La préparation
– Ce soir, il y a une réception en ton honneur. Tous les Exclus de la maison doivent être présents. Il y aura des gens principalement de peu d'importance, rassure-toi.
Maya était entrée dans ma chambre quelques instants plus tôt, excitée comme une puce à l'idée de m'annoncer la grande nouvelle.
– Tu verras, il y a des montagnes de petits fours, de pâtisseries et aussi du champagne, du vrai champagne, tu imagines ? J'ai tellement hâte d'y être, tu vas voir ce genre de réception est formidable.
Je suis dubitative. Notre vie a été achetée au prix fort et maintenant nous appartenons au maître. Des potiches, voilà en quoi on nous a transformés, de vulgaires objets de contemplation. Je passe donc de rat à potiche, je ne suis pas sûre de pouvoir m'en réjouir.
– Je ne suis pas certaine d'en avoir très envie...
– Tu sais, ce genre d'événement n'a pas lieu souvent... Il y aura, certes, des moments gênants ou désagréables, mais ce sera une soirée magique. Tu es très jolie, Séléné, je suis sûre que tu leur plairas.
– Je ne veux pas leur plaire, Maya. Je n'ai pas besoin d'avoir l'approbation de ces gens pour être heureuse.
– Tu n'as pas le choix.
Je tourne la tête, boudeuse. Cela m'angoisse de savoir que je serai ainsi exposée à la vue de tous, comme mise à nue devant des étrangers. Ils vont regarder ma tare, observer ma maladie, la commenter, voire la trouver repoussante.
En fin d'après-midi, Harmony monte dans ma chambre m'apporter une robe blanche. Je me cache derrière le paravent pour l'essayer, Harmony attendant patiemment pour les éventuelles retouches.
– Ce soir, le maître voudrait que tu aies les cheveux attachés. Tu as besoin d'aide ou cela ira ?
Bien que j'ai fini de m'habiller, je reste derrière les panneaux protecteurs. Je n'ose pas sortir. Les manches courtes dévoilent mes longs bras d'un blanc farineux ; le col carré révèle ma gorge.
– Séléné, est-ce que ça va ?
Je l'entends approcher, d'un pas précipité.
– Oui, ça va, je m'habille.
Cette robe légère, sur moi, souligne tout ce que je déteste et, par la même occasion, chacune de mes angoisses. La soirée de ce soir devient plus réelle à mes yeux, et cela me terrifie.
– Séléné, tu ne dois pas avoir peur.
Il contourne le paravent pour venir se saisir de mes mains avec un claquement de langue sonore.
– Dis-moi ce qui t'effraie.
C'est plus fort que moi, je m'effondre en larmes. De gros sanglots s'échappent de ma gorge. Harmony me sert dans ses bras, la tête posée au sommet de mon crâne.
– Tout va bien se passer, tu es en sécurité, rien ne peut t'arriver.
Je le laisse me cajoler. Je me sens si fragile que je me vois déjà tomber en miettes à la première contrariété.
– Tous ces gens vont me regarder, me trouver répugnante ou se moquer, je ne veux pas d'une telle cruauté.
– Non, Séléné, pas du tout. Les gens n'auront d'yeux que pour toi certes, mais parce que tu es tout ce qui les repoussent et tout ce qu'ils admirent à la fois. Tu es porteuse d'une maladie mais tu es tout de même magnifique. Il n'y a rien de plus célébré dans ce monde que la beauté or toi, Séléné, tu es belle à damner un saint. Maintenant laisse-moi finir de te préparer.
Tandis qu'il monte mes cheveux en un volumineux chignon élaboré, j'entreprends de lui tenir la conversation.
– Où avez-vous appris à coiffer comme cela ?
– J'ai cinq sœurs. Quand nous étions tous encore sous le même toit, c'était moi qui les coiffais. Je suis l'aîné, peut-être que c'est à cause de cela que j'ai pris ce rôle à cœur.
– N'est-ce pas votre mère qui aurait dû s'acquitter de cette tâche ?
– Malheureusement, ma mère est décédée à l'accouchement de ma dernière sœur. Elle a fait une hémorragie interne. En quelques minutes c'en était fini d'elle.
Je retiens mon souffle, consciente d'avoir remué en lui un souvenir qui ne peut être que douloureux.
– Je suis vraiment désolée, je n'aurais jamais dû poser cette question.
Il eut un sourire en coin comme pour me signifier que rien de tout ce qui était arrivé n'était ma faute. Les événements de la nuit dernière me revinrent à l'esprit. La manière dont j'avais récité, même sans réfléchir, une strophe d'un poème connu.
– Harmony, savez-vous comment on efface la mémoire ?
