079 Anniversaire tragique
La nuit était tombée sur la ville. Une pluie froide chassait les rares passants vers leur domicile. Les rues étaient quasiment désertes, livrées aux intempéries. Deux personnes, pourtant, arpentaient les quartiers ouvriers de l'ouest de l'agglomération. Lota et Alma, infatigables, allaient porter la bonne parole chez les syndicalistes avec lesquels ils étaient en contact. Ils étaient toujours convaincus de la valeur de leur mission, malgré des résultats trop souvent décevants. Pour se protéger de l'humidité ambiante, ils avaient revêtu de longues pèlerines, dont la capuche rabattue sur leur tête leur donnait une silhouette fantomatique.
Alma questionna:
— Quel est le prochain ?
— Jack Person, société de décolletage. Un tiède. Il ne va pas se laisser convaincre facilement.
— Bah ! Après lui on arrête. Tu sais ce que l'on va fêter ce soir ?
Lota rougit un peu et lui lança un regard tendre.
— Bien sûr ! Cela fait deux ans jour pour jour que tu t'es déclaré, et depuis nous ne nous sommes jamais quittés ; nous avons tout partagé, nos joies, nos peine, notre combat surtout.
Alma lui prit la main.
— Deux ans de bonheur. Mais tu sais, j'aimerais que l'on change de vie. Chaque fois que nous plongeons dans l'action, je tremble pour toi. Je ne peux pas t'imaginer arrêtée, malmenée lors d'interrogatoires, et surtout condamnée à trente ans de prison. Tu sais que c'est ce qui attend le premier d'entre nous qui se fera prendre.
— Nous ne devons pas céder à l'intimidation. Au contraire, nous devons porter le combat chez l'adversaire. Dans notre lutte subversive, nous prenons de gros risques pour des résultats bien minces. Il faut passer à autre chose.
Alma, surpris, stoppa brusquement et lui accrocha le bras, pour la forcer à lui faire face.
— La lutte armée ? Tu es folle !
— Non, au contraire, c'est la seule solution efficace. Rappelle-toi ce qui s'est passé sur Solera. Les choses ont commencé à bouger lorsque vous avez attaqué la mine.
— Tu sais comment ça s'est fini.
— Oui, par une diminution du chômage de vingt cinq pour cent... Et par votre arrivée sur Ursianne et notre rencontre.
Alma sourit.
— Tu n'es pas sérieuse. J'appelle ta dernière phrase un coup bas.
— Tu regrettes d'être ici ?
— A coté de toi, sûrement pas. Par contre, patauger dans ce merdier politico-syndical commence à me décourager. Je voudrais partager avec toi une vie plus sereine.
Lota lui jeta un regard irrité.
— Si tu m'aimes, prends-moi telle que je suis. Jamais je ne deviendrai complice du système par confort personnel. Je préférerais te perdre plutôt que de renoncer au combat. Parce que si toi tu renonçais, je ne pourrais plus aimer l'homme que tu serrais devenu.
Alma lui jeta un regard inquiet. Sa figure apparaissait à peine sous sa capuche mais il pu voir qu'elle était pâle et serrait les mâchoires. Il soupira en sentant la détermination farouche de sa compagne.
— Je crois que je t'aime plus que tu ne m'aimes, car moi je n'y mets aucune condition.
— Je... Merde ! Planque-toi !
Elle venait d'apercevoir un groupe de policiers qui remontait la rue en fouillant tous les recoins. Elle avait poussé Alma entre deux maisons, devant un haut portail construit en retrait de la chaussée. Ils étaient invisibles pour le moment, mais, par contre, s'ils fuyaient ils serraient immédiatement repérés. Alma jeta un coup d'œil furtif.
— Ils sont à cinquante mètres, nous sommes coincés.
Il chercha désespérément une échappatoire, en vain. Ils étaient faits comme des rats. Il n'hésita qu'une fraction de seconde avant de saisir Lota par les épaules et l'obliger à s'accroupir dans le coin le plus sombre. Il se pencha vers elle et lui déposa rapidement un baiser sur les lèvres, avant de se retourner et de partir en courant vers la rue. Elle n'eut pas le temps de réagir. Elle entendit des cris, des coups de sifflets, puis des ombres passèrent en courant devant sa cachette. La sirène d'une navette de police retentit au loin.
Quand le silence fut revenu dans la rue, elle risqua un regard. La voie était libre. Elle partit en courant, dans la direction opposée à celle prise par Alma et les policiers. Elle erra longuement dans les faubourgs de la ville, prudente à chaque carrefour, avant de se diriger avec moult détours vers une planque à elle, que personne ne connaissait dans le groupe, pas même son ami. Il s'agissait d'un grenier, au dessus d'un petit atelier de menuiserie désaffecté. Elle se glissa prudemment dans le bâtiment, retrouvant l'odeur de la sciure encore présente. Cette sensation familière la rassura. Au fond de l'atelier, un escalier délabré lui permit d'accéder à l'étage.
Là, elle avait planqué un petit nécessaire de survie, un couteau, un pistolet, des vêtements de rechange, une bouteille d'eau et une boite de biscuits. Elle en fit rapidement l'inventaire, rien ne manquait. Elle était à l’abri du danger pour le moment. En prendre conscience la vida de la tension qui l'avait portée jusqu' à maintenant. Elle avait réagit par automatisme, suivant un scénario catastrophe minutieusement mis au point. Mais maintenant qu'elle était en sécurité, ses nerfs la lâchèrent. Elle se réfugia dans un coin sombre de la pièce, s'assit par terre, dos au mur, recroquevillée sur elle-même. Elle se mit brusquement à trembler. Elle se sentait glacée, engourdie. Elle avait du mal à respirer. Les larmes se mirent à couler sur ses joues, elle sanglotait sans pouvoir se contrôler. Elle repensa à la dernière phrase d'Alma : « Je crois que je t'aime plus que tu ne m'aimes ». Elle en avait le cœur déchiré. Non, il se trompait. Elle s 'était montrée exagérément dure et n'avait pas eu le temps de se justifier.
