088 Repérages

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   L'activité était intense autour du chantier de construction. Il ressemblait de loin à une fourmilière. Un immeuble de bureau de quarante étages devait bientôt se dresser à la place du terrain vague, sur lequel une noria de camions soulevaient des nuages de poussière impressionnants. A l'entrée du chantier, des bureaux avaient été installés dans une structure démontable. Alberto Tarlado y régnait en maître redouté. Il représentait la direction de la société de construction « Dafora & fils » et n'avait de compte à rendre qu'au bureau des architectes. Sa devise était : « Tout ce qui est prévu en dix jours peut être fait en huit ! ». Les ouvriers n'avaient qu'à baisser la tête et travailler encore plus fort. Ceux qui n'étaient pas d'accord pouvaient partir, la main d'œuvre ne manquait pas.

Tenos et ses dernier lieutenants, Redo et Neja, avait préparé une expédition punitive, aidé par un groupe de syndicalistes locaux impuissants à faire bouger les choses légalement. Un premier ultimatum avait été envoyé à la direction de l'entreprise « Dafora & fils ». En réponse, celle-ci avait licencié une vingtaine d'ouvriers, certains pour des motifs discutables, voire imaginaires. L'épreuve de force était donc lancée. Évidemment, Alberto Tarlado était la cible idéale, et tout le monde le savait. Il était donc protégé à son domicile et lors de ses déplacements.

Tenos, couché sur le toit en terrasse d'un immeuble voisin, examinait l'entrée du chantier avec une paire de jumelles. Un camion s'y présenta. Son chauffeur tendit son ordre de mission à l'employé qui surveillait le trafic. Au moment de repartir, il fit une fausse manœuvre et cala. Les camionneurs, qui attendaient derrière, se mirent à klaxonner. Tenos vit Tarlado sortir de son bureau, pour venir invectiver le chauffeur maladroit, avec force gestes des bras. Il resta pensifs quelques instants, puis se retourna pour passer les jumelles à Neja. Celui-ci examina à son tour la scène et hocha la tête. Il remonta un peu ses jumelles pour les braquer sur la porte du bâtiment.

   — Deux gardes. Ils ont l'air de s'ennuyer à mourir. Pas très vigilants les vigiles !

Redo arrêta de filmer. Tenos se recula lentement, sans se redresser, pour ne pas être aperçu de la rue.

   — On rentre. Je pense que nous avons tous une petite idée derrière la tête. Il faut examiner avec attention la vidéo, pour être sûr de la faisabilité.

Ils quittèrent leur point d'observation en silence.

Tenos sentait sur ses épaules la terrible responsabilité qu'il allait devoir endosser une fois de plus. La mort de Lota avait été un électrochoc. Il lui était apparu qu'elle était dans le vrai en prônant l'usage de la violence. Et si elle même n'avait pas pu aller au bout de son combat, c'était parce qu'il n'y avait pas vraiment cru, et ne l'avait pas assez soutenue. Sa décision de changer de tactique n'était pas motivée par un désir de vengeance. Lota connaissait les risques, les avaient acceptés, et les forces spéciales n'étaient pas payées pour réfléchir mais pour agir. Non, simplement c'était la seule solution qui s'offrait à lui, pour débloquer une situation devenue intenable pour les ouvriers du chantier. Les entreprises exerçaient un véritable chantage sur leurs employés, usant d'intimidations verbales, voire physiques, pour les garder en quasi esclavage. Le seul moyen de faire vaciller cette citadelle, était de leur emprunter leurs méthodes, et de répondre coup pour coup. Croupir trente ans dans une prison comme Alma, ou mourir comme Lota, ne changeait pas grand chose pour la personne concernée. Par contre, dans le deuxième cas, ses chances d'obtenir un résultat si petit soit-il étaient meilleures, ou plutôt moins minces. Car il ne se faisait pas d'illusion : cette bataille était celle du pot de terre contre le pot de fer.




Deux heures plus tard, il arrivait à l'appartement qu'il occupait, évidemment, sous un nom d'emprunt. Dana vint lui ouvrir avec un grand sourire. C'était la nounou d'Irina. Il l'avait embauché à la mort de Lota, et depuis elle le suivait partout. Ce n'était pas à proprement parler une beauté, mais elle rattrapait cela par une bonne humeur permanente, une grande disponibilité, et une patience inaltérable. Et de la patience il en fallait pour supporter cette petite diablesse d'Irina. De plus, elle était amoureuse de lui ! Au début, il avait fait semblant de ne pas s'en apercevoir, de ne pas comprendre les sous-entendus et les perches tendues. Mais, comme dit le dicton populaire, « ce que femme veut, Dieu le veut ». A force de se côtoyer et de se tourner autour, ils avaient fini par « le faire ». Et depuis, elle était sa maîtresse. Discrète, elle n'essayait pas de savoir ce qu'il faisait, n'exprimait jamais un avis politique, faisait comme s'il était un simple représentant de commerce. Mais lorsque, excédé, il se lançait dans de grandes diatribes contre les multinationales, les hommes politiques ou la passivité de ses concitoyens, elle le laissait parler sans rien dire, jusqu'à ce que le flot de bile soit tari. Elle revenait alors vers lui en souriant, et d'une caresse ou d'un baiser lui faisait oublier les causes de sa rancœur.

