service à la main. Il me regarde d'un air plutôt inquiet.
– Est ce que tout va bien, beauté ?
Je souris à sa remarque, ce n'est pas la première fois qu'il a un mot gentil pour moi et, en ces temps difficiles, cela me touche.
– Oui, ça va très bien.
– Menteuse, je le vois sur ton visage... Ils n'ont pas été tendres avec toi, n'est-ce pas?
Je secoue négativement la tête.
– Laisse-leur le temps, ce ne sont pas de mauvais bougres.
Maya entre à ce moment-là, dans une robe jaune pissenlit qui lui va à ravir. Je remarque à nouveau ce regard étrange que pose Maya sur le majordome. Ces quelques secondes de trop où son regard se voile. Harmony pose son plateau et vient se coller tout contre elle, l'agrippant par la taille.
– Harmony !
Elle le sermonne, mais elle rit tout à la fois. Le rouge vient empourprer ses joues mouchetées. J'ouvre de grands yeux ronds, comment ai-je pu me méprendre sur la nature de son regard ?
– Harmony et moi... Enfin, nous sommes...
– Disons que Maya est l'amour de ma vie. Mais attention ! C'est un secret. Si cela venait à se savoir, je serais renvoyé de la maison et je ne la reverrais plus jamais.
Je ne m'y trompe pas : derrière sa pose exagérément dramatique, il a réellement peur de la perdre. Son bras s'enroule de manière encore un peu plus possessive autour du corps de Maya.
– Il n'y a que les exclus qui sont informés, comme tu es l'une des nôtres, tu es en droit de le savoir.
Je bougonne entre les dents :
– L'une des vôtres... Ce n'est pas l'avis de tout le monde.
Maya s'écarte d'Harmony et vient me prendre les mains.
– Parfois ils ont des paroles dures et blessantes mais ils t'accepteront avec le temps. Il ne faut pas leur en vouloir, ils ont tous tellement souffert.
– Je n'y suis pour rien ! Et ils ne sont pas les seuls à vivre dans cet enfer. Pourquoi ne pas se soutenir les uns les autres ? L'instinct naturel voudrait que nous nous aidions mutuellement au lieu de quoi ils sèment la division.
– Ce que je veux dire, c'est que ce qui t'attend ici n'a rien à voir avec ce qui a pu arriver à l'institut. Ce n'est pas le même genre de souffrance. Ici, la souffrance physique n'existe plus.
– Je n'ai pas demandé à venir ici, ni même à venir au monde. Ma mère aurait mieux fait de me tuer à la naissance au lieu de me faire endurer tout cela !
Lorsque les mots franchissent ma bouche je me choque moi-même de tant d'amertume. Je n'ai aucun souvenir de ma mère et pourtant mes propres mots me font mal. C'est au tour d'Harmony d'approcher. Il me fait asseoir sur la banquette.
– Que de paroles amères. Séléné, parfois la vie nous impose des choses que l'on n'aurait jamais dû vivre, mais elle nous réserve aussi de belles choses. Pour moi, ce fut de voir Maya pour la toute première fois. Elle n'avait pas vingt ans, elle était esseulée comme toi. Je l'ai rassurée et, finalement, elle a cru en nous. Maintenant, c'est à toi de te persuader qu'il y a des endroits inexplorés en toi. Des endroits magnifiques comme l'est le jardin de l'amour.
– Ces endroits n'existent pas ailleurs que dans notre esprit. Certains se concrétisent, mais pour la plupart, ils meurent avec nous.
Maya tourne mon visage vers le sien pour vriller ses prunelles dans les miennes.
– Séléné, quel est ton souhait le plus cher ?
J'hésite un petit moment avant de confesser mon envie la plus intime :
– Je veux me venger de Doc.
– Et une fois ta vengeance exécutée, penses-tu pouvoir être heureuse à nouveau ? Sauras-tu vivre pleinement, seras-tu capable d'apprécier la vie ?
La conversation s'arrête là. Emma, la sans-nez, vient d'entrer avec Ange dans les bras. Ce dernier remue pour descendre et venir s'asseoir à côté de moi sur la bergère. Quant à Emma, elle s'en va s'asseoir à une des extrémités de la table et je me dis aussitôt que je ferais bien de me mettre à l'autre extrémité.
Ils parlent un long moment, excepté Ever qui ne desserre pas les dents, ses six doigts cramponnés à sa fourchette. Je suis mise à part, personne ne m'adresse la parole. Seule Maya me lance un sourire de temps en temps de l'autre côté de la grande table.