« Ce n'est pas vrai : moi aussi je t'aime, sans condition. Tu es tout pour moi, et tu t'es sacrifié avant que je puisse te le dire ».
Elle resta longtemps prostrée puis finit par s'endormir, épuisée.
Le lendemain matin, elle grignota une partie de ses maigres provisions, tout en revivant la soirée précédente, leur discussion, l'arrivée de la police, le sacrifice d'Alma. Ce n'était pas possible, tout ne pouvait pas s'être effondré si vite ! Elle était anéantie, sans force, sans idée non plus. L'instinct de survie seul la poussait à se cacher encore. En fin d'après-midi, elle sortit enfin de son hébétude et se décida à mettre le nez dehors, à l'heure où les travailleurs, ayant finis leur journée, se répandaient dans les rues et les commerces. Se noyer dans la foule, anonyme parmi les anonymes, acheter quelques provisions, retourner vite dans sa planque.
Cette manière de survivre, elle la pratiqua trois jours durant. Puis elle se décida à reprendre contact avec Tenos. Tout un protocole était prévu, afin que ses amis puissent être sûrs de ne pas tomber dans un piège. Elle le suivit scrupuleusement, et enfin elle fut en face de lui. Ce fut pour apprendre la nouvelle qu'elle redoutait : Alma avait été jugé par une procédure de flagrant délit expéditive. A l'issu de cette parodie de justice, il avait été condamné à une peine de trente années de prison incompressible. Lota s'effondra : trente ans ! Son esprit se révoltait déjà contre son absence. Les souvenirs de son visage souriant, de ses mains douces qui l'accueillaient si tendrement, tout la faisait trembler. Trente ans !
Tenos pensait qu'ils avaient été dénoncés. De forts doutes pesaient sur Jack Person, le dernier syndicaliste qu'ils devaient visiter, et prêt de chez qui la police avait tendu sa souricière. Lota ne dit rien, mais elle disparut à nouveau une semaine. Lorsqu'elle revint, on parlait depuis deux jours aux informations télévisées du meurtre d'un syndicaliste. Il avait été sauvagement poignardé à son domicile. Les policiers pensaient qu'il connaissait son agresseur, car il n'y avait nulle trace d'effraction ni même de lutte. Tenos ne fit aucun commentaire, jusqu'à ce que Lota lui suggère de profiter de ce fait divers pour transformer le syndicaliste en martyr de la lutte ouvrière.
— Tu es sérieuse ? Après ce qui s'est passé ?
— Il ne s'est rien passé. Jack Person était un syndicaliste, il a été tué pour effrayer ses compagnons de lutte, un point c'est tout. Et il est de notre devoirs de le clamer haut et fort.
— Mais ce n'est pas la réalité !
Lota balaya l'objection d'un geste.
— Qu'importe la réalité. Est-ce la réalité lorsque l'on traite Alma de terroriste ? Nous devons employer les mêmes armes que nos adversaires. Bien sûr, ils démentiront, mais qui les croira ?
— Mais toi...
Elle haussa les épaules.
— Il est mort, ça me suffit. Nous en ferons un héros du syndicalisme mais, en petit comité, nous sommes libre de laisser entendre que son sort pourrait être celui de tous ceux qui trahiraient.
— Tu es folle !
— Non, c'est toi qui n'a pas tout compris : nous risquons trente ans de prison pour seulement vouloir organiser quelques grèves. Nous sommes trop gentils, à la limite des naïfs. Il est temps de passer à autre chose, et à répondre coup pour coup. Tu m'as dit un jour que tu pouvais te procurer des armes. Il serait temps de t'en souvenir. Qu'est devenu le Tenos de Solera ?
Tenos la jaugea du regard et ce qu'il vit l'inquiéta.
— Tu ne réagis ainsi qu'à cause de la condamnation d'Alma.
— Pas du tout. Je te jure que ce discours, je le lui ai tenu quelques minutes avant que nous tombions dans le piège de la police. Et c'est ce que je pense depuis l'époque où j'entendais parler de tes exploits sur Solera. Réveille-toi bon Dieu !
Tenos craignait beaucoup les décisions prises trop rapidement, sur un coup de tête. Il analysa longuement la situation, et finit par estimer que s'attaquer aux grands trusts galactiques sur une planète comme Ursianne, dans leur fief, était suicidaire. Solera n'avait pas une importance économique stratégique, et les hommes politiques locaux n'avaient guère de raison d'aimer ces grosses entreprises qui dictaient leur loi et se comportaient en terrain conquis. Ce n'était pas le cas ici, où elles étaient dans l'ombre même du pouvoir. Après avoir consulté ses « alliés », c'est à dire les envoyés de Simon Temton, il fut décidé de déménager vers Kelertan, où ils trouveraient une situation assez semblable à celle qu'ils avaient connu sur leur planète d'origine.
Lota fut bouleversée lorsqu'ils abandonnèrent la planète où Alma croupissait en prison. Ted lui fit remarquer que, de toute façon, cela ne changerait rien puisqu'ils ne pouvaient pas lui rendre visite sans se faire arrêter immédiatement. Elle était d'accord, c'était un comportement irrationnel, mais elle avait l'impression de rompre ainsi le fil ténu qui la reliait encore à lui. Ailleurs ce ne serrait plus pareil.
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