Le marché

6 minutes de lecture

Je n'ose retrouver mes souvenirs. À chaque fois que j'entrevois Ayden, je me rends compte de l'erreur monumentale que j'ai faite – même si tout n'est pas de ma faute.

Je me force pourtant à fermer les paupières. Mes prunelles s'agitent, puis partent vers l'arrière signe que je vais bientôt partir.

– Il ne te mérite pas.

Les larmes dévalent mes joues sans que je ne puisse les retenir. Je tremble de tout mon corps. J'enfouis ma tête dans le cou d'Ayden. Mon ami est toujours là pour moi, je m'accroche à lui comme à une bouée de sauvetage oubliée en pleine mer.

– Regarde-moi.

Je lève mes yeux embués vers lui.

– Tu vas partir dans très peu de temps. Ils vont effacer ta mémoire, tu ne te souviendras de rien. Mais n'oublie pas, où que tu sois, je veillerai sur toi. Je serai toujours là quelque part à t'attendre et à te protéger même si tu ne le sais pas.

– Je ne veux pas oublier, je ne veux pas t'oublier, toi.

– Si tu ne le veux pas, alors tu ne m'oublieras pas.

– Est- ce que ça fait mal ?

– Je n'en sais rien. Mais cela vaut mieux que ce qui t'es destiné.

– Je n'aurais jamais pensé qu'Antoine pouvait être aussi cruel... Je l'aimais. Je n'ai jamais été aussi sincère avec quelqu'un.

Je vois dans son regard que je l'ai blessé, mais ma douleur est trop importante pour que je pèse mes mots. Je regarde la bague de pacotille qu'Antoine m'avait offerte. Je la fais tourner autour de mon doigt. Je me plaisais à penser que c'était une bague de fiançailles, que nous étions promis l'un à l'autre. Je me rends compte que tout cela n'avait été qu'un jeu stupide et cruel.

– Donne-la-moi.

Sa main tendue vers moi réclame la seule chose qu'il me reste. Ils me la prendront de toute façon. Je la fais glisser, la regarde une dernière fois avant de la déposer au creux sa paume. Par ce geste, je renonce à Antoine, à mon passé et aussi à m'en souvenir. Je grave dans ma mémoire les traits de mon meilleur ami. De peur de les oublier à jamais. La pièce semble vaciller tout autour de moi.

On me secoue vigoureusement. Au-dessus de moi l'un des geôliers me regarde d'un air circonspect. Je prends soudainement conscience que je me suis endormie plusieurs heures, comme si mes souvenirs se passaient au ralenti, prolongés dans un sommeil profond.

Au travers de la grille, Doc me regarde, rongeant ses ongles, manifestant son angoisse.

C'est donc comme cela que tu fais ? Tu te plonges dans un sommeil parallèle. C'est à ces moments-là que tu vois le passé n'est-ce pas ?

Pour toute réponse, je grogne.

J'ai à te parler de quelque chose d'important.

Je sors docilement de ma cellule, peut -être qu'en procédant ainsi, je trouverai une échappatoire ? On ne se dirige pas vers le bloc opératoire mais tout de suite sur la gauche, vers les appartements de Doc. Mon ventre se noue.

Les murs sont tout aussi blancs que la salle d'examen. J'avise une plante verte dans un pot métallisé. Étrange que Doc puisse maintenir cette chose en vie alors qu'il n'est pas capable de s'occuper de nous de façon décente. À moins que cette pauvre touffe de feuilles ne lui serve également de cobaye.

Assieds-toi je te prie.

Je regarde la chaise, dénuée de sangles ou de menottes. Cela ressemble davantage à un fauteuil comme on en trouvait chez Monsieur Harnois, mais Monsieur Harnois est bien loin maintenant... Je m'installe au bout, prête à fuir en cas de danger, bien que je sache qu'ici le danger est partout.

Je te propose un marché.

Je ne veux rien avoir à faire avec vous Doc. La réponse est non.

Écoute d'abord ce que j'ai à te proposer. Monsieur Harnois a décidé de ne plus t'accepter dans sa maison.