J'évite de regarder Tihn manger, il en a plein les poils et cela pourrait le mettre mal à l'aise. Malgré leur méchanceté à tous, je fais de mon mieux pour être conciliante et surtout me fondre dans le décor. La nourriture servie ici doit être nettement meilleure que celle servie à l'institut, seulement je suis tellement amère que tout dans ma bouche semble avoir le même goût. Je n'ai même plus faim. Je ne touche pas à la part de tarte aux pommes servie en dessert et l'offre à Ange.
– En plus, elle se permet de ne pas finir son repas...
C'en est trop ! La goutte fait déborder le vase ! Je me lève de ma chaise, lance ma serviette sur la table et me mets à hurler laissant éclater cette colère trop longtemps contenue.
– J'en ai marre ! Pour qui est-ce que tu te prends pour me mépriser de la sorte ? Pourquoi est-ce que tu t'en prends à moi au juste ? Tu es pétrie de haine, qu'est-ce que je t'ai fait ?!
J'ai toujours eu un sale caractère. Généralement il ne faut pas trop me bousculer. J'ai fait preuve de patience, mais je ne compte pas me laisser marcher dessus par une femme qui n'est pas fichue de voir que l'on appartient à la même catégorie, nez ou pas.
– Regardez comme elle est impulsive ! C'est qu'elle serait violente en plus !
Je déteste quand on parle de moi à la troisième personne, comme si je n'étais pas là ; ça me rappelle les gardiens qui nous emmenaient au bloc. Cela me met dans une colère noire. La guerre est déclarée. Je me dirige d'un pas vif vers elle. Emma, en essayant de se lever dans la précipitation, manque de tomber de sa chaise.
– Tu as peur ? Tu as raison, maintenant fous-moi la paix si tu ne veux pas que mon poing aille s'écraser là où il devrait y avoir ton nez !
J'ai parlé bas, sur le ton de la menace et j'entends un murmure parcourir les Exclus.
– Silence, vous !
Je dois absolument me faire respecter ou ils vont me dévorer. Je jette un dernier regard vers Emma, puis tourne les talons, direction ma chambre où je m'effondre en pleurs, de rage et de nervosité.
Pour un tout premier repas commun, c'est une véritable catastrophe... Mais je me devais d'être ferme. Peut-être suis-je allée trop loin en pointant du doigt sa difformité. Après tout ne m'appelait-on pas l'albinos ? Je reconnais que j'avais horreur de cela. C'est sûrement pour cela que je l'ai fait avec Emma, pour me venger de ma propre souffrance. Je jette ma robe en boule dans un coin, enfile une blouse de nuit et me roule en position fœtale dans mon lit. Je commence malgré moi à cogiter, mon esprit tournant en rond. Je revois chaque instant du repas. Je refais les répliques en changeant les mots. J'invente une issue différente même si cela ne sert à rien. Je me tourne et me retourne sans arrêt sur le matelas. J'avise l'heure d'un regard. Il est minuit passé. Je repousse les couvertures au pied du lit et me lève sans faire de bruit. J'aimerais sortir un peu, prendre l'air quelques minutes dehors, seule et libre pour quelques instants.
La nuit est absolument superbe. À l'institut, on ne pouvait jamais faire de virée nocturne comme celle-ci. J'admire les étoiles, perles de cristal épinglées à la toile du ciel, mouchetant ce bleu profond d'éclats argentés. Au milieu d'elles, la Lune. Plus belle que jamais en un croissant parfait. Ma déesse, ma mère.
Le vent souffle dans ma chevelure dénouée. Les feuilles s'agitent dans les arbres et le clapotis de l'eau tout proche calme mon cœur meurtri. J'en veux terriblement à Emma pour toutes les paroles blessantes qu'elle m'a dites. GP-2 me manque plus que jamais. J'aimerais tellement qu'elle puisse assister à ce magnifique spectacle avec moi, seules toutes les deux dans l'immensité de la nuit. Quand j'y songe, GP-2 ne sera jamais quelqu'un d'autre que GP-2. Pas de vie, pas de prénom, juste GP-2. J'aurais voulu qu'elle sente la joie naître en elle lorsqu'elle aurait appris son nom, voir un sourire creuser ses joues en deux fossettes, j'aurais voulu par-dessus tout qu'elle ne tombe jamais malade. Comme une plume ballotée par le vent, je laisse son souvenir hanter mon esprit.
– Que fais-tu ici ?
Je me retourne d'un bond, prise par surprise par la voix masculine derrière moi.
C'est l'homme de la voiture.
– Je... Je suis désolée, je voulais seulement prendre l'air quelques minutes.