– J'ai fait quelques recherches pour essayer de rendre la mémoire à Maya mais je n'ai rien trouvé sur le sujet. Que ce soit sur la manière de la lui rendre ou sur la façon dont elle s'est envolée.
– Cette nuit, sans même en avoir conscience, j'ai récité quelque chose qui appartenait à mon ancienne vie mais je ne sais pas comment. Peut-être que si j'y travaillais je finirais par retrouver la mémoire...
– Je ne voudrais pas briser tes espoirs mais Maya aussi a eu ce genre de souvenirs, des écrits ou des musiques, mais les images, elles, n'existent pas. Tu ne pourras jamais reconstruire ta vie d'avant à partir de bribes de souvenirs comme celui-ci. La mémoire est quelque chose de bien trop fragile pour être reconstruite.
– Mais si je me mettais à voir des images ? Est- ce que j'aurais une chance ?
– Je croirais entendre Maya. La fresque de tes souvenirs a été éclatée en un milliard de petits morceaux, réduite en poussière et dispersé par le vent. Elle ne peut pas être recollée. Séléné, il n'y aura pas d'image, pas de souvenir, seulement des choses apprises par cœur, comme quand on apprend à manger ou à faire du vélo... Ce sont des choses qui ne s'oublient pas.
– Tout comme on ne peut pas oublier qui on est.
Il secoue la tête d'un air profondément navré.
– Séléné, si je te dis cela c'est pour toi. La chute de Maya a été terrible quand elle a compris qu'elle ne se souviendrait jamais de sa vie d'avant. Je ne veux pas qu'à ton tour tu plonges dans ce même abîme de désespoir.
Il finit par me maquiller, ne touchant pas à mon teint d'albâtre, noircit mes cils au mascara, mes yeux au kohol, le petit cœur de ma bouche toujours si pâle.
– Tu es superbe, tu veux te voir ?
– Je ne me suis jamais vue dans un miroir.
– Pour cela, tu n'as qu'à ôter le rideau qui se trouve ici, le miroir est en dessous. Je vais te laisser seule, c'est un moment très important quand on se découvre pour la toute première fois.
Certes, je me suis déjà entre-aperçue dans une vitre mais sans jamais voir vraiment celle que je suis. Je me retrouve seule dans la petite chambre. Je reste quelques instants les bras ballant le long du corps. Je suis tellement près du miroir que les doigts me piquent. Je ne me suis jamais vue et j'ai peur de ce que je peux découvrir là-dessous. Je tends la main vers l'épais tissu gris qui recouvre la glace. Je l'effleure à peine puis l'arrache d'un seul coup.
À mon grand soulagement, je ne me répugne pas. Je suis très mince, peut-être trop même. GP-2 m'avait parlé de mes prunelles rouges, elles sont là, d'un cramoisi sombre, illuminant mon visage blême. GP-2 et moi nous nous amusions souvent à nous décrire l'une l'autre. Cela nous permettait d'avoir une petite idée de notre corps. D'épais cils recourbés frangent mes grands yeux et, dessous, un petit nez retroussé sans la moindre tâche de rousseur. La robe blanche que je porte souligne l'absence de pigment de mes cheveux et sculpte chacune de mes courbes. Je prends conscience que je suis belle malgré ma maladie, je suis seulement belle d'une autre manière. Disons que ma beauté est étrange et peu commune. Les gens n'aiment pas ce qui n'est pas commun.
Figée dans le bustier de ma robe, j'attends l'heure. Plus que quelques minutes avant le début de la réception. J'entends les invités en bas, bavardant de sujets et d'autres. Je les espionne depuis le haut des escaliers.
– Séléné ?
Une main bienveillante vient se poser en douceur sur mon épaule. Maya, visage bienveillant, sourire rassurant, me regarde avec compassion, Ange accroché à ses jupons.
– Tout va bien se passer, je t'assure. Par contre, je dois t'informer des règles pour ce genre de soirée. N'enlève jamais tes gants, ne parle pas, si l'on te pose une question fait la muette, quelqu'un répondra pour toi. Ne t'isole jamais, on ne sait jamais ce qui peut arriver ; si tu as vraiment besoin d'être seule, Ayden viendra avec toi. Tu as le droit de manger autant que tu veux, tu as même le droit de danser avec qui voudra de toi. Si l'on te propose une danse, tu es dans l'obligation d'accepter, même si tu es fatiguée ou que ton cavalier pue la sueur. Et surtout, Séléné, surtout écoute tout ce qui sera dit, ce sera ta plus grande arme contre ce monde.
Je la regarde, les yeux agrandis par la peur.
– Et si je ne suis pas à la hauteur ?
D'une main, elle écarte quelques mèches de cheveux de mon visage.
– Tu le seras. Respecte seulement ces quelques règles et tu deviendras l'Exclue la plus convoitée de Paris.