J'étouffe un gémissement. Je ne verrai plus jamais ni Harmony, ni Ayden ni les autres Exclus. Je sais qu'il y est pour quelque chose... Monsieur Harnois m'avait dit que je reviendrais quand je serais calmée.

Reste ici, avec moi, comme associée. Plus d'expériences sur ta personne, plus d'opérations ni de tests. Tu m'aides à gouverner sur cet institut et en échange tu auras la liberté entre ces murs.

Je réfléchis à sa proposition. Je cherche comment la tourner à mon avantage, comment imposer mes conditions.

Je pourrai circuler où bon me semble ?

Dans les trois derniers niveaux.

J'ai besoin de temps pour y réfléchir, ce serait une trahison vis-à-vis des autres Exclus.

Prends le temps qu'il te faudra, seule la réponse m'importe. En attendant, tu seras logée comme tous les autres, dans ta cellule. Si jamais tu y penses, même comme cela, il n'y aura aucun moyen pour toi de t'échapper...

Ne vous en faites pas pour cela, je trouverai.

Et si nous parlions de tes souvenirs ?

Très bien. Que voulez-vous savoir ?

Quand est-ce que ça a commencé ?

Est- ce que c'est vraiment cette réponse-là que vous voulez ? Le soir de la réception au château de Versailles...

Quel a été l'élément déclencheur ?

Non. Doc, vous avez eu une réponse, c'est plus que suffisant. Vous devrez attendre que je vous en accorde une autre.

Son sourire se fit amusé.

Comme tu voudras petite Séléné, je serai patient. Comme je l'ai toujours été. Mais je le dis et le répète, j'ai toujours ce que je veux.

Je plisse les yeux. Il cache quelque chose, c'est évident. Il cherche à m'amadouer.

Au moment de retourner dans ma cave humide, mon cœur se serre. Il a réussi à me faire miroiter un espoir de liberté. J'y ai déjà goûté au manoir, le retour aux enfers en est d'autant plus cruel. Il est déjà tard et la nuit bien avancée. Quand je regagne ma cellule, des Exclus me lancent des regards assassins, comme s'ils savaient ce que je m'apprêtais à faire. Bien que je n'ai pas répondu à Doc, j'ai déjà pris la décision au fond de moi. J'y vois la seule échappatoire possible. Pourtant j'ai peur que ça ne soit que la première étape pour me faire changer. J'essaie de les ignorer, mais cela me touche intimement. Comme si j'avais besoin d'être soutenue par mes semblables...

La grille se referme derrière moi, me laissant seule dans cet espace clos. Seule et mal aimée.

Comment t'appelles-tu ?

Je me retourne vers la voix sortie de nulle part. Elle n'est ni grave ni aiguë, elle est juste là, comme sortie des ténèbres. Dans le noir, je ne distingue que des yeux mobiles qui brillent dans les faibles rayons des ampoules bleutées.

Séléné, et toi ?

JN-6. Tu es une albinos ?

Oui.

– Ce n'était pas vraiment une question.

Je ne dirais pas que son ton est désagréable mais très tranché.

Et toi c'est quoi ton syndrome ?

Je suis un enfant de la lune. Contrairement à toi je ne pourrai jamais sortir d'ici. Je suis bien trop fragile.

– Tu n'es jamais sorti d'ici ?

L'idée de rester enfermée entre ces murs à vie, sans aucun espoir de sentir le soleil sur sa peau m'attriste énormément. L'air caressant son visage ou la pluie dégoulinant dans son cou sont des plaisirs simples qui ne lui seront jamais accordés.

Non. Je suis une taupe. Je vie sans voir la lumière du jour. La seule lumière que je sois destiné à voir est celle des néons. Il est inutile de t'expliquer quel genre d'expériences ils font sur moi.

C'est ignoble !

– C'est la vie que nous sommes contraints de mener. Mais, qui sait, peut être que quelqu'un viendra nous délivrer.

Je réfléchis à sa dernière phrase, c'est très étrange. Même si nous quittions notre position de cobaye est-ce que ça changerait quelque chose pour lui ? Je ne le crois pas.

– Bonne nuit Séléné.

Bonne nuit JN-6.

Annotations

Vous aimez lire Ielerol_R ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0