Le souvenir

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L'évidence s'est imposée à moi en fin de nuit, juste avant que les nombreux invités s'en aillent. La façon dont l'image avait surgi, déchirant mon cerveau en un éclair, cela ne pouvait être qu'un souvenir. Je monte dans ma chambre en toute hâte, me saisis d'un crayon et de mon bloc à dessin. Je trace de mémoire le visage qui était apparu de nulle part. Les grands yeux noirs fixant un point par-delà la feuille, la bouche entrouverte dans un murmure.

Je descends les marches silencieusement, espérant au fond de moi qu'Harmony ne soit pas encore couché. Je déambule d'une pièce à l'autre. Tout a l'air bien plus vaste la nuit, alors que l'obscurité pèse sur le manoir. Je me perds dans la contemplation des portraits accrochés aux murs.

– On n'est toujours pas dans son lit à ce que je vois.

– Ayden... Toi non plus.

– Seulement, moi, c'est mon travail de ne pas dormir la nuit.

– Comment fais-tu pour me repérer à chaque fois ? Je marche pieds nus pourtant.

Il part d'un rire silencieux.

– Tu respires très fort, on t'entend de la pièce à côté, comme si tu étais essoufflée. Je me souviens d'un coup pourquoi je suis ici.

– Sais-tu où est Harmony ?

À l'évocation de ce nom, il se rembrunit.

– Pourquoi est-ce que tu le cherches ?

– Je dois absolument lui parler de quelque chose. Tu ne le portes pas dans ton cœur, ça se voit.

– Je ne le supporte pas, lui et ses petites manières. Si je voulais le faire tomber, je n'aurais qu'à balancer sa liaison avec Maya et il plierait bagage.

– Tu ne vas pas faire ça ?! Pense à Maya, à la peine que ça lui ferait...

– C'est justement pour cela que je ne le fais pas, pour qui me prends-tu ? Mais je pense qu'elle mérite mieux que ce bouffon de première.

– Mais elle l'aime son bouffon...

– De quoi veux-tu lui parler ?

– Petit curieux.

Je le sens se tendre, et vois sa mâchoire se crisper. À ce que je peux constater, Monsieur est vraiment susceptible.

– J'ai vu une image. Quand je dansais, j'ai eu une sorte de flash, j'ai vu un visage. Je crois qu'il s'agit d'un souvenir.

Il me regarde d'un air perplexe.

– Séléné, pour vous, les Exclus, les souvenirs n'existent pas. Vous êtes comme des coquilles vides. On en a déjà discuté...

Je suis comme blessée d'être comparée à une enveloppe sans âme ni passé, mais je n'en montre rien.

– Mais je suis certaine de ce que j'ai vu. Il y a eu un éclair blanc, une violente douleur à la tête et cette image. Un visage qui me regardait et me parlait...

– Tu es sûre qu'il s'agissait d'un souvenir, tu te souviens de qui est cette personne ?

Je secoue la tête en signe de négation. J'aimerais tellement le convaincre...

– J'ai seulement peur que ce ne soit pas cela et que la désillusion te blesse. Mais ce serait formidable que tu saches d'où tu viens !

Il ne semble pas vraiment convaincu.

– C'était un souvenir pour moi, ça ne fait aucun doute.

– Alors, je te crois. C'est la première fois que ce genre de flash t'apparaît ?

– Oui.

– Comment est-ce que c'est arrivé ?

– Je dansais avec Doc, il m'a dit tu es belle et immédiatement le visage s'est transposé au-dessus du sien avec en prime un mal de tête épouvantable. Cela n'a duré que quelques secondes...

Je réfléchis à ce que je viens de dire. Doc a dit me trouver belle, sûrement par pure cruauté, pour se moquer. Ce n'est pas la première fois que je suis la cible de ses sarcasmes.

– Reste aussi loin que possible de Doc. Pour avoir parlé avec les autres Exclus, ce n'est pas quelqu'un qu'il faille fréquenter si l'on ne veut pas d'ennuis. Allons voir ton cher Harmony.

