081 Triomphe politique et réflexions philosophiques
Simon Temton réélu président de la république de Solera
par notre correspondant Alter Pavi.
Ainsi donc, et conformément aux sondages, Simon Temton a été réélu président de la république de Solera. Même si le résultat de ces élections ne surprendra personne, il couronne néanmoins la trajectoire étonnante de cet homme politique. Depuis son élection comme conseiller municipal, alors qu'il avait à peine vingt ans, jusqu'à maintenant, il n'a cessé de progresser et de marquer de plus en plus profondément la politique de sa planète.
Le grand public l'a découvert il y a dix ans lorsque, à la surprise générale, il se vit confier le portefeuille de l'industrie. La manière dont il a géré la crise des mines fut décisive pour sa carrière. Dès l'année suivante, il remportait les élections présidentielles, par une majorité de voix jamais atteinte jusqu'alors. Mais ce poste n'est pas pour lui une fin en soi. Son but, sa grande œuvre, consiste à affranchir sa planète du joug économique des grandes sociétés galactiques. Nul doute que, grâce à ce nouveau mandat, il parvienne finalement à ses fins. Tout le monde sait que l'intérêt que certains ont trouvé à développer l'industrie sidérurgique sur cette planète est en forte baisse, compte tenu du manque de « bienveillance » des autorités locales. Le moment semble venu pour Solera d'en récupérer le contrôle.
Mais reprenons sa carrière au début...
Avec satisfaction Alter Pavi constata que son article avait été publié in extenso, sans modification ou suppression, la hantise du journaliste, qui n'est jamais sûr que la rédaction de son journal n'échappera pas à certaines pressions, à moins qu'il ne s'agisse d'autocensure de la part d'un rédacteur en chef timoré... ou carriériste !
Il le relut une seconde fois, avec une pointe d'autosatisfaction. Il avait toujours été convaincu de sa propre valeur, et il avait enfin la possibilité de prouver ses capacités pour autre chose que des potins mondains. Le destin était très ironique : c'était maintenant qu'il était tenu à la clandestinité qu'il accédait au cénacle de son métier. Alors, bien sûr, il ne pourrait pas en profiter pour parader, et se régaler à sentir la jalousie de ses confrères transpirer à travers leurs compliments insincères. Mais cela ne faisait rien, il continuerait à être le poil à gratter pour beaucoup de monde.
Ceyla Bouabe, en entrant dans la pièce, vit son sourire.
— On dirait que le journaliste est content.
— Cela fait du bien de reprendre son métier. Et puis nos « amis » me devaient bien un petit service. Par leur intermédiaire, je peux être publié tout en restant invisible.
— J'en suis contente pour vous. Mais dites-moi, ce n'est pas pour me parler de votre travail de journaliste que vous êtes venu me rendre visite ? Surtout ne prenez pas ma question pour un reproche, vous savez très bien que j'apprécie nos rencontres et que ma maison vous est toujours ouverte.
— Je vous remercie du crédit que vous m'accordez, et de la gentillesse avec laquelle vous m'accueillez dans votre splendide demeure. Mais, pour répondre à votre question, justement si, c'est effectivement mon métier qui m'amène ici, enfin si vous me le permettez. Mais tout d'abord, avez-vous du nouveau sur leur deuxième plan ?
— Il est en cours, mais Batistin Beaufils reste très disert sur le sujet. Je crois que le moment n'est pas encore venu de nous y confier un rôle. Alors, qu'est-ce qui motive le journaliste aujourd'hui ?
— Et bien voilà : cela fait quatre ans que mon livre « le mineur prophète » a été publié. J'aimerais faire le point avec vous, définir ce qu'est votre mission actuelle, et tirer les enseignements du passé. Cela pourrait constituer un addendum à mon livre initial, ou être intégré dans une nouvelle version.
— Ce sont nos amis qui souhaitent cela ?
Alter Pavi fit un geste de la main pour marquer son impatience.
— Au diable nos amis. Nous pouvons aussi exister par nous même, et assumer notre destin autant que faire se peut.
Ceyla eut un sourire désabusé.
— Je crois, malheureusement, que notre destin est loin de dépendre uniquement de nous. Mais j'accepte votre proposition ; un peu d'introspection ne peut me faire de mal. Ironie du sort, nous allons reprendre les choses là où nous en étions le jour de la mort du prophète. Cependant, vous avez raison : ce serra une petite pierre de plus dans la construction de notre rêve. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre...