– Tu peux rester, il n'y a que moi et la nuit ici. Je surveille la maison toutes les heures. Comment est-ce que tu t'appelles ?
– Séléné.
– Séléné ? D'où est-ce que ça vient comme prénom ?
Je pointe le doigt droit sur la Lune :
– De là. Séléné est le nom de la déesse de la lune.
– Pourquoi t'avoir donné ce prénom ?
Il semble déstabilisé, cela m'étonne et m'amuse tout à la fois.
– Tu n'en as vraiment aucune idée ?
Il se rembrunit à ma question. Monsieur doit être très susceptible. Il prend un ton bourru :
– Si je pose la question, c'est que je n'en sais rien.
– Je suis albinos de naissance. J'ai les cheveux blancs, la peau pâle et je suis dénuée de toute couleur d'iris, je pensais que tu l'aurais remarqué.
Il garde le silence et moi aussi. La nuit est fraîche et l'air sent l'orage. Je marche sur les quelques pas japonais qui mènent à l'étang. Il se passe une main dans les cheveux.
– Et toi comment t'appelles tu ?
– Ayden.
Étrange, je le tutoie comme si je le connaissais depuis toujours, sans gêne.
– Et quel rôle as-tu dans cette maison Ayden ?
Son patronyme est doux à prononcer et caressant sur la langue.
– Je suis le veilleur de nuit de la maison, et le garde du corps des Exclus lors des réceptions. Chauffeur à mes heures perdues.
– Pourquoi les personnes comme moi devraient-elles avoir des gardes du corps ? On était traité comme des rats de laboratoire, la mort, les coups et les châtiments étaient habituels, alors je ne vois pas très bien de quoi tu devrais nous protéger.
– Mais ce temps-là est révolu. Ni toi ni les autres n'êtes à l'institut. Vous êtes comme une collection pour les maîtres. Vous êtes ce qui leur apporte le prestige, il n'est pas rare qu'il y ait des agressions, voire des meurtres, par pure jalousie !
Je reste choquée par ses paroles, et quelque peu blessée dans mon amour-propre. Je ne suis pas une pièce de collection ! Il semble ne pas savoir quoi faire de ses mains...
– Nous ne sommes pas des objets !
– Je sais, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Tu sais, j'entretiens une relation toute particulière avec les différents Exclus. Nous sommes tous habitués à nous côtoyer régulièrement. S'il te plaît, ne me place pas du même coté que Monsieur Harnois ou Doc.
La question me brûle les lèvres :
– Qui est Emma ?
– Ha... Emma ! Mystérieux personnage, n'est-ce pas ? Ne prends pas à cœur tout ce qu'elle peut te dire, elle a énormément souffert.
– Tous. Nous avons tous énormément souffert.
– Personne n'a autant souffert qu'elle. Je ne peux pas t'en dire plus, mais sache qu'elle est sûrement l'Exclue la plus malheureuse de cette maison. Vous avez tous vécu des choses atroces, mais Emma...
Je ne veux trouver à Emma aucune circonstance atténuante. De petits poissons nagent dans les eaux troubles de l'étang faisant onduler la surface de l'eau. Plus loin, le vent agite la bambouseraie faisant plier les feuilles contre leur gré.
– Ton œil sur moi ouvert, muré dans un silence religieux, tu me scrutes depuis les cieux. Je t'admire, reine dans l'immensité de la nuit, visage pâle à minuit. Tu es ma mère, ma déesse.
– Paul Earl.
– Pourquoi est-ce que je m'en souviens ? Ma vie a été balayée, je ne devrais pas m'en souvenir.
– Il arrive que des Exclus se souviennent de bribes de choses sans importance. Un visage, un texte, un numéro de téléphone. Ce texte touche de près à ta vie, peut-être est-il resté gravé dans ton esprit.
– Qui est Paul Earl ?
– Un écrivain très connu, quoique quelque peu oublié ces derniers temps. Il n'écrit plus beaucoup, mais nombre de ses écrits sont mondialement reconnus.
Je ferme les yeux, essayant vainement de mettre une impression, un sentiment ou même un lieu sur ce texte. J'écoute tous les éléments qui m'entoure prenant conscience de la terre, du bruit de l'eau, du vent dans les bambous, mais rien ne se passe, la feuille de mon esprit reste blanche, vide.
– Tu ferais bien d'aller te coucher Séléné, demain sera une journée pleine d'épreuves pour toi.
Je jette un dernier coup d'œil à la petite mare avant de m'en retourner. Je sais maintenant que des vérités d'autrefois peuvent jaillir à tout moment du néant.
– Bonne nuit.
– Bonne nuit, Séléné.
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