082 La force du destin

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   Lota sourit en voyant sa fille Irina dormir paisiblement. Elle se pencha sur elle, guettant son souffle doux et régulier. La fillette avait les mêmes cheveux blond platine qu'elle, le même teint clair, et aussi, malgré son jeune age, le même caractère affirmé. Lota ne pouvait s’empêcher de penser à sa propre enfance, auprès de sa grand-mère Irina. C'était bien d'avoir donné son prénom à son arrière petite-fille. Si au moins elles avaient pu se connaître ! C'était à elle maintenant de familiariser Irina à la culture slave.

A une époque de brassage ethnique et de vie itinérante de planète en planète, il était bien de savoir où étaient ses propres racines, pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher, de pouvoir dire « voila ce que je suis et d'où je viens ». Malgré la mixité sociale, les gens ressentaient confusément le besoin de se rapprocher, de former des groupes au sein desquels la fraternité était plus forte. Sur n'importe quelle planète, Lota savait pouvoir trouver refuge chez d'autres slaves, même si c'était seulement pour partager leur pauvreté. Il faudrait qu'Irina le sache.

Elle poussa un profond soupir : l'avenir était bien incertain, le danger bien trop présent, pour qu'elle puisse faire des projets. Si elle mourrait ce soir ce n'est pas Ted qui lui transmettrait cette sorte d'héritage. Lui n'y croyait pas, estimant qu'il s'agissait d'une attitude passéiste. Il préférait exalter dans ses discours la fraternité de la classe ouvrière face aux nantis.

Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front de l'enfant, borda la couverture et sortit de la chambre, un peu triste. Elle ramassa le petit sac à dos qu'elle avait laissé dans le couloir et se dirigea vers l'entrée. Tenos l'attendait à la porte du salon. Il essaya une dernière fois de la raisonner :

   — Tu es sûre de ce que tu fais ?

   — Je n'en ai aucun doute. Depuis la mort de leur directeur adjoint, toute la hiérarchie locale de la compagnie sidérurgique sert les fesses. Nous allons continuer à leur mettre la pression, jusqu'à ce qu'ils acceptent de négocier avec les syndicats officiels, sur la réintégration des grévistes et sur une augmentation substantielle des salaires. Cela fait trop longtemps qu'ils exploitent leurs employés.

   — Tu prends trop de risques. Un jour ou l'autre, tu tomberas dans un piège. Et là, ce ne sera pas trente ans de prison, mais une balle dans la tête.

Lota haussa les épaules.

   — Nous sommes en guerre, Ted. Il faut en accepter les risques.

   — Et ta fille, tu a pensé à elle ? Elle a besoin de toi.

Lota fronça les sourcils, n'appréciant pas ce rappel, trop conforme à ses pensées présentes.

   — Je me suis assagie tout le temps qu'elle était bébé. Maintenant c'est une petite fille, elle peut à la rigueur vivre sans moi.

   — Physiquement oui, mais moralement ? Une mère c'est irremplaçable.


Bien qu'elle s'en défendit, elle ne pu empêcher un voile de tristesse d'assombrir son regard.

   — Je le sais très bien. Mais, penser à elle ne me conduirait qu'à baisser les bras et accepter que son avenir soit celui que nous connaissons maintenant. Et de ça, il n'en est pas question ! Tu sais comme je l'aime, mais justement, je voudrais qu'elle puisse vivre dans un monde plus juste, au sacrifice de ma vie s'il le faut.

Elle s'approcha de Tenos et le regarda tendrement.

   — Je sais que je peux compter sur toi pour t'en occuper s'il m'arrivait malheur.

   — Bien sûr que tu peux compter sur moi. Tu sais que je l'adore également. Mais pense un peu aussi à moi : je n'ai pas envie de te perdre. Moi aussi j'ai besoin de toi.

Elle sourit et lui donna un petit baiser.

   — Ne t'en fais pas. A tout à l'heure.