— Ni de réussir pour persévérer. Vous voyez, je connais mes classiques. Personnellement j'évite de me questionner sur les chances de succès ou les risques d'échec de tout ce que j'entreprends. J'agis, c'est tout, et ça me permets de me sentir vivant.
— J'aime travailler avec vous : j'ai parfois besoin d'être un peu « bousculée » pour ne pas me laisser tomber dans le piège de la routine, faire des prêches que je connais par cœur, en en perdant de vue la finalité. Je vais préparer du thé et nous pourrons commencer.
— Je ne voulais pas vous bousculer comme vous dites...
— Je vous en prie. Chaque fois que j'ai le plaisir de vous recevoir, je tiens à être disponible, pas seulement en tant qu'hôtesse, mais je l'espère en tant qu'amie.
Tout en s'affairant avec sa théière elle continua la conversation d'un ton égal.
— Je repense à votre article sur Monsieur Simon Temton. Comment voyez-vous la suite de sa carrière ? Il me semble avoir remarqué, à travers vos articles, votre admiration, autant pour l'homme politique que pour l'homme tout court.
— Vous avez raison. J'espère ne pas vous choquer en disant que, quelque part, vous vous ressemblez. D'une part, tout le monde connaît vos idées et vos buts, mais, en même temps, une fois en face de vous, personne ne peut découvrir vos pensées profondes. Le président Temton est un dirigeant politique « efficace », aux méthodes « particulières ». Sa réussite suscite bien des ragots, et parmi eux certains sont certainement vrais. Une fois qu'il s'est fixé un but, il est déterminé à tout faire pour l'atteindre. Derrière son sourire avenant, se cache un homme ambitieux et retord.
— Quel homme politique n'est pas ambitieux ? Mais, vous me comparez à lui. Me considérez-vous alors comme quelqu'un d'ambitieux et de retord ?
Alter Pavi rougit et se hâta de modérer ses propos.
— Il est vrai que ces qualificatifs ne vous sont pas adaptés. Je pensais en fait, comme point commun entre vous, aux exigences morales : Simon Temton veut réussir sa carrière politique, mais ce n'est pas son but ultime. Il s'est fixé une mission, et le pouvoir qu'il acquiert années après années lui permettra de la remplir. Par contre, lorsque l'on rencontre l'homme, on se heurte à un personnage lisse. Nul ne sait vraiment tout ce qui se passe derrière son front, sinon qu'il s'y passe beaucoup de choses.
— Et vous estimez que c'est aussi le cas pour moi ?
— Ne le prenez pas mal, je vous en prie, mais je me sens incapable de décrypter vos pensées, alors que, dans mon métier, j'ai le talent de pressentir ce qu'est la face cachée de tout individu.
Ceyla Bouabe sembla confuse deréaliser l'existence d'une barrière entre elle et le journaliste.
— Je suis désolée que vous le ressentiez ainsi. J'avais, au contraire, le sentiment et surtout la volonté de ne rien vous cacher.
— Ne soyez pas trop affligée. Je pense que ce sentiment est dû à votre imprégnation culturelle très différente de la mienne, et aussi à la grande admiration que j'ai pour vous et pour tout ce que vous représentez.
Ceyla sourit.
— Heureusement, et grâce à l'interview que vous vous apprêtez à me faire subir, vous allez en apprendre beaucoup sur moi. Pardonnez mon impertinence, mais l'occasion était trop belle.
Alter Pavi eut un sourire mi-figue mi-raisin.
— Heu... Vous voyez, vous me déstabilisez encore en plaisantant, alors que je ne m'y attends pas...
Ceyla soupira.
— Je sais, vous me placez sur un piédestal tellement haut... Bon, comment comptez-vous procéder ?
— Nous ne sommes pas à la télévision, avec un jeu de questions-réponses rapides et concises. Je propose que nous abordions plusieurs thèmes, un par un, et que nous en discutions librement. Ensuite, je mettrai en forme ce qui en serra ressorti, et bien entendu je soumettrai mon travail à votre approbation.
— Cela me va très bien. Allez-y, ouvrez le feu !
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