087 Vocations multiples
La scène du petit théâtre de quartier avait été décorée de guirlandes en papier crépon. Au fond, un décors représentait la place d'un village, vestige du dernier spectacle produit ici.
Mais aujourd'hui, la fête de l’école battait son plein. Trois filles et deux garçons venaient d’interpréter un petit sketch. Le talent n’était pas vraiment au rendez-vous, mais le public de parents et de copains, indulgent, applaudissait sans distinction tous les participants, qui saluaient bien bas, sérieux comme des professionnels.
C’était maintenant le tour de Christina. Elle s’avança toute seule vers le milieu de la scène, son curieux instrument à la main. Des murmures saluèrent son entrée, mais lorsqu’elle s’installa sur sa chaise, son violoncelle entre les jambes, des jeunes-filles pouffèrent, trouvant l’attitude aussi disgracieuse qu’équivoque. Sans se laisser déconcentrer, Christina commença à jouer la suite de Bach qu’elle avait soigneusement répétée les jours précédents.
Les murmures se turent, et une certaine émotion plana dans la salle. Cette musique étrange, venue des siècles passés, troublait un public pourtant peu au fait de la musique ancienne. Lorsque son exécution fut terminée, quelques secondes de silence s’écoulèrent avant que les applaudissements fusent, plus nourris, plus spontanés que précédemment sembla-t-il à Hugues. Mais son imagination lui jouait peut-être des tours. Christina salua rapidement le public, avant de retrouver en coulisse son parrain et ses parents. Hugues la débarrassa de son volumineux instrument.
— Alors, tu es contente ? Tu as eu du succès !
La jeune fille le regarda sans sourire.
— Ce n’est pas ça l’important.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui est important pour toi ?
— C’est qu’ils aient aimé.
Hugues se tut, ne sachant que répondre à cette fille si sérieuse et si mure pour son âge. Il entendit Christa maugréer, hélas suffisamment fort pour que la jeune musicienne entende :
— Quelle bêcheuse…
Hugues profita de son passage sur Ursianne entre deux croisières, pour emmener sa filleule à son cours de violoncelle. Comme ils étaient arrivés en avance, il restèrent dans l’antichambre. A travers la paroi leur parvenait l’écho de la leçon précédente.
— C’est Elise Manet qui joue. Elle a toujours sa leçon juste avant moi.
— Tu la connais bien ?
— Non, on se croise, c’est tout. On a du discuter une fois ou deux.
— Elle est vieille ?
— Non, elle a mon âge. Je crois que l’on est né la même année, à une période d'écart seulement.
— Et vous jouez toutes les deux du violoncelle ? C’est amusant comme le hasard fait les choses. Il a d’autres élèves ton professeur ?
— Oui, un garçon, Leone Latres. Il doit avoir à peu près notre âge lui aussi.
— Latres ? Ce nom me dit quelque chose.
— Il est marrant : il a la peau très bronzée et les cheveux crépus. Il est toujours en train de rire et de plaisanter. Même que notre prof lui reproche de ne pas être assez concentré. Mais je trouve qu'il joue déjà très bien. Ah, ça y est, c’est mon tour.
— Vas-y, je t’attends là. Je crois que ton professeur n’aime pas que l’on accompagne ses élèves dans la salle de cours.
Une fois seul Hugues réfléchit à ce nom de Latres. Il visualisait une femme métisse, petite et énergique, mais il ne se rappelait plus où il l’avait vu. La petite Manet s’était assise sur une chaise, de l’autre coté de la pièce, attendant que l’on vienne la chercher. Une femme blonde platine fit bientôt son apparition. Grande, très droite, gracieusement perché sur des talons remarquablement hauts. Hugues la reconnu : c'était elle qui était passée à la maison du bébé, après l'accouchement de Christa. Elle embrassa sa fille, puis se dirigea vers lui en lui tendant la main.
— Isabelle Manet. Il me semble vous avoir déjà rencontré.
— Hugues Milton. Je suis le parrain de Christina Kalemberg.
— Kalemberg ? C’est cela. On s’est vu à la maison du bébé. Nous avons accouché à quelques jours d’intervalle Mme Kalemberg et moi.
— Vous avez bonne mémoire. C’est amusant que votre fille et Christina jouent du même instrument.
— Effectivement. Pour Élise c’était une obsession. Elle nous a tellement parlé du violoncelle que, finalement, nous avons craqué. Et votre filleule, ça lui plaît ?
— Pour elle aussi c’est une passion. J’y pense, vous rappelez-vous d'une Mme Latres ?
— Ce nom me dit quelque chose. Ce n’était pas une petite femme brune qui était à la maison du bébé en même temps que nous ?
— Il me semblait bien, mais je n’en étais pas sûr.
— Vous l’avez rencontrée ?
— Non, mais je sais que son fils prends aussi des leçons ici.
— C'est amusant. Transférez mes amitiés à Mme Kalemberg.
— Je n’y manquerai pas.
De nouveau seul, Hugues reprit le fil de ses réflexions. Trois enfants nés quasiment en même temps et dans le même lieu, qui jouent tous du même instrument, un instrument ancien de surcroît. Quelle était la probabilité pour que cela se produise ? Une chance sur un million ? Certainement beaucoup moins encore. Bizarre. Ne trouvant pas d'explication plausible il haussa les épaules, mal à l'aise devant ce mystère.
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