La première chose qu'il lui demanda, fut des nouvelles de sa fille. Elle avait cassé un vase en jouant à la guerre, occupation qu'elle préférait de beaucoup à la poupée. A l'école, elle était toujours avec les garçons. Ils n'avaient pas intérêt à faire allusion à son appartenance au sexe dit faible s'ils ne voulaient pas recevoir une correction. Même les plus grands ne lui faisaient pas peur : elle savait qu'elle n'aurait pas le dessus, mais qu'elle aurait le temps de leur laisser quelques « souvenirs » cuisants. Tout était bon pour elle : morsure, coup de pied...

Maintenant, enfin épuisée, elle dormait à poings fermés. Tenos passa la voir dans sa chambre, et lui déposa un baiser sur le front, avant de retourner à la cuisine pour le repas du soir. Il expliqua à Dana que, bientôt, ils allaient encore devoir déménager. D'habitude, elle ne faisait aucun commentaire. Mais là, elle eut l'air soucieuse. Étonné, il lui en demanda la raison. Elle protesta d'abord en essayant de le rassurer. Mais il avait senti son malaise et ne lâcha pas le morceau. Elle soupira, et après une dernière hésitation, lui déclara à voix basse, sans oser le regarder en face :

   — Je viens d'en avoir la confirmation aujourd'hui : je suis enceinte.

A son grand soulagement la réaction de Tenos fut positive. Un grand sourire illumina son visage et il s'empressa de la questionner.

   — C'est vrai ? Tu attends un enfant de moi ?

Elle sourit.

   — Bien sûr, de qui veux-tu d'autre ?

   — Tu te moques de moi parce que tu vois que je suis heureux de cette nouvelle. C'est magnifique. Rien ne peux mieux couronner l'amour d'un homme et d'une femme qu'un enfant.

Il se leva et vint l'embrasser et la serrer dans ses bras.

   — Je suppose que tu l'as voulu, et que tu n'as pas osé m'en parler. Je suis si impressionnant que cela ?

   — Non, je te connais trop bien pour m'inquiéter de ton caractère bourru. Je t'aime, je sais que tu m'aimes, alors il n'y a pas de problème.

   — Pourtant, tu ne m'a rien dit ?

Elle baissa a tête et hésita avant de répondre :

   — C'est un accident. je ne l'ai pas fait exprès, je te le jure !

Elle redressa vivement la tête et le regarda dans les yeux.

   — Mais maintenant qu'il est là, je veux le garder. Cela te fâche ?

Il y avait une pointe de défi dans sa voix, ce qui était très inhabituel chez elle.

   — Rassure-toi, je ne suis pas fâché, au contraire. Qu'est-ce qui te préoccupe alors ? Seulement l'appréhension de me l'avouer ?

   — Non, il s'agit de notre avenir à tous : toi, moi, Irina, le bébé. La vie que nous menons est déjà compliquée à vivre avec une petite fille, mais ce sera encore autre chose avec une femme enceinte, et plus tard un bébé. Nous allons avoir plus de frais. Les finances ne sont pas fameuses. Dès que j'aurai accouché, je chercherai du travail. J'envisage sérieusement d'être assistance maternelle, et de garder des enfants à la maison. Je pourrai ainsi m'occuper des nôtres en même temps. Mais pour cela, il faudrait justement que nous arrêtions de déménager tout le temps.

Tenos se rassit lourdement. Après l'euphorie première, c'était la douche froide. Bien sûr, elle avait raison. Il ne pouvait pas continuer à se comporter comme il le faisait, en ayant une famille à protéger. Mais, d'un autre coté, il avait des engagements. Des gens prenaient les mêmes risques que lui, dont certains étaient mariés. Il secoua la tête, déchiré entre son engagement militant et son attachement pour sa petite famille qui allait s'agrandir. Il aurait tant voulu s'en réjouir librement

   — C'est vrai, j'aurais dû y penser plus tôt. En vous gardant auprès de moi tout le temps, j'ai été égoïste. Nous allons déménager le plus tôt possible, dans un coin reculé, loin de mes objectifs habituels. Cela m'obligera à m'absenter souvent, mais au moins vous ne serrez pas en danger toutes les deux... Pardon, je voulais dire tous les trois. Çà m'ennuie quand même, qu'en plus de tout ce que tu assumes déjà, tu sois obligée de travailler. J'aimerais te donner beaucoup plus, parce que tu le mérites. Mais au lieu de ça, c'est toi qui va devoir gagner de l'argent... J'ai l'impression de ne pas être à la hauteur...

   — Ne dis pas cela : je connaissais très bien notre situation, mais aussi le but que tu t'étais fixé. Je t'aime comme tu es, et il n'est pas question que tu laisses tomber ta mission. Je sais que c'est toute ta vie, et je l'accepte en connaissance de cause.

Ému, Tenos la serra encore dans ses bras.

   — Je crois que je ne mérite pas une femme comme toi.

   — Je crois, au contraire, que c'est à moi de faire tout ce que je peux pour t'aider, en t'épargnant tous les soucis familiaux. Je suis fière de vivre dans l'ombre d'un homme comme toi. Et je suis tellement heureuse lorsque tu rentres, et que tu me prends dans tes bras. Ne t'inquiète pas, je vais te faire un beau bébé, et tout ira bien.

Ils restèrent enlacés un moment. Tenos pensa à l'ironie de la situation : le jour où il décidait de la mort d'un homme, il apprenait qu'un autre allait bientôt naître. Cela était-il dans l'ordre des choses, ou, au contraire, ce petit être innocent devrait-il payer pour les crimes de son père ?

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