Réalité
Ce fut en réalité une terrible idée. D’une part, en l’absence de Jade, la maison plongea dans un silence presque total, seulement entrecoupé de « Chante moins fort ! » ici et de « Quelqu’un a nourri le chat ? » là. Claire était tellement occupée par ses révisions et déprimée par l’interdiction de sortie qu’elle ne trouvait ni le temps ni l’envie de se chamailler avec son frère.
D’autre part, la semaine eut une fin et Monsieur Grandet dut aller chercher sa fille chez Justin, car il était hors de question pour sa femme de rater la chorale. Claire conduisit, puisqu’elle voulait faire ses kilomètres au plus vite pour passer son permis le jour exact de ses dix-huit ans. Après une demi-heure de route, ils arrivèrent sur un boulevard, sûrement un peu vite car le feu comportemental passa au rouge. On aura tout vu, pesta-t-il, limité à trente alors qu’il n’y a personne dans cette maudite ville. Pourtant, une petite silhouette sortit de la pénombre et vint toquer sur la fenêtre passager. Dieu ! que faisait-elle ici, toute seule, à la nuit tombante ?
–– Justin m’a dit d’attendre ici. Il ne voulait pas te voir. Moi non plus d’ailleurs. Enfin, j’aurais voulu rester chez lui encore ! Il m’a emmenée au zoo. J’ai vu une panthère qui ressemblait beaucoup à Boule de…
–– Monte dans la voiture, ordonna Monsieur Grandet, nous allons sonner chez lui. Te laisser seule sur le trottoir, quelle irresponsabilité !
Furieux, Charles Grandet arriva chez son fils et tambourina à la porte. Le réprimander n’était qu’un prétexte pour renouer contact. Il usa de tout son pouvoir de persuasion, puis de menaces et enfin de supplications, mais rien n’y fit : Justin ne reviendrait pas. Et il n’ouvrirait pas non plus la porte, se parler par la fenêtre était bien suffisant. Le père continua à brailler de longues minutes après que ladite fenêtre fut fermée, puis abandonna. Il n’en dit rien ni n’en montra rien, mais il sentit, dans sa poitrine, un tout petit fragment de son cœur, gros comme une fleur de muguet, ou plutôt comme une pâquerette, une rose même, se briser. Pourquoi si peu de gratitude ? Il avait tout fait pour ses enfants. Surtout pour son fils aîné bien sûr, car c’était lui son véritable successeur. Il avait parfois été sévère, voire rude, mais c’était la seule manière de faire un brave homme d’un enfant insignifiant, n’est-ce pas ?
Il continua de réfléchir à ces questions pendant tout le trajet du retour, puis pendant le dernier week-end des vacances, et se dit qu’il avait été dur avec Justin ; puis pendant tout le lundi, qu’il avait été trop dur avec sa femme ; le mardi, trop dur avec Aurore ; et le mercredi...
–– L’école !
Le rendez-vous, qu’il avait simplement oublié, interrompit sa remise en cause sans qu’il ne puisse jamais se dire qu’il avait été trop dur avec Claire et Baptiste. Il trouva sa femme devant l’entrée administrative de l’école. Elle ne lui adressa pas un mot jusqu’à ce que le directeur arrive en compagnie d’une femme à l’air sévère qui se présenta comme la professeure de géographie.
–– Vos enfants sont une catastrophe, commencèrent-ils une fois assis dans la salle de réunion.
S’ensuivit une longue remontrance expliquant comment Baptiste évitait une leçon sur deux en prétextant des maux de tête, et comment Claire le harcelait dès que possible en diffusant toutes sortes de rumeur à son sujet. Madame Grandet prit leur défense, car le pauvre, comprenez-vous, souffre réellement de migraines, et les relations fraternelles sont toujours un peu barbares. La liste continua : comment l’un menaçait les autres élèves pour avoir les réponses aux devoirs, et comment l’autre passait ses cours à « se frotter frénétiquement à la cuisse de son voisin comme si elle voulait blanchir son jean ».
Le visage de Monsieur Grandet, pour le moins, blanchit. Sa moustache se mit à trembler et il balbutia quelque chose qui réclamait plus d’explications.
–– On en voit s’embrasser tous les jours, des couples, vous savez, poursuivit l’enseignante, insensible au désarroi des parents. D’habitude, c’en est amusant de ridicule : ils s'agrippent la main, se lèchent le visage et s’enlacent à en étouffer. Mais Claire et son copain vont trop loin. La prochaine fois qu’ils seront chez vous, prenez-les tous les deux et expliquez-leur ce que sont la décence et la pudeur !
Ces mots eurent sur Monsieur Grandet le même effet que lorsqu’il avait malencontreusement marché sur un râteau et pris le manche en plein front : il se sentit sonné et stupide. Sa propre fille, la plus dévoyée de l’école. Il chercha du réconfort auprès de sa femme, mais celle-ci, toujours persuadée de la pureté Claire, ne fit qu'aggraver la situation en exigeant des détails.
–– Assez ! cria-t-il soudain, les mains sur les oreilles. Message reçu. A partir de demain, vous n’aurez plus à vous plaindre, croyez-le bien.
Sur le chemin du retour, les parents partagèrent leur incompréhension. Lui se demandait où sa fille avait acquis de si petites mœurs, elle tentait de comprendre pourquoi les enseignants proféraient de tels mensonges. Dans la maison, ils trouvèrent Baptiste dans le canapé et le sermonnèrent copieusement.
–– C’est à cause de Claire, assura-t-il la voix vacillante, elle m’embête toujours et m’empêche de travailler. Mais c’est elle qui désobéit le plus, elle vient de prendre le train pour aller à une fête.
L’ouragan ne commença que quelques heures plus tard, quand Claire ouvrit la porte, se posta devant ses parents, tout sourire, les yeux brillants, escarpins à la main, chemisier généreusement déboutonné, et prétendit qu’elle était restée au lycée pour étudier.
–– Jusqu’à minuit ? rugit Monsieur Grandet.
Les minutes qui suivirent réveillèrent Jade, qui descendit en pyjama pour assister au spectacle. Elle avait déjà vécu cette scène plusieurs fois, mais jamais les parents n’avaient été aussi furieux. Ils s’acharnaient tour à tour sur sa sœur, le volume sonore grimpait et les reproches fusaient, de moins en moins contrôlés. Politesse et mansuétude n’avaient plus aucun rôle à jouer. Jade se mit à pleurer bruyamment, comme pour dire à ses parents qu’ils allaient trop loin. Boule de Neige vint lui tenir compagnie mais ne put même pas lui tirer un sourire. Claire, au contraire, restait sereine : son corps et son rictus s’étaient figés en attendant que ses assaillants n’aient plus de souffle.
Madame Grandet s’avança et la secoua. Elle hésita un instant, la regarda dans les yeux, tendit le cou et renifla trois fois. Puis, sans autre avertissement qu’une petite heure d’insultes, la gifle partit.
Marie s’entendait bien avec sa fille et plaidait souvent en sa faveur auprès du père ; elle appréciait peu ses frivolités mais s’efforçait de la comprendre. Il y avait cependant une chose qu’elle ne tolérait pas.
–– Tu pues l’alcool, espèce d’ivrogne ! Viens, cracha-t-elle en l'attrapant fermement par le poignet, une douche froide te remettra les idées en place.
Mais Claire se dégagea vivement et repoussa sa mère. Sans un mot, elle regarda ses parents, écœurée, puis ses cadets, peinée, et prit la porte. Rien d’autre. Les hurlements de Jade couvrirent la suite de la conversation.
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