Nous remontons au troisième étage, prenons d'étroits corridors avant de nous retrouver devant une unique porte en bois vernis. Ayden me précède dans la chambre plongée dans l'obscurité totale. Se saisissant d'un verre d'eau sur la table de nuit il arrose le visage endormi et bouffi de sommeil du majordome. Ce dernier se réveille tout en jurant. Se précipitant sur lui je le vois empoigner le col de sa chemise à deux mains. Le paisible Harmony n'est pas si paisible que cela et cela amuse énormément mon garde du corps.

– Refais-moi cela encore une fois et j'explose ta face.

Puis, se rhabillant de sa dignité, il me regarde avec un grand sourire aimable qui tranche avec sa réaction.

– Harmony, nous sommes venus te voir pour parler des souvenirs.

– Séléné, on en a déjà discuté... Ayden dis-lui, toi.

Son ton est las, fatigué par l'heure avancée de la nuit, il claque la langue avec agacement.

– J'ai vu une image Harmony ; ça n'a rien à voir avec le poème de la dernière fois. J'ai vu un visage. Un vrai visage.

– C'est impossible Séléné, tes souvenirs ont été lavés. Ton cerveau a définitivement oublié.

– Mais bon sang ! Puisqu'elle te dit qu'elle a eu un souvenir, pourquoi ne pas la croire ? C'est elle la mieux à même de le savoir que je sache !

– Toi on ne t'a rien demandé. Tu ne connais rien du sujet.

– Écoute, joli cœur...

Je les coupe dans leur dispute :

– Arrêtez un peu tous les deux. Harmony, je vous jure que ce que j'ai vu était un souvenir. Il y a eu une lumière aveuglante et...

– Maintenant, ça suffit Séléné ! Je ne souhaite pas revenir sur le sujet. Il est tard et tout le monde devrait dormir. Ou presque tout le monde...

Il ponctue sa phrase d'un regard appuyé vers Ayden. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Comment peut-il être aussi étroit d'esprit ? Je me sauve en courant. Avant d'être trop loin pour ne plus les entendre, j'entends la querelle éclater de plus belle.

– Tu ne vois pas que tu lui as fait de la peine, imbécile !

– Je t'interdis de me parler sur ce ton, je suis ton aîné et tu me dois le respect !

J'erre dans le jardin, sans but précis, ne sachant où aller. Il y a un vide immense en moi, glacé, qui me fait mal. Je tente de me raisonner et d'apaiser mon cœur. Il bat si fort que je le sens jusque dans la pulpe de mes doigts. Je pleure, le cœur anéanti par le ton qu'a employé Harmony.

Un craquement me fait me retourner, à l'affût. Je me tourne, honteuse, quand je vois Ayden me regarder depuis un buisson.

– Je t'ai cherchée dans toute la maison... Je ne réponds rien.

– N'écoute pas ce qu'il dit, c'est un crétin. Je continue à garder le silence.

– Séléné, ne te mets pas dans des états pareils, je te jure qu'il n'en vaut pas la peine... Tu veux que j'aille le chercher ?

– Non !

J'ai conscience de ma voix qui tremblote et de mon ton désespéré, mais je m'en moque pas mal.

– Hé, fais-moi plaisir, sèche-moi ces larmes.

Il me tend un mouchoir avec lequel j'essuie mes joues. Je tente de faire un pâle sourire mais l'eau qui perle à mes cils dégringole jusque dans mon cou. J'ai conscience que mon sourire ressemble d'avantage à une grimace qu'autre chose.

– C'est que les relations humaines sont tellement compliquées pour moi depuis que je suis ici... Emma me déteste, les autres, à part Maya et Ange, m'ignorent ou me méprisent ! Et voilà qu'Harmony s'y met... Je n'ai vraiment pas besoin de ça.

– Je comprends...

Il reste face à moi, les bras pantelants comme s'il ne savait pas trop comment réagir.

