Fille

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   Monsieur Grandet ne s’inquiétait pas pour sa fille, car si l’on s’inquiète dès qu’une adolescente écervelée fugue, on risque de le faire à plein temps. Elle s’était sûrement réfugiée chez une amie, ou avait passé la nuit dehors comme ses congénères alcooliques. Elle allait revenir dès ce soir, demander pardon et à manger. La leçon serait retenue et il pourrait se montrer plus doux envers les enfants.

   En fin de matinée, il se rendit au travail. La voiture n’était plus là, sa femme avait dû la prendre, elle en avait plus besoin que lui. Il prit le train sans même se plaindre des autres voyageurs, arriva insouciant dans le bâtiment, s’assit à son grand bureau très bien rangé, et réfléchit.

   La porte de la maison avait claqué de nombreuses fois au cours des derniers mois et il voulait remédier à cette mésentente familiale. Il tâcherait de réconcilier Aurore avec sa mère pendant les vacances d’août en suggérant, Dieu l’en pardonne, le divorce. C’était ce que les gens faisaient, apparemment. Pour protéger Baptiste du harcèlement de sa sœur et le faire travailler dur jusqu’au brevet, il l’enverrait dans un pensionnat privé, situé à deux heures de route et réputé pour sa rigueur et piété. Six semaines sous surveillance constante lui feraient le plus grand bien. Quant à Claire, il envisageait de s’excuser, non pour le fond de ses pensées mais pour les insultes répétées. Enfin, il réservait à Justin une surprise dont l’idée le satisfaisait grandement.

   Il prit du papier à lettre estampillé du logo de son entreprise et commença à rédiger. Cher Bryan. Et un monceau de formules de politesses expliquant qu’il serait très honoré de l’accueillir en stage. Signé : Monsieur Charles Grandet, directeur général. Il plia la lettre, descendit gaiement par les escaliers, demanda une enveloppe et un timbre à l’accueil et posta le tout sur le chemin du retour.

   En pénétrant dans le salon, il trouva Jade prostrée dans le canapé. Elle indiqua d’une voix sourde que Claire n’était toujours pas rentrée.

   –– Elle doit être chez Justin, répondit Monsieur Grandet sans s’émouvoir. Je dois justement l’appeler.

   Quand Justin entendit la voix de son père au téléphone, il ne lui laissa le temps ni d’annoncer l'acceptation du stagiaire ni de demander s’il Claire était chez lui. Il annonça qu’il ne comptait pas revenir et ne souhaitait pas être rappelé, puis raccrocha. Monsieur Grandet sentit son estomac se crisper. Venait-il de perdre un fils ? Ou de chasser un fils, plus probablement. Avait-il aussi chassé son deuxième fils en l’envoyant à l’internat ? Et où était Claire ?

   A cet instant, Madame Grandet rentra à la maison.

   –– Tu as eu une bien longue journée, remarqua son mari d’un air interrogateur.

   –– Pas vraiment, je rentre juste de l’église, avant quoi je n’avais pas quitté la maison.

   Elle aurait aussi bien pu versé un bol d’eau glacée dans le cou de Monsieur Grandet. Un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale et il gémit de surprise. Restée à la maison. Pourquoi n’y avait-t-il plus la voiture ? Dans cette maisonnée, seuls sa femme et lui avaient le permis. Mais une autre personne savait conduire. Il se mit à arpenter le rez-de-chaussée en bredouillant. Devant le regard étonné des autres, il leur expliqua. Madame Grandet se mit à pleurer instantanément Jade essaya de l’apaiser en disant qu’elle avait certes pris la voiture, mais n’était peut-être pas allée bien loin. Chez leurs grands-parents ?

   –– Ou chez son copain ! suggéra Baptiste.

   Monsieur Grandet ne se fâcha pas. Il n’avait que faire de ces stupides couples juvéniles, il voulait simplement retrouver sa fille. Les recherches commencèrent : Jade fit une liste des personnes de la famille qui habitaient dans les environs, Baptiste chercha les noms et adresses des camarades du lycée et Charles chercha frénétiquement dans l’annuaire pendant que Marie appelait tout ce monde.

   –– Avez-vous vu ma fille, avez-vous hébergé ma magnifique petite perle ? Elle était habillée…

   La description de sa tenue de soirée fut édulcorée. On ne parlait plus d’une ivrogne dévergondée, mais d’une innocente disparue. Seulement, personne ne semblait avoir vu l’une ou l’autre. Il fallut appeler la police, coller des affiches. En quelques jours, toutes les discussions du quartier étaient focalisées sur cet évènement. Beaucoup de compassion, mais aussi un peu de reproches chuchotés. On ne laisse pas sa fille prendre le train en pleine nuit. Ah, la voiture ? Encore pire. Ou encore, il faut être une bien mauvaise famille pour que les enfants veuillent s’enfuir.

   Monsieur Grandet n’entendait pas ou n’écoutait pas. Il n’avait pas besoin de leur approbation, il n’avait rien à leur prouver, ce n’était plus un concours de celui ou celle qui aurait la vie la plus brillante. Il avait juste besoin de retrouver sa fille. Et son fils. Mais surtout sa fille.

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