084 Pierre Levras - Luthier

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   Hugues fut surpris par la modestie de la façade du magasin. Une enseigne annonçait « Pierre Levras et fils – instruments de musique ». Quelques instruments étaient exposés, tous contemporains. Il entra. Une jeune femme vint à sa rencontre.

   — Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ?

   — Je suis Monsieur Milton, j'ai rendez-vous avec Monsieur Levras.

   — Bien sûr, Monsieur Milton. Veuillez me suivre, s'il vous plaît..

Elle l’emmena dans un petit bureau. Derrière une grande table encombrée de croquis, se trouvait un vieux monsieur. Il était petit, maigre, mais son regard vif jaugea tout de suite son visiteur.

   — Monsieur Levras, voici Monsieur Milton.

   — Enchanté

   — Très Honoré.

   — Prenez place dans ce fauteuil, Monsieur Milton. J’ai cru comprendre que vous venez de loin.    — Oui, d’Ursianne précisément. Pour tout dire, cela faisait longtemps que je souhaitais vous rendre visite, mais j’attendais que mes affaires m’amènent à proximité.

   — Bien sûr. C'est un grand honneur pour moi de recevoir un visiteur venant de si loin. Je suppose que vous cherchez quelque chose de précis. Un instrument ? Une partition ?

   — Un instrument, plus précisément un violoncelle.

   — Votre demande n’est pas courante. Vous êtes musicien ?

   — Hélas non. J’apprécie la musique, mais, à mon grand désespoir, mes capacités devant un instrument sont très limitées. Je cherche un violoncelle pour ma filleule. Elle est persuadée que c’est l’instrument idéal pour elle.

   — Intéressant. Surprenant, mais intéressant. Sait-elle que l’apprentissage des instruments anciens est très rébarbatif ?

   — Oui, bien sûr. Mais elle a beaucoup de volonté, et je suis persuadé qu’elle peut y arriver.

   — A-t-elle de bonnes bases musicales ?

   — Elle suit des cours à l’école de musique depuis plus de quatre ans. Je trouve que ses interprétations sont bonnes, surtout au cytrium.

   — Ma demande va peut-être vous paraître déplacée, mais avez-vous une vidéo ou un enregistrement audio de cette jeune fille ?

Hugues sourit.

   — Oui. Tenez, il s’agit de son concours de fin de quatrième année.

Il lui tendit un cube mémoire. Monsieur Levras le plaça dans son lecteur et se carra dans son fauteuil pour écouter. Au bout de quelques mesures, il sourit.

   — La légende de Cassiopée, de Gustav Reinbach. Elle n’a pas choisi la facilité.

   — Elle ne veut jouer que des musiques qui lui parlent au cœur.

Le vieil homme écouta attentivement l’interprétation. Après la dernière note, il mit le lecteur en pose.

   — Comment s’appelle cette jeune personne ?

   — Christina Kalemberg-Marocco. Ses parents ne sont pas mariés, donc elle porte les deux noms.

   — Christina Kalemberg…murmura le vieil homme en manipulant son lecteur.

Il fouilla dans un tiroir de son bureau, et se pencha pour y consulter un document. Hugues ne put apercevoir de quoi il s'agissait. Le vieil homme se redressa, et fit rejouer plusieurs passages, fermant les yeux pour mieux s’imprégner de la musique.

   — Elle a une grande sensibilité. Remarquable pour une si jeune fille.

Il resta rêveur quelques instants.

   — Comprenez-moi, Monsieur Milton, le genre d’instrument que vous cherchez est très rare. Quelque soit l’argent que peut me rapporter sa vente, mon premier soucis est que mon instrument ait une vrai vie, qu’il soit utilisé et écouté, qu’il contribue à faire connaître notre patrimoine musical. J’ai déjà refusé des ventes à des collectionneurs, qui se seraient contentés de le mettre dans une vitrine. Pour moi, cela équivaut presque à le détruire : si personne ne peut l’écouter, il ne sert plus à rien, il n’existe plus. Votre filleule me paraît être quelqu’un de très intéressant. Suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose.

Intrigué, Hugues lui emboita le pas, jusqu'à la porte d'une sorte de petit studio d’enregistrement. Les murs et le plafond étaient tapissés d'un revêtement non réverbérant. Au milieu de la pièce deux simples chaises. Le vieil homme en désigna une pour son visiteur, puis il ressortit. Il revint quelques minutes plus tard avec un violoncelle. Il s’installa, vérifia que l'instrument était bien accordé, puis il se concentra quelques secondes. Lorsqu’il se mit à jouer, Hugues fut saisit par la façon dont le son de l’instrument envahissait son corps. Il ferma les yeux et se détendit. Christina avait raison : le violoncelle était un instrument exceptionnel. Le vieil homme interrompit son exécution au bout de deux minutes.

   — J’ai honte de jouer si mal d’un instrument si bon. Je ne suis que luthier, pas virtuose.

   — Cela n’a aucune importance. Je suis venu découvrir un instrument, et je dois dire que le son qui en sort est bien plus riche, écouté ainsi à moins d’un mètre, que dans les holos du musée.

   — Maintenant, je vais vous faire entendre un autre instrument.