– Je monte me coucher, et excuse-moi de t'avoir dérangé.

– Ne t'inquiète pas, tu ne me déranges pas et si tu as besoin, je suis là, ok ? J'esquisse un demi-sourire avant de monter dans ma chambre où je m'effondre sur les draps frais sans même me mettre en pyjama, serrant sur mon cœur le morceau de papier où est dessiné le visage de celui qui m'est cher.

La lumière perce par les épais rideaux de suédine, illuminant la pièce de ses doux rayons. Il est plus de onze heures du matin, j'ai dormi presque toute la matinée tellement j'étais épuisée.

Sous la douche, je me délecte de l'eau chaude caressant ma peau, massant mon cuir chevelu de longues minutes. Pour accentuer la blancheur de mes cheveux, on a mis

à ma disposition un shampoing bleu. Je me détends peu à peu, et me prépare pour la journée à venir. Je me sèche aussi rapidement que possible, enduisant mon corps de crèmes et de lotions de soin. J'attrape au hasard une robe, l'enfile, attache mes cheveux encore humides et sors. Au moment où j'ouvre la porte, Harmony, le bras levé, s'apprête à frapper. Je suis encore en colère contre lui, en colère qu'il m'ait blessée. Je le dépasse, prenant garde à ne pas le toucher.

– Séléné, attends.

Il m'attrape par le bras, je me dégage d'un geste, mais tiens la pose pour le laisser parler.

Harmony reprend d'une voix navrée :

– Je suis désolé d'accord ? Je regrette ce qui s'est passé la nuit dernière, j'ai été bête.

Je croise les bras sur ma poitrine, pour manifester que ce ne sont pas ses excuses qui vont changer quoi que ce soit. Il pose ses mains sur mes épaules, mais je ne me retourne pas pour le regarder, je reste de marbre.

Il reprend :

– Séléné, je suis tout ce qu'il y a de plus sincère. J'ai été rude avec toi. J'avais passé une mauvaise journée, très mauvaise même, avec tous les invités et tout ça... S'il te plaît, pardonne-moi. Je suis prêt à te croire si tu peux être plus précise, et s'il y a la moindre chance pour que ce que tu dises soit vrai.

– Vous m'avez fait du mal Harmony... J'en ai plus qu'assez de devoir supporter les humeurs de tout le monde.

– Et j'en suis navré... Séléné, le passé est le passé ; concentrons-nous sur le présent. Je te promets que tu ne feras plus les frais de mes changements d'humeurs. Si tu me montrais ce visage que tu as vu ?

Il me suit jusqu'à la porte de ma chambre où il reste poliment au seuil jusqu'à ce que je l'invite à entrer. Je farfouille parmi les feuilles blanches pour finalement tomber sur le croquis en noir et blanc de celui qui m'a dit pour la première fois tu es belle. Ses yeux sont comme deux lacs d'eau trouble, noirs et profonds. Je tends le dessin à Harmony.

– Très belle esquisse... et très bel homme.

Il me pousse du coude pour me taquiner. Au fond de moi, j'avoue que mon portrait n'est pas déplaisant à regarder.

– Harmony ! Vous êtes là pour me dire si oui ou non vous connaissez cet homme. L'avez-vous déjà vu ?

Il secoue la tête en signe de négation.

– Non, cet homme n'est jamais venu ici.

Je suis déçue, moi qui comptais tant sur lui pour identifier mon inconnu. J'aurais au moins voulu savoir s'il existait bel et bien pour prouver à Harmony que ce n'est pas un rêve mais bien un souvenir.

– Allons, ne sois pas aussi dépitée. Je ne quitte jamais le manoir. Par contre Ayden, lui, voit le beau monde. En espérant que ce gentleman appartienne au nôtre.

– Très bien alors, allons le voir.

Je descends l'escalier et entends le pas léger du majordome trottiner derrière moi.

– À cette heure, il doit dormir, ne t'inquiète pas, tu le lui demanderas ce soir.