On m'explique le système des sorties par l'escalier principal. J'arrive par la gauche. Harmony annonce chacun des Exclus. À chaque vague d'applaudissements, ma peau se hérisse. Ever, en face de moi, de l'autre côté de la balustrade, me regarde avec un petit air inquiet, comme s'il se faisait du souci pour moi.
– Ever, le virtuose aux six doigts.
Il descend lentement les marches, une à une, ses mains à six doigts de part et d'autre de son corps. Je déglutis à grand-peine.
– Séléné, fille de la déesse de la lune.
Mes bras se couvrent de chair de poule, bien qu'il ne fasse pas froid. Je vois des centaines de regards braqués sur moi. Je me force à garder mon calme, essayant d'apaiser les battements effrénés de mon cœur. Une salve d'applaudissements m'accueille. Monsieur Harnois me fait signe d'approcher.
– Mon cher, je vous présente ma dernière trouvaille, une albinos, spécimen extrêmement rare de nos jours.
– Voilà qui est absolument fantastique !
Il me regarde de pied en cap, tournant autour de moi comme un lion autour de sa proie.
– Où diable l'avez-vous trouvée ?
– Toujours chez ce cher Doc. À vrai dire, je ne me fournis que là-bas, il a une panoplie de toutes sortes d'Exclus. Mais, il faut pouvoir y mettre le prix. Celle-ci m'a coûté une véritable fortune.
– Puis-je vous demander combien ?
Monsieur Harnois regarde malicieusement son compagnon avant de lui chuchoter mon prix à l'oreille. L'autre émet un sifflement sonore :
– Eh bien !
– Le voilà justement. Doc, venez voir par ici. Sur ce, il brandit la main comme un enfant de quatre ans dans une salle de classe.
Doc, impeccablement sanglé dans un costume trois-pièces et nœud papillon, apparaît derrière moi et me dépasse.
– Monsieur Harnois ! Quel plaisir d'assister à cette cérémonie.
Il s'incline respectueusement devant le compagnon de ce dernier, puis se tourne vers moi :
– Bonjour Séléné.
Sa voix est douce, suave, dégoulinante d'amabilité feinte. Je le regarde droit dans les yeux, tentant de lui faire passer toute la haine que j'ai envers lui.
– Je suis heureux de voir que tu t'es bien adaptée à ton nouvel environnement. Je meurs d'envie de lui répondre une remarque cinglante, mais je me souviens des règles à respecter, notamment celle de ne parler sous aucun prétexte. Monsieur Harnois me regarde d'un air satisfait, son ventre proéminent bombé de fierté.
La grande salle de réception peut accueillir une bonne centaine de personnes. Bondée, l'air y est irrespirable. Plusieurs fois on me touche les cheveux, caressant les boucles montées en chignon qu'Harmony avait sculptées pour l'occasion. Je cherche dans l'assemblée un visage qui me serait sympathique. Derrière moi, Ayden ne me quitte pas d'une semelle, une coupe de champagne à la main. Quand un plateau passe, il dépose la sienne vide avant de se saisir d'une remplie. Il me la tend.
– Cela t'aidera à ne pas réfléchir.
Je hoche la tête, sans prononcer un mot. Doc me lance un regard réprobateur en biais. Rien que pour le contredire, je bois la flûte cul sec. Ayden me regarde avec des yeux ronds comme des soucoupes. Le champagne me brûle la gorge et, l'espace d'un instant, j'ai l'impression qu'un feu me consume de l'intérieur. Les petites bulles me chatouillent la langue, même après leur passage.
Quand des petits fours passent, mon garde du corps renouvelle sa proposition comme celle de la coupe de champagne. Je me sens plus détendue qu'en début de soirée, la faute en est sûrement à l'alcool. Je me délecte du canapé surmonté d'une généreuse tranche de saumon. Tout autour de moi, tout est plus lumineux, tout est plus grand, tout semble sans importance.
Monsieur Harnois me présente à chaque invité présent, ne manquant pas de préciser l'origine de mon prénom. Je me laisse bercer par le brouhaha ambiant, laissant mes oreilles à l'affût des potins. C'est comme cela que j'apprends que Monsieur Harnois est veuf depuis quelques années, que Madame Griffin va se marier et que Monsieur Coffert est cloué au lit avec une bonne grippe, bref rien de très intéressant.
– Eh bien, tu m'écoutes ?
Je tourne la tête en un sursaut, Monsieur Harnois fronce les sourcils.
– Tu es distraite ! Tâche de te concentrer un peu.