Il s’absenta à nouveau quelques minutes, et revint avec un nouveau violoncelle, ressemblant comme deux gouttes d’eau au premier sur le plan de la forme, mais avec un vernis plus brillant. Lorsqu’il se mit à jouer, l’impression fut assez différente. Le son était plus clair, les notes plus détachées. Cet instrument se prêtait plus à la virtuosité qu'au lyrisme.

   — Qu'en dites-vous Monsieur Milton ?

   — La différence est stupéfiante. On pourrait même jouer du Lemitzh sur un tel instrument.

   — Effectivement, il existe des adaptations d’œuvres contemporaines pour violoncelle. Le premier instrument que je vous ai fait entendre, était un violoncelle authentique, de plus de quatre cents ans. J'en ai fini la restauration il y a peu de temps. Il s'agit d'une commande du service culturel d'une grande banque, qui destine l'instrument à un grand virtuose. Le deuxième est un instrument moderne, adapté à la musique contemporaine, tout en pouvant convenir aussi aux grands classiques du passé.

   — Il lui manque quand même quelque chose, je dirais qu’il n’a pas une âme comme l’instrument antique.

Le vieil homme regarda curieusement Hugues puis sourit.

   — C’est vraiment votre avis ?

   — A vrai dire, j’ai appris à écouter la musique à travers la sensibilité de ma filleule, et je suis sûr qu’elle vous aurait répondu ce que je viens de vous dire.

   — Vous ne me surprenez pas.

   — Hélas, je n’ai pas les moyens de lui acheter un instrument ancien authentique.

Monsieur Levras fronça les sourcils, comme si son visiteur avait prononcé des paroles incongrues. Il se leva et incita Hugues à le suivre.

   — Retournons dans mon bureau.

Ils se réinstallèrent dans la pièce précédente. Le luthier réfléchit un moment, les yeux dans le vague, puis questionna Hugues.

   — Vous semblez beaucoup aimer votre filleule ?

Hugues sourit.

   — Je n’ai jamais eu d’enfant. Elle est la fille de ma meilleure amie. J’ai assisté à sa naissance, et, depuis lors, j’essaie de jouer mon rôle de parrain le mieux possible, en particulier en ce qui concerne son éducation artistique.

   — Elle a bien de la chance d’avoir un parrain tel que vous.

   — C’est réciproque : c’est un grand bonheur pour moi de la voir heureuse et épanouie.

Le vieil homme hocha la tête pour montrer sa compréhension, puis il reprit, se penchant un peu en avant pour donner plus de poids à ses paroles :

   — Monsieur Milton, parlons vrai. Je pense sincèrement que votre filleule a un potentiel intéressant en tant qu’instrumentiste. Mon but, comme je vous l’ai déjà expliqué tout à l'heure, est de promouvoir mes instruments, beaucoup plus que de faire des affaires financières mirobolantes. J’ai en ma possession un violoncelle qui lui conviendrait parfaitement. C’est un instrument authentique, fabriqué sur la Terre il y a trois cent cinquante ans à peu près. Je serais heureux de donner à Christina l’opportunité de le faire vivre.

   — Mais comme je vous l’ai dit mes moyens…

   — Vous ne m’avez pas compris : je n’en fait pas une affaire strictement commerciale. Voici ma proposition : je vous confie l’instrument en location, location destinée principalement à couvrir les frais d’assurance de l’instrument. Sinon, bien sûr, vous pouvez toujours repartir avec une copie moderne, comme celle que jevous ai présentée tout à l’heure.

   — Vous me manipulez ! Avoir l’opportunité de fournir à ma filleule un tel instrument ne peut pas se refuser. Mais j’ai peine à croire que vous puissiez vous montrer si généreux. Après tout, vous ne connaissez pas ma filleule.

Monsieur Levras sourit et montra son lecteur.

   — Si, grâce à ceci je l'ai rencontrée, et j'en ai appris bien plus sur elle, qu'en une heure de discussion en tête à tête. Je vais cependant rajouter deux conditions. Tout d’abord, il est indispensable que Christina suive des cours auprès d’un spécialiste de cet instrument. Il y en a justement un excellent sur Ursianne. Je vous fournirai une lettre d’introduction, pour qu’il accepte cette nouvelle élève. Deuxièmement, je souhaite que vous me fournissiez un enregistrement vidéo ou holographique de votre filleule, jouant de mon instrument, disons deux fois par an. Si l’une de ces deux conditions n’était pas respectée, je me verrais contraint de récupérer l’instrument. J’agirais de même s’il s’avérait que cette jeune fille n’a pas le niveau requis, pour justifier l’utilisation d’un instrument de cette qualité, jugement porté, soit par son professeur, soit par l’écoute des enregistrements holos que je vous ai demandé.

Hugues écarta les mains, embarrassé.

   — En venant chez vous, je savais trouver un homme de l’art de grande qualité, mais je n’osais espérer une offre aussi généreuse. J’accepte bien volontiers vos conditions, d’autant plus que je connais suffisamment Christina pour être sûr qu’elle saura se montrer digne de la chance que vous lui accordez.

   — Ne lui mettez surtout pas la pression. Sa démarche doit être volontaire.

Hugues sourit.

   — En fait, je crois surtout qu’il sera difficile de l’empêcher de tout sacrifier au violoncelle.

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