Je fais la moue. Je n'aime pas attendre, pour moi c'est quelque chose d'urgent, de pressant comme si ma misérable vie dépendait du nom de cet homme. Je suis surprise que le petit majordome ne cherche pas à se venger de la veille.

J'attends le soir avec grande impatience et celui-ci se laisse désirer de longues heures.

– Ayden ? Ayden où es tu ?

Je chuchote dans la nuit sombre et tiède.

– Est-ce que par hasard tu me cherches ?

Accoudé à un chambranle de porte, un rictus amusé illumine son visage. Je tends la feuille devant moi dans sa direction. La main qui la tient tremble quelque peu. Il ne la prend pas mais y jette seulement un œil. Son visage s'assombrit.

– Oublie-le, Séléné.

Je reste choquée. La bouche ouverte en une protestation muette. Il s'approche de moi et me saisit fermement par les épaules. Il me secoue doucement comme pour me faire réagir.

– Séléné, tu DOIS l'oublier. Tu ne devrais pas te souvenir de quoi que ce soit concernant cet individu.

Il parle comme Doc. Comme si lui aussi voulait que je ne me souvienne de rien.

– Mais je ne peux pas l'oublier, Ayden...

– Séléné, cet homme est marié. C'est un duc qui vient d'hériter de son duché. Oublie-le, Séléné, c'est un ordre !

– Comment s'appelle-t-il ?

– Séléné, ce n'est pas un homme pour toi, peu importe ce que te disent tes souvenirs.

– Je répète ma question : comment s'appelle-t-il ?

– C'est le Duc Prévôt. Antoine Prévôt. Tu es satisfaite, tu as le nom de ton héros ?! Il se retourne et s'en va furieux.

– Ayden ! Attends !

Je le retourne d'un mouvement de main. Il a l'air en colère et frustré.

– Pourquoi est-ce que ça te met dans un état pareil ?

– Tu ne comprends donc pas ? Il est marié, Séléné, ce n'est pas un homme libre, il ne pourra jamais rien y avoir entre vous. C'est un duc ! Même s'il divorçait de la duchesse, vous n'auriez aucun avenir ensemble. Ce n'est qu'un prédateur, un chasseur de femmes. C'est pour cela que tu dois l'oublier.

– Je n'en ai pas envie. Je le retrouverai tout comme mon passé.

Je croise les bras sur ma poitrine pour marquer ma position.

– Tu es buttée et je crois que personne ne peut rien contre cela. Il secoue la tête d'un air vraiment navré.

– S'il te plaît, parle-moi du duc. Je veux le connaître, je veux me souvenir de lui.

– Comment veux-tu que je le connaisse ? Séléné, je suis toujours occupé à vous surveiller toi et les autres exclus, à vous protéger et à suivre chacun de vos mouvements. Il se dandine d'un pied sur l'autre, mal à l'aise.

Je caresse la feuille griffonnée. J'effleure ce visage que j'aime déjà. Je ressasse dans ma tête cet instant où il me dit, tu es belle, je m'y accroche et le revois.

– Tu es en train de te persuader que tu es amoureuse, n'est-ce pas ?

– Je n'ai besoin de me persuader de rien, Ayden ! Je l'aime un point c'est tout ! Au fond de moi je sens qu'il y a quelque chose de fort.

– Est-ce que tu te rends au moins compte que c'est un parfait inconnu pour toi ?

– Nous avons été proches tous les deux, j'en suis certaine. Donc ce n'est pas un inconnu ! Arrête d'essayer de briser mon rêve, Ayden !

– J'essaie seulement de te faire redescendre sur terre, Séléné. La chute risque d'être rude. Ce n'est pas un rêve, si tu te souviens tu verras que ça se rapproche d'avantage du cauchemar.

– Tout le monde fait des erreurs et lui seul peut m'éclairer sur mon passé. Lui seul peut me dire qui je suis.

– Tu n'as pas besoin de lui pour savoir qui tu es, le passé ne fait pas ce que nous sommes, c'est le présent.

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