J'essaye de fixer mon attention sur les dires d'une femme ventripotente dont la chevelure blonde est montée comme une sorte de choucroute géante. Je crois que j'approche de ma quatrième flûte, sans compter les coupes de vins, les liqueurs et autres. Peut-être ai-je un peu trop abusé de la boisson. Je me sens flotter sur un petit nuage, tant et si bien que j'ai envie de rire à gorge déployée devant la mise ridicule des uns et des autres. Un léger malaise me prend par les viscères. Ayden comprend mon soudain inconfort et chuchote quelques mots à l'oreille du maître. Nous sortons de la salle de réception la tête haute puis, dans le couloir, nous nous mettons à courir à toute allure jusqu'à la porte des toilettes. J'arrive juste à temps pour rendre le contenu de mon estomac.
Une main me caresse le dos tandis que mes organes se révulsent. Je suis pris de vomissements terribles et l'odeur des commodités y est aussi pour quelque chose. Des gouttes de sueur coulent de mon front, emportant avec elles la poudre d'Harmony.
Ayden essuie ma bouche avec un mouchoir, je tremble de tout mon corps, prise de frissons incontrôlables.
– On a un petit peu abusé des boissons alcoolisées ?
C'est plus une affirmation qu'une vraie question mais j'acquiesce quand même. J'ai honte de m'être laissée avoir aussi facilement. J'ai très froid. Il me redresse par les épaules, ma tête bascule de tous les côtés sans que je puisse la faire tenir droite.
– Séléné, est-ce que ça va ? Je hoche vaguement la tête.
– Séléné, je suis sérieux, est-ce que tout va bien ?
Je me retourne, prise à nouveau de spasmes. Je suis essoufflée, fatiguée et gelée. Je finis tant bien que mal par me calmer et bientôt les nausées ne sont plus qu'un souvenir persistant à cause d'un mal de crâne terrible.
– Interdiction de boire d'avantage ce soir, vu ? Allez, on doit y retourner maintenant!
Nous revenons incognitos dans la vaste pièce peuplée de monde. Je viens me poster aux côtés de Monsieur Harnois. Le maître remarque aussitôt ma présence et me saisit par le poignet pour m'entraîner vers Doc.
– Comme il se doit mon cher ami...
Doc s'empare de ma main gantée pour m'entraîner sur la piste, déjà froufroutante de danseurs.
– La coutume veut que le parrain d'une Exclue lui offre sa première danse – ou partage son premier cigare si c'est un homme.
Au beau milieu de la foule personne ne fait attention à nous.
– Eh bien, Séléné, tu ne réponds rien ? Cela ne te ressemble pas d'accepter les règles.
Un petit rictus moqueur étire la commissure de ses lèvres.
– La vie d'ici n'a rien à voir avec celle de l'institut n'est-ce pas ? Ici tu peux goûter au luxe, voir des gens, te délecter de toutes sortes de mets. Sais-tu pourquoi je t'ai choisie parmi tous les autres ?
Je ne réponds rien, le laissant dans son monologue. Cependant, je ne perds pas la moindre petite miette de ses paroles, consciente qu'elles peuvent causer sa perte.
– Tu as une détermination farouche. On n'a pas le droit de mettre un aussi bel oiseau en cage. Je suis ton bienfaiteur, ton parrain comme Monsieur Harnois l'a dit. Je t'ai donné la chance de pouvoir reconstruire ta vie entre ces murs.
Il me répugne. Se prétendre être mon bienfaiteur, après tout ce qu'il m'a fait endurer, à moi, K0-8 !
– À dire vrai je n'ai pas eu à beaucoup argumenter pour pouvoir persuader. Monsieur Harnois. Il a été conquis au premier regard, tout comme je l'ai été quand ton ancien maître... Bref ! Ça n'a aucune espèce d'importance.
Je retiens dans un coin de ma tête cette dernière information. J'ai donc déjà appartenu à un maître avant Monsieur Harnois, j'ai donc forcément connu une autre institution avant celle de Doc.
– Je crois que tu n'as pas idée à quel point tu es belle !
Tu es belle ! Tu Es Belle !! TU ES BELLE !!!
Ces mots raisonnent dans mon esprit comme un écho. Un éclair blanc passe devant mes yeux, déchirant mon cerveau.
Un visage tout près du mien, juste deux yeux noirs au fond des miens et une bouche qui me dit :
– Tu es belle.
Ma tête semble imploser et mon esprit se fendre en deux. Je perds le rythme de la danse, je lâche les mains qui me tiennent, pressant mes paumes contre mes tempes. La douleur s'en va et l'image avec elle. Troublée, je regarde autour de moi. Doc me scrute d'un air étrange.
Le reste de la soirée se passe en toute quiétude. Mais, au fond de moi, je suis hantée par ces mots : tu es belle. Ils semblent raisonner dans ma tête, au plus profond de mon cœur.
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