Elle sortit de l'appartement d'un pas décidé. Gali l'attendait au coin de la rue en fumant une cigarette. Il la suivit sans dire un mot. Ils marchèrent longtemps dans la ville endormie, jusqu'à atteindre les beaux quartiers. Les rues étaient vides et triste par cette nuit sans lune. Lota sentit son cœur se serrer comme étreint par un pressentiment.

Le but était d'enlever le directeur financier de la compagnie sidérurgique. Ils retrouvèrent à quelques centaines de mètres de sa maison trois hommes. Le premier avait été licencié sans indemnités, pour un motif futile. Le deuxième était victime d'une maladie professionnelle que son employeur refusait de reconnaître. Quand au troisième, il agissait par conviction. C'est lui qui avait amené une voiture, pour pouvoir s'enfuir rapidement avec leur prisonnier.

La maison du directeur était une belle bâtisse, construite sur une colline et entourée d'un haut mur. L'un des hommes fit le guet tandis que les quatre autres personnes entreprenaient son escalade, à l'aide d'une corde et d'un grappin. Ils traversèrent le jardin en silence, restant sous le couvert des arbres, et allèrent se cacher à proximité de la maison. Ils attendirent un long moment. La fraîcheur de la nuit s'insinuait progressivement sous leurs vêtements et ils se dandinaient de temps en temps, dansant d'un pied sur l'autre pour ne pas s'ankyloser.

Enfin, ils entendirent une voiture approcher. Lota chassa nerveusement une mèche de son front et vérifia une nouvelle fois son arme. Le directeur et sa femme rentraient de l'opéra, où ils avaient assisté à une représentation de « La force du destin » de Verdi. Elle repensa au spectacle, auquel elle avait assisté jadis depuis la coulisse. Il lui semblait que ce souvenir datait d'un siècle. Le portail s'ouvrit automatiquement et la limousine fit une large courbe pour s'arrêter devant le perron. Mais personne n'en descendit. Pourtant, il y avait bien un couple assis à l'arrière et le chauffeur au volant. Les assaillants et le véhicule aux vitres teintées se firent face quelques longues secondes puis Lota et ses amis se précipitèrent l'arme au poing. Ils entourèrent la voiture, menaçants. Personne ne bougea à l'intérieur.

Galli s'arrêta brusquement.

   — Ce n'est pas sa voiture, celle-ci est blindée.

Ses compagnons le regardèrent, surpris.

   — C'est un piège, il faut dégager, vite !

Lota hésita puis braqua à nouveau son arme vers la voiture.

   — Tu es sûr ?

   — Oui, c'est un piege ! On décroche ! Tout de suite !

Furieuse, la jeune femme tira sur le véhicule. La balle ricocha sans briser le pare-brise. Stupéfaite, elle murmura :

   — Bordel de merde, c'est vrai.

Elle redressa la tête, prête à se mettre à courir. Ses compagnons avaient déjà fait quelques pas, en direction de l'abri des arbres, lorsque, brusquement, une, deux puis trois voitures jaillirent du portail resté ouvert. Les forces spéciales envahirent le jardin, les projecteurs de leurs véhicules éclairant la scène comme en plein jour.

Profitant d'un moment de flottement chez ses assiégeants, le conducteur de la limousine embraya brutalement et la voiture s'élança, ses pneus labourant le sol meuble. Elle percuta Gali dans le dos. Projeté en avant, il tituba avant s'étaler par terre. Le conducteur ne leva pas le pied et, sous les yeux horrifiés de Lota, lui roula sur le corps.

Par réflexe, elle voulu tirer sur le véhicule, malgré l'inutilité du geste, mais les forces spéciales ouvrirent le feu. Une grêle de balles s'abattit sur elle et ses amis. Son corps se tordit sous les impacts et elle tomba en arrière.


Tout d'abord elle ne comprit pas : pourquoi était-elle couchée sur le sol ? Mais lorsqu'elle voulu bouger son corps ne lui obéit pas. Elle frissonna, sentant la vie la quitter. Elle jura, furieuse d'échouer ainsi puis, face à l'évidence, admit que c'était fini. L'image de sa fille endormie lui revint à l’esprit : elle ne connaîtrait jamais son appartenance à la culture